La théorie du parti de Lénine

Les écrits de Lénine sur les problèmes d’organisation du Parti social-démocrate russe dans la période 1900-1904 – en particulier Que faire ? (1902) et Un pas en avant, deux pas en arrière (1904) – constituent un ensemble cohérent, exprimant une conception typiquement « centraliste » du mouvement socialiste.

On explique habituellement cette tendance par les « sources russes du bolchévisme » : le machiavélisme et l’omniscience des chefs dans Netchaïev, le « subjectivisme » de Lavrov et Mikhailovsky, le jacobino-blanquisme de Tkatchev, etc [1].   En effet, il est indiscutable que les traditions du XIXe siècle russe – surtout la structure conspirative du groupe terroriste Narodnaïa Volia ( « La volonté du peuple ») – sont un des cadres socioculturels des théories développées dans Que faire ? Lénine lui-même le reconnaît, dans la mesure où il ne cache pas son admiration pour le groupe Terre et Liberté (précurseur de la Narodnaïa Volia formé en 1876 par les populistes et Plekhanov), qu’il considère comme une « excellente organisation », « qui devrait nous servir de modèle à tous » [2]. Enfin, les héritiers directs des « narodniki », les social-révolutionnaires, futurs ennemis mortels du bolchévisme, approuvaient chaleureusement le centralisme de Lénine avant 1905 [3].

Cependant, il faut se garder des caricatures du genre : « Lénine égale Netchaïev ». Surtout, il ne faut pas oublier que les « sources » n’expliquent pas grand-chose, mais demandent, au contraire, à être expliquées. Autrement dit, il faut montrer pourquoi Lénine s’est inspiré, précisément dans la période 1901-1904, des schémas centralistes des « blanquistes » russes du XIXe siècle. Il nous semble que c’est dans les conditions particulières du mouvement social-démocrate russe avant 1905 qu’il faut chercher les bases sociales des théories de Lénine :

a) caractère isolé, fermé, extrêmement minoritaire et débutant de la social-démocratie, réduite à quelques petits cercles de « révolutionnaires professionnels », relativement coupés d’un mouvement de masse, alors de tendance plus « économiste » que politique ;

b) dispersion, division et désorganisation des noyaux social-démocrates ;

c) clandestinité rigoureuse du mouvement face à la répression policière du régime tsariste et, par conséquent, caractère restreint, « professionnel » et non démocratique de l’organisation. D’ailleurs, Lénine lui-même présente les exigences de la lutte clandestine comme une des principales justifications de ses thèses centralistes[4].

d) le combat des dirigeants social-démocrates rassemblés dans la vieille Iskra d’avant 1903 – et de Lénine en particulier – contre la tendance « économiste » (Martynov, Akimov, les journaux Rabotachaia Mysl et Rabotchéié Diélo), qui tendaient à réduire le mouvement ouvrier au syndicalisme et à la lutte pour les réformes, en refusant de mettre le combat politique révolutionnaire à l’ordre du jour. Les « économistes » se caractérisaient par le culte de la spontanéité trade-unioniste des masses ouvrières non politisées et niaient par conséquent le besoin d’une organisation clandestine centralisée. Plus tard, Lénine soulignera à plusieurs reprises que l’on ne peut comprendre Que faire ? que dans le contexte spécifique d’une polémique contre l’ « économisme ».

Le fondement théorique plus général des conceptions organisationnelles de Que faire ? et d’Un pas en avant, deux pas en arrière est la distinction radicale que Lénine établit entre deux formes de la conscience de classe du prolétariat, diverses par leur nature et par leur origine historique : a) les formes « spontanées » de cette conscience, qui jaillissent organiquement des premières luttes prolétariennes, au début avec un caractère émotionnel – « expression de désespoir et de vengeance » – pour atteindre plus tard leur plein développement dans la « conscience syndicale », c’est-à-dire dans la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, lutter contre les patrons, exiger du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc.[5].

Ces réactions constituent le niveau le plus élevé de la conscience que la classe ouvrière saurait atteindre par elle-même, livrée à ses propres forces, à l’intérieur de la sphère limitée des luttes économiques et des rapports entre ouvriers et patrons. Même quand cette conscience prend un caractère politique, elle reste entièrement étrangère à la politique socialiste, se limitant à la lutte pour des réformes juridico-économiques (droit de grève, lois de protection du travail, etc.) ; b) la conscience social-démocrate, qui ne surgit pas spontanément dans le mouvement ouvrier, mais y est introduite « du dehors » par les intellectuels socialistes, originaires des classes possédantes. Elle ne s’impose qu’à travers un combat idéologique, contre la spontanéité et les tendances trade-unionistes du prolétariat, qui le mènent à l’asservissement à l’idéologie bourgeoise [6].

La conscience socialiste est, essentiellement, la conscience de l’antagonisme fondamental entre les intérêts du prolétariat et le régime politico-social existant. Elle n’attire pas seulement l’attention de la classe ouvrière sur elle-même, mais aussi sur les rapports de toutes les classes entre elles, sur l’ensemble de la société de classes, insérant chaque événement singulier dans le tableau général de l’exploitation capitaliste [7].

C’est à partir de cette analyse de la structure de la conscience de classe du prolétariat que Lénine va construire sa théorie du parti, qui se propose d’institutionnaliser, en termes organisationnels, les différents niveaux de conscience.

Tout d’abord, Lénine établit une ligne de démarcation nette entre le parti et la classe, l’avant-garde-organisation et le mouvement-masse, la minorité consciente et la majorité hésitante au sein du prolétariat, tout en cherchant à créer des liens entre les deux compartiments. Dans Un pas en avant, deux pas en arrière, il suggère cinq niveaux hiérarchisés selon le degré d’organisation et de conscience. Dans le parti : 1) les organisations de révolutionnaires (professionnels) ; 2) les organisations d’ouvriers (révolutionnaires). Hors du parti : 3) les organisations d’ouvriers se rattachant au parti ; 4) les organisations d’ouvriers ne se rattachant pas au parti, mais soumises en fait à son contrôle et à sa direction ; 5) les éléments non organisés de la classe ouvrière qui obéissent, pendant les grandes manifestations de la lutte des classes, à la direction de la social-démocratie [8].

Les principes qui constituent le schéma des rapports entre le parti et les masses sont également appliqués par Lénine à la structure interne de l’organisation révolutionnaire par l’élaboration des règles suivantes :

a) le contenu politique de la lutte social-démocrate et la clandestinité obligatoire de son action exigent que l’organisation des révolutionnaires englobe « avant tout et principalement des hommes dont la profession est l’action révolutionnaire », au contraire des grandes organisations adaptées à la lutte économique, qui doivent être le plus larges possible [9].

b) pour les mêmes raisons, il est impossible de donner un caractère « démocratique » au parti (avec élections, contrôle sur les dirigeants, etc.). La structure du parti doit être « bureaucratique » et centraliste, fondée sur le principe de construction du parti du « sommet à la base », de « haut en bas ». Le démocratisme, l’autonomisme et le principe d’organisation « de la base au sommet » sont l’apanage de l’opportunisme dans la social-démocratie [10].

c) par conséquent, la direction du parti doit être entre les mains d’un groupe de chefs « fermes et résolus », « professionnellement préparés et instruits par une longue pratique ». Les pires ennemis de la classe ouvrière sont les démagogues qui sèment la méfiance à l’égard des chefs et éveillent « les instincts mauvais, les instincts de vanité » de la foule [11].

d) finalement, une discipline de fer doit régler la vie interne du parti, discipline pour laquelle les ouvriers sont naturellement préparés par l’ « école de la fabrique », mais à laquelle la petite-bourgeoisie, anarchique du fait de ses propres conditions d’existence, cherche à échapper [12].

Face à ses adversaires dans la social-démocratie, qui l’accusaient de « jacobinisme » sur le plan organisationnel, Lénine répondait que le social-démocrate révolutionnaire n’était autre chose qu’un « jacobin lié indissolublement à l’organisation du prolétariat » [13].

Sans doute les écrits de Lénine pendant la période 1902-1904 constituent-ils un tout cohérent, qui doit être étudié en tant que tel. Mais, ce tout constitue-t-il « l’essence du bolchévisme » ou « l’expression accomplie du léninisme », comme le prétendent beaucoup de ses partisans et de ses adversaires ?

Pendant l’époque « stalinienne », Que faire ? a été traduit et diffusé dans l’ensemble du mouvement communiste international comme le dernier mot de Lénine sur les problèmes d’organisation [14]. Or, en 1921, Lénine considérait la traduction de cette œuvre comme « non désirable » et exigeait qu’une éventuelle publication en langues non russes fût accompagnée au moins d’ « un bon commentaire », « pour éviter de fausses applications » [15] ! Dès 1907, dans une nouvelle préface, Lénine émettait des réserves sur ce texte, soulignant qu’il contenait des expressions « plus ou moins maladroites ou imprécises », qu’il ne devait pas être détaché « de la situation déterminée qui lui a donné naissance, à une période déjà lointaine du développement de notre parti », enfin qu’il est « une œuvre de polémique dirigée contre les erreurs de l’économisme et c’est de ce point de vue qu’il faut l’apprécier ». Par ailleurs, Lénine proclame n’avoir jamais songé à « ériger en programme, en principes spéciaux, les formules de Que faire ? » Il suggère que ces formules correspondaient à l’époque où la social-démocratie était enfermée dans le cadre étroit des « cercles », et il ajoute : « Seule l’affluence des éléments prolétariens dans le parti, ainsi que l’action de masses ouverte fera disparaître toute trace de la mentalité des cercles, laquelle ne serait présentement qu’une entrave. Et le principe d’une organisation démocratique, proclamé par les bolcheviks, en novembre 1905, dans la Novaia Jizn, dès que les circonstances eurent permis l’action ouverte, a été déjà, au fond, une rupture sans retour avec ce qu’il y avait de périmé dans les anciens cercles » [16].

De toute évidence, ce changement profond des thèses de Lénine entre 1904 et 1907 est en rapport étroit avec un événement historique qui se situe entre ces deux dates et qui a montré la prodigieuse initiative politique des masses ouvrières russes : la révolution de 1905-1906. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les écrits de Lénine pendant 1905, qui esquissent toute une nouvelle vision d’ensemble du mouvement ouvrier et social-démocrate, conception qui n’est pas éloignée, par moments, de celle de Rosa Luxemburg.

Tout d’abord, Lénine ne parle plus de conscience « introduite du dehors », mais d’une prise de conscience des masses par leur propre pratique, par leur expérience révolutionnaire concrète : « Les masses […] interviennent activement sur la scène et combattent. Ces masses s’éduquent par la pratique, sous les yeux de tous, à force d’essais, de tâtonnements, de jalonnements, en se mettant à l’épreuve et en mettant à l’épreuve leurs idéologues. […] On ne pourra jamais rien comparer, quant à l’importance, à cette éducation directe des masses et des classes dans le cours même de la lutte révolutionnaire » [17]. Dans son célèbre article de janvier 1905, « Le début de la révolution en Russie », il écrit, à propos du « dimanche sanglant » du 9 janvier à Saint-Pétersbourg : « L’éducation révolutionnaire du prolétariat a fait, en l’espace d’un jour, plus de progrès qu’elle n’en aurait pu faire en des mois et des années d’existence monotone, grise et soumise » [18]. Il va jusqu’à affirmer, vers la fin de 1905, que « la classe ouvrière est instinctivement, spontanément social-démocrate, et plus de dix ans de travail de la social-démocratie ont fait beaucoup pour transformer cette spontanéité en conscience » [19]. Il voit maintenant le rapport entre les dirigeants et la classe sous une lumière nouvelle et souligne, dans un commentaire de 1906 sur l’insurrection de Moscou (décembre 1905) que « la modification des conditions objectives de la lutte et, par suite, la nécessité de passer de la grève à l’insurrection ont été senties par le prolétariat avant de l’être par ses dirigeants. La pratique, comme toujours, a précédé la théorie » [20].

Une nouvelle conception du rapport entre le parti et les masses apparaît donc chez Lénine, qui souligne avec insistance le rôle décisif de l’initiative propre des masses : « L’initiative des ouvriers eux-mêmes va maintenant se manifester dans des proportions dont nous n’osions rêver, hier encore, dans notre illégalité et nos ‘petits cercles’ de militants » [21]. C’est pour cette raison qu’il propose – à l’encontre des « comitards » du parti – la transformation du Soviet de députés ouvriers en centre politique de la révolution, en gouvernement provisoire révolutionnaire. Il esquisse même une proclamation publique de ce futur gouvernement, autour du thème central suivant : « Nous ne nous isolons pas du peuple révolutionnaire, mais au contraire, nous soumettons à son verdict chacun de nos pas, chacune de nos décisions ; nous nous appuyons entièrement et exclusivement sur l’initiative libre qui émane des propres masses laborieuses » [22].

Enfin, le « cours nouveau » se manifeste aussi au niveau de l’organisation interne du parti, qui reçoit l’adhésion en masse d’ouvriers révolutionnaires. Un IVe congrès du Parti est convoqué, et Lénine exige que des délégués des nouveaux adhérents ouvriers y soient admis, à côté des représentants des anciens « comités ». D’ailleurs, il voit dans la décision de convoquer le IVe congrès « un pas décisif vers l’application entière du principe démocratique dans nos organisations » [23].

Il est instructif de comparer l’attitude de Lénine face à l’éclatement de la révolution en janvier 1905 avec celle de Staline, qui est typique des « comitards » du parti : dans un tract adressé aux « ouvriers du Caucase », ce dernier écrivait en effet : « Tendons-nous la main et serrons-nous autour des comités du parti ! Nous ne devons pas oublier un instant que seuls, les comités du parti peuvent nous diriger dignement : eux seuls sauront nous éclairer la route qui mène à cette ‘terre promise’ : le monde socialiste ! » [24].

À la même époque, Lénine appelait à la formation de comités révolutionnaires – c’est-à-dire de comités où se rassembleraient tous les révolutionnaires, social-démocrates ou non – « dans chaque fabrique, dans chaque quartier, dans chaque bourgade importante » [25] [25].

Notes

[ 1] Voir M. Collinet, Du bolchévisme, Paris, Le Livre contemporain, Amiot-Dumont, 1957 ; Nicolas Berdiaev, Les Sources et le sens du communisme russe, Paris, Gallimard, 1963 ; D. Shub, Lenin, New York, Mentor Book, 1951 ; G. Lichtheim, Marxism, New York, Praeger, 1962.

[ 2] V. I. Lénine, Que faire ? Moscou, Éditions en langues étrangères, 1958, p. 151.

[ 3] Voir I. Deutscher, Trotsky. I – Le Prophète armé, Paris, Julliard, 1962, p. 137. L’un d’eux écrivait à propos de Que faire ? : « Ici s’efface toute la ligne de démarcation entre les narodo-voltny et les social-démocrates » (Que faire ? Paris, Seuil, 1966, p. 248, « ‘Que faire ? ’ et les socialistes révolutionnaires »).

[ 4] V. I. Lénine, Que faire ? op. cit., pp. 132, 139, 156, 164, etc.

[ 5] Ibid., pp. 33-34.

[ 6] Ibid., pp. 34, 43, 45. À l’origine, la thèse de l’introduction du socialisme « du dehors » n’est pas de Lénine, mais de Kautsky.

[ 7] Ibid., pp. 34, 78.

[ 8] V. I. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, Paris, Éditions Sociales, 1953, p. 39.

[ 9] V. I. Lénine, Que faire ? op. cit., p. 127.

[ 10] V. I. Lénine, Un pas en avant…, op. cit., pp. 6, 78, 86.

[ 11] V. I. Lénine, Que faire ? op. cit., p. 136.

[ 12] V. I. Lénine, Un pas en avant…, op. cit., pp. 73-74.

[ 13] Ibid., p. 66.

[ 14] Dans l’histoire du PCUS (b), écrite sous l’inspiration directe de Staline, il est dit que « les thèses théoriques exposées dans Que faire ? sont devenues le fondement de l’idéologie du parti bolchevik » (voir History of the CPSU (b), Moscou, Short Course, 1939, p. 38).

[ 15] T. Cliff, Rosa Luxemburg, London, International Socialism, 1959, p. 48.

[ 16] V. I. Lénine, Préface (1907), in Que faire ? Paris, Librairie de l’Humanité, 1925, pp. IX-XV.

[ 17] V. I. Lénine, « Journées Révolutionnaires » (janvier 1905), in Œuvres complètes, Paris, Éditions Sociales Internationales, 1928, vol. VII, p. 105.

[ 18] V. I. Lénine, Œuvres, Paris, Éditions Sociales, 1964, tome VIII, p. 90.

[ 19] V. I. Lénine, « De la réorganisation du Parti » (1905), in Œuvres complètes, Paris, Éditions Sociales Internationales, 1928, vol. VIII, p. 472 (souligné par nous). Voir aussi l’article de novembre 1905, « Parti socialiste et révolutionnaires sans parti » : « La situation particulière du prolétariat dans la société capitaliste conduit à ce fait que l’aspiration des travailleurs au socialisme et à leur union avec un parti socialiste surgit avec une force spontanée dès les premières étapes du mouvement » (in R. Garaudy, Lénine, Paris, P. U. F., 1968, pp. 27-28).

[ 20] Dans un essai de 1907, Lénine compare l’attitude de Marx envers la Commune avec celle des dirigeants social-démocrates envers la révolution de 1905 et il s’écrie : « Marx estime par-dessus tout l’initiative historique des masses. Ah ! si nos social-démocrates russes avaient appris chez Marx à apprécier l’initiative historique des ouvriers et des paysans russes en octobre et en décembre 1905 ! ».

[ 21] V. I. Lénine, « De la réorganisation du Parti », in Œuvres, VIII, op. cit., p. 472.

[ 22] V. I. Lénine, « Our tasks and the soviet of workers’ deputies », Collected Works, Moscow, Foreign Languages Publishing House, 1962, p. 27.

[ 23] V. I. Lénine, « De la réorganisation du Parti », in Œuvres, VIII, op. cit., pp. 467-469.

[ 24] J. Staline, « Ouvriers du Caucase, il est temps de se venger ! », in Œuvres, Paris, Éditions Sociales, tome I, 1954, p. 78.

[ 25] V. I. Lénine, « Le début de la Révolution en Russie » (janvier 1905), in Œuvres, Éditions Sociales, tome VIII, 1964, p. 92.

 

Extrait d’un texte paru dans Actuel Marx 2009/2 (n° 46)

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