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Théorie et pratique : quand Marx rencontre Bourdieu

Ce texte du sociologue Michael Burawoy est la traduction du chapitre 2 d’un livre écrit en collaboration avec Karl Von Holdt, intitulé : Conversations with Bourdieu : The Johannesburg Moment (Johannesburg : University of Witwatersrand Press, 2011). Michael Burawoy est actuellement professeur à l’université de Californie (Berkeley), et président de l’International Sociological Association. Il est notamment l’auteur de Manufacturing Consent : Changes in the Labor Process Under Monopoly Capitalism (Chicago : University of Chicago Press, 1979), et de The Politics of Production : Factory Regimes Under Capitalism and Socialism (Londres : Verso, 1985).

 

« Le succès historique de la théorie marxiste, la première des théories sociales à prétention scientifique qui se soit aussi complètement réalisée dans le monde social, contribue ainsi à faire que la théorie du monde social la moins capable d’intégrer l’effet de théorie – qu’elle a plus qu’aucune autre exercé – représente sans doute aujourd’hui le plus puissant obstacle au progrès de la théorie adéquate du monde social auquel elle a, en d’autres temps, plus qu’aucune autre contribué » (Pierre Bourdieu, « Espace social et genèse des classes », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 52-53, 1984, p. 12).

 

Que dit Bourdieu ici ? Le succès historique du marxisme est d’avoir constitué l’idée de classe à partir d’un ensemble d’attributs partagés par un regroupement arbitraire de personnes, ce qu’il appelle « la classe sur le papier ». Avec la contribution de partis, de syndicats, d’une presse et d’une propagande – « un immense travail historique d’invention théorique et pratique, à commencer par Marx lui-même »[1] – le marxisme est bel et bien parvenu à faire exister la classe ouvrière en tant qu’acteur réel de l’histoire, acteur dont l’existence n’aurait été que potentielle sans cela. Cependant, le marxisme ne pensait pas construire la classe ouvrière, mais plutôt découvrir et mettre en évidence la pré-existence d’une classe objective, destinée à opérer des transformations historiques à son image. Le marxisme ne disposait pas des moyens de comprendre son propre effet – « effet de théorie » – sans lequel il n’y aurait pas de « classe ouvrière ». En bref, le marxisme ne comprenait pas son propre pouvoir, le pouvoir de ses symboles, et passait ainsi à côté de l’importance de la domination symbolique.

Mais pourquoi le marxisme constitue-t-il un si « puissant obstacle au progrès de la théorie adéquate du monde social » maintenant, s’il a rencontré tant de succès par le passé ? Je fais ici l’hypothèse suivante : ne reconnaissant pas le monde symbolique, il ne pouvait prévoir l’émergence de champs de production symbolique – les champs artistique, littéraire, scientifique, journalistique –, chacun engendrant ses propres effets de domination, venant outrepasser et contrecarrer le pouvoir symbolique du marxisme. Le marxisme ne permet pas de penser qu’une lutte de classement ou de représentation précède nécessairement la lutte des classes, c’est-à-dire que les classes doivent être constituées symboliquement avant de pouvoir entrer en lutte. Ne pouvant participer à une lutte de classement, le marxisme perd son pouvoir symbolique et la classe ouvrière bat en retraite pour redevenir une classe sur le papier, désormais dépourvue du rôle bien réel qu’elle jouait auparavant. Alors que le champ économique était en train de se constituer comme champ autonome en Europe au XIXe siècle, la prise du marxisme sur la réalité était ferme, mais avec l’émergence des champs culturel, scientifique et bureaucratique (à la fin du XIXe siècle ?), le marxisme a perdu cette prise et sa théorie est devenue rétrograde.

Bourdieu n’a jamais présenté ses thèses sur le marxisme de façon détaillée. C’est justement ce que nous allons faire, en commençant par le rapport de Bourdieu à Marx lui-même. Je vais permettre à Marx de répondre en établissant un dialogue avec Bourdieu, en prenant comme point de départ leur critique commune de la philosophie. Je construirai ensuite une conversation qui mettra en avant leurs divergences théoriques, et montrerai que l’une aboutit à une impasse matérialiste, et l’autre à une impasse idéaliste. Chacune échappe à la prison qu’elle construit, sans pouvoir en rendre compte, ce qui constitue un écart paradoxal entre théorie et pratique.

 

 

Critique de la philosophie

 

Des ressemblances troublantes rapprochent la critique de « l’idéologie allemande » par Marx et Engels, et la critique de la « raison scolastique » par Bourdieu dans les Méditations pascaliennes. Dans L’Idéologie allemande, Marx et Engels règlent leurs comptes avec Hegel et les jeunes hégéliens, comme Bourdieu avec ses propres ennemis philosophiques dans les Méditations pascaliennes. Les deux textes condamnent la tendance de la philosophie à rejeter tout engagement pratique dans le monde. Comme l’écrit Marx dans la première « thèse sur Feuerbach », les philosophes allemands élèvent l’activité théorique au rang de « seule activité authentiquement humaine », tandis que la pratique ne peut être conçue que « dans sa manifestation juive sordide ». Avec l’immersion de Bourdieu dans la guerre d’indépendance de l’Algérie, et son expérience de la violence brute du colonialisme, sa formation philosophique reçue à l’École Normale n’avait plus de sens.

Cependant, les Méditations pascaliennes sont le sommet de l’œuvre théorique de Bourdieu, et Pascal y est source d’inspiration par sa rupture philosophique avec la philosophie, qui se focalise sur l’importance des pratiques des gens ordinaires, met en évidence le pouvoir symbolique qui s’exerce sur les corps, et nie qu’une philosophie pure émane de la tête des philosophes. L’Idéologie allemande n’est pas le sommet mais le début d’une œuvre, où Marx éclaircit les fondements de sa théorie du matérialisme historique et de l’histoire matérialiste. La différence entre les deux titres renvoie à deux places différentes dans la biographie de chacun des auteurs, mais le propos contre la philosophie est pourtant étonnamment similaire.

Commençons par Marx et Engels, et leurs moqueries envers les jeunes hégéliens qui, croyant faire l’histoire, ne font rien d’autre que d’aligner des phrases.

« À en croire certains idéologues allemands, l’Allemagne aurait été, dans ces dernières années, le théâtre d’un bouleversement sans précédent. Le processus de décomposition du système hégélien […] a abouti à une fermentation universelle où sont entraînées toutes les “puissances du passé”. […] Ce fut une révolution au regard de laquelle la Révolution française n’a été qu’un jeu d’enfants, une lutte mondiale qui fait paraître mesquins les combats des Diadoques. Les principes se supplantèrent, les héros de la pensée se culbutèrent l’un l’autre avec une précipitation inouïe et, en trois ans, de 1842 à 1845, on a davantage fait place nette en Allemagne qu’ailleurs en trois siècles »[2].

Voici l’attaque de Bourdieu contre les philosophes modernes et postmodernes :

« S’il y a une chose que nos philosophes, “modernes” ou “postmodernes”, ont en commun, par-delà les conflits qui les opposent, c’est cet excès de confiance dans les pouvoirs du discours. Illusion typique de lector, qui peut tenir le commentaire académique pour un acte politique ou la critique des textes pour un fait de résistance, et vivre les révolutions dans l’ordre des mots comme des révolutions radicales dans l’ordre des choses »[3].

Le propos est le même : il ne faut pas confondre guerre de mots et transformation du monde réel, choses de la logique et logique des choses. Mais comment se fait-il que les philosophes confondent leur monde propre et le monde réel ? La réponse tient à leur oubli des conditions sociales et économiques dans lesquelles ils produisent des connaissances. Pour Marx, c’est tout simplement la division entre travail intellectuel et travail manuel qui leur permet de s’imaginer que les idées ou la conscience conduisent l’histoire.

« La division du travail ne devient effectivement division du travail qu’à partir du moment où s’opère une division du travail matériel ou intellectuel. À partir de ce moment, la conscience peut vraiment s’imaginer qu’elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu’elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. À partir de ce moment, la conscience est en état de s’émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie “pure”, théologie, philosophie, morale, etc. »[4].

Émancipés du travail manuel, sur lequel leur existence repose néanmoins, les philosophes ont l’illusion que l’histoire est mue par leur pensée. « Il n’est venu à l’idée d’aucun de ces philosophes, écrivent Marx et Engels, de se demander quel était le lien entre la philosophie allemande et la réalité allemande, le lien entre leur critique et leur propre milieu matériel »[5]. De même, Bourdieu considère que les philosophes ne comprennent pas le caractère particulier des conditions matérielles qui rendent possible la production de la théorie « pure ».

« Mais il n’est sans doute rien qui soit plus difficile à appréhender, pour ceux qui sont immergés dans des univers où elle va de soi, que la disposition scolastique, exigée par ces univers ; rien que la pensée “pure” ait plus de peine à penser que la skholè, la première et la plus déterminante de toutes les conditions sociales de possibilité de la pensée pure, et aussi la disposition scolastique qui incline à mettre en suspens les exigences de la situation, les contraintes de la nécessité économique sociale, et les urgences qu’elle impose ou les fins qu’elle propose »[6].

La disposition scolastique fait naître l’illusion que les connaissances sont produites librement, et ne sont pas le produit de conditions matérielles spécifiques. Bourdieu ne restreint pas sa critique de l’erreur scolastique, du refoulement des conditions particulières de la vie intellectuelle, aux seuls philosophes, il l’élargit au contraire à d’autres disciplines. Il critique les anthropologues, tel Claude Lévi-Strauss, et les économistes ; il leur reproche d’universaliser leurs expériences propres et particulières, et d’imposer leurs modèles abstraits sur les pratiques récalcitrantes des simples mortels. Seuls les sociologues, s’appliquant la sociologie à eux-mêmes de façon réflexive, et l’appliquant plus généralement à la production de connaissances, ont la possibilité de se débarrasser de l’erreur scolastique des autres, et de la séparation systématique entre théorie et pratique.

Du point de vue de Bourdieu – et j’attribue ici à Bourdieu un argument qu’il n’a, que je sache, jamais développé – Marx contrevient à sa propre critique de l’idéalisme, et commet à son tour une erreur scolastique. Il est coupable d’avoir inventé l’idée du prolétariat portant le fardeau de l’humanité en luttant contre la déshumanisation pour réaliser une autre invention scolastique – le communisme –, une communauté mondiale peuplée d’individus nouveaux, aux besoins nombreux et aux talents variés. Ces idéaux ne sont que la projection d’une expérience d’aliénation, celle des intellectuels vis-à-vis de leurs propres conditions d’existence. Les travailleurs réels, dirait Bourdieu, s’efforcent simplement d’améliorer les conditions matérielles de leur existence, et sont dépourvus de ces nobles rêves marxiens. Bourdieu retournerait donc Marx contre lui-même, mais nous verrons que Marx en ferait de même avec Bourdieu. Il suffit pour l’instant de noter que Marx et Bourdieu tiennent l’un et l’autre à rompre avec la logique de la théorie en se tournant vers la logique de la pratique.

 

 

Du matérialisme historique à la coexistence des champs

 

De ces critiques courantes de la philosophie émanent des théories sociales divergentes. Puisque la théorie sociale de Bourdieu est très clairement une réponse à Marx, il convient de commencer par ce dernier. Pour Marx, la logique de la pratique se rapporte à la pratique économique, comprise comme « les relations sociales concrètes dans lesquelles les hommes et les femmes entrent en transformant la nature ». Ces relations sociales constituent le mode de production au moyen de deux éléments : les forces productives (relations par lesquelles les hommes et les femmes collaborent dans la production des moyens de subsistance, dont le mode de coopération et la technologie qu’ils déploient) et les rapports de production (les relations d’exploitation par lesquelles la plus-value est extorquée à une classe de producteurs directs et appropriée par une classe dominante). Le mode de production est à l’origine des trois histoires de Marx : a) l’histoire comme succession des modes de production : tribal, antique, féodal et capitaliste ; b) l’histoire comme dynamique d’un mode de production donné, quel qu’il soit, sachant que les rapports de production commencent par stimuler puis entravent l’expansion des forces productives : une théorie qui n’est élaborée que pour le capitalisme ; et c) l’histoire comme histoire de la lutte des classes, qui sert de moteur au mouvement menant d’un mode de production à un autre, quand les conditions matérielles d’une transition de ce type sont réunies. Le capitalisme laisse la place au communisme qui, étant sans classes et donc sans exploitation, n’est pas un mode de production. Le facteur décisif de l’histoire réside dans le mode de production mais ce n’est qu’au sein du mode de production capitaliste que les producteurs directs, c’est-à-dire la classe ouvrière, par ses luttes, parvient à reconnaître son rôle de sujet révolutionnaire.

Bourdieu ne veut rien savoir d’un tel réductionnisme économiciste, d’une telle théorie de l’histoire et du futur, de cette projection de chimères intellectuelles sur la classe ouvrière plongée dans l’ignorance. Mais avançons par étapes. Quand Bourdieu se tourne vers la « logique de la pratique », il va au-delà des activités économiques pour inclure les activités relevant de tous les domaines de l’existence, et en outre ces activités sont vues moins en termes de « transformation » qu’en termes de pratiques corporelles qui mènent à (et s’enracinent dans) la constitution de l’habitus, c’est-à-dire l’inculcation des schèmes de perception et d’appréciation. Voici comment Bourdieu définit l’habitus dans Esquisse d’une théorie de la pratique :

« Principe générateur durablement monté d’improvisations réglées […], l’habitus produit des pratiques qui, dans la mesure où elles tendent à reproduire les régularités immanentes aux conditions objectives de la production de leur principe générateur, mais en s’ajustant aux exigences inscrites au titre de potentialités objectives dans la situation directement affrontée »[7].

L’habitus engendre des pratiques qui, comme les coups dans un jeu, sont conditionnées par les régularités de la structure sociale et, ainsi, reproduisent ces structures. Mais les pratiques et les connaissances sont liées ensemble par le corps, dont l’importance échappe à la vision intellectualiste. L’ordre social s’inscrit dans les corps, en ce sens que nous apprenons et exprimons nos connaissances au moyen de notre corps, tout cela étant subordonné au pouvoir générateur et organisateur de l’habitus, lui-même en grande partie inconscient.

La notion d’habitus donne bien plus de poids et de profondeur à l’individu qui, chez Marx, est simplement l’effet ou le support des relations sociales. Néanmoins, en tenant compte de ces relations sociales, la notion de champ chez Bourdieu fait appel, tout en les généralisant, à certains traits caractéristiques du concept de mode de production chez Marx, ou du moins à sa conception du mode de production capitaliste élaborée dans le Capital. En effet, soulignant les parallèles, Bourdieu parle d’une économie politique des biens symboliques (la science, l’art, l’éducation). Avec le mode de production comme avec la notion de champ, les individus entrent obligatoirement dans des rapports de concurrence dans le but d’accumuler du capital selon les règles inhérentes à un marché. Les champs ont, chez Bourdieu, la même nature, chacun possédant son propre « capital » que les agents cherchent à accumuler. Ces derniers sont contraints par des règles de concurrence qui attribuent au champ une certaine intégrité fonctionnelle et des dynamiques relativement autonomes. S’il existe des tendances historiques et générales propres aux champs, c’est bien la concentration du capital spécifique au champ, ce qu’illustre le travail de Bourdieu sur le champ scientifique, dominé nous dit-il par ceux qui monopolisent toujours davantage le capital scientifique[8].

Cependant, il existe des différences fondamentales entre Marx et Bourdieu. Dans la notion de champ chez Bourdieu, élaborée d’une façon bien plus complète pour le champ littéraire dans Les Règles de l’art[9], mais aussi dans ses travaux sur le champ scientifique, la notion d’exploitation, si essentielle chez Marx, est absente. En lieu et place, nous avons un champ de domination régissant la lutte entre les titulaires consacrés et les nouveaux rivaux, l’avant-garde. C’est comme si le capitalisme se limitait à la seule concurrence entre capitalistes, ce qui est, bien sûr, la façon dont les économistes orthodoxes pensent l’économie. En effet, le seul livre que Bourdieu consacre à l’économie en tant que telle, Les Structures sociales de l’économie[10], se focalise sur le rôle de l’habitus et du goût dans l’adéquation de l’offre et de la demande pour différents types de biens immobiliers. Il s’agit essentiellement des fondations sociales du marché de l’immobilier. Il n’y a là aucune tentative d’étudier l’immobilier du point de vue de son processus de production, du point de vue des ouvriers du bâtiment par exemple. Le concept même qui sert à définir l’économie capitaliste pour Marx, à savoir l’exploitation, est absent du concept de champ chez Bourdieu.

Plus précisément, l’architecture des champs est profondément différente dans les deux théories. Chez Marx, il y a pour l’essentiel un champ important : le mode de production capitaliste avec ses lois propres de concurrence menant aux crises de surproduction et à la baisse du taux de profit d’un côté, et à l’intensification de la lutte des classes de l’autre. La seule chose retardant la fin du capitalisme est sa superstructure, composée, pour ainsi dire, d’une série de champs subsidiaires : juridique, politique, religieux, esthétique et philosophique. Bourdieu transpose le modèle fondamental de la superstructure pour en faire un système de champs coexistants. Même si l’économie, d’une façon qui n’est pas définie, reste dominante et menace l’autonomie des autres champs, Bourdieu prête attention aux mécanismes internes de ce qui, chez Marx, est plus ou moins mis de côté au titre d’épiphénomènes.

Plus fondamentale encore est la façon dont l’un et l’autre conçoivent la relation entre les champs. Chez Marx, cette relation se ramène à une succession historique de champs économiques, tandis que chez Bourdieu est mise en avant une coexistence fonctionnelle de champs. La multiplication des champs coexistants chez Bourdieu pose une série de nouveaux problèmes qui ont trait aux relations entre les champs, c’est pourquoi un axe de différenciation et de lutte au sein d’un champ, quel qu’il soit, a pour sujet son autonomie/hétéronomie par rapport aux autres champs, et généralement par rapport au champ économique. Dans ses écrits postérieurs, Bourdieu se livre à une défense polémique de la science et de la culture, de l’éducation et de la politique contre l’influence corrosive d’une économie envahissante. La création du champ littéraire dans la France du XIXe siècle exigeait de rompre avec la littérature bourgeoise d’un côté et le réalisme social de l’autre, vers une littérature autonome gouvernée par le principe de l’art pour l’art. Mais l’autonomie amène avec elle un autre type de rapport entre les champs, une relation de méconnaissance. L’autonomie du champ scolaire ou de divers champs culturels mène à la méconnaissance de leur contribution à la reproduction des rapports dans d’autres champs, et tout particulièrement aux rapports de classes dans le champ économique. Que ce soit dans La Distinction ou dans La Reproduction, la préexistence de la structure de classe est prise comme une donnée implicite et l’accent est mis sur la façon dont la culture et l’éducation garantissent la domination de classe tout en l’occultant dans le même temps.

La coexistence des champs soulève une question plus aiguë : celle de leur effet sur l’action des individus quand ils se déplacent d’un champ à l’autre. Chez Marx, les individus sont seulement étudiés dans un champ où ils accomplissent ce qui est exigé par les rapports dans lesquels ils sont insérés. L’analyse de Bourdieu est plus complexe, il doit se demander de quelle manière des individus formés dans un champ se comportent dans un autre champ, par exemple de quelle manière des étudiants provenant de familles de paysans (par opposition aux classes moyennes urbaines) se comportent au sein de la sphère éducative. Cela ne change-t-il rien ou y a-t-il quelque chose dans leur capital culturel ou dans leur habitus qui les fait se comporter différemment ? Il est probable que chaque champ soit doté d’une logique propre mais, parfois, la force de l’habitus que les agents importent d’un autre champ (le paysan qui vient à la ville) peut mener à une tension, un conflit, ou même à une rupture avec le nouvel ordre, ce qu’il appelle un « raté » de l’habitus. C’est la résistance de l’habitus qui peut mener à ce que Bourdieu appelle hysteresis : la façon dont l’habitus inflexible hérité par un individu empêche son adaptation aux champs successifs.

L’exemple d’hysteresis souvent utilisé par Bourdieu se trouve être la dévalorisation des diplômes qui, selon lui, explique la contestation étudiante de Mai 68. Homo academicus[11] décrit comment le développement des études supérieures a créé un excès de maîtres-assistants dont l’ascension a par conséquent été bloquée. La tension entre les aspirations et les débouchés professionnels qui en a découlé n’a pas seulement touché les maîtres-assistants, mais plus généralement les étudiants, ces derniers découvrant que leurs diplômes ne leur donnaient pas accès aux emplois auxquels ils s’attendaient et aspiraient. Ainsi est apparue, simultanément dans un grand nombre de champs, une discordance entre l’habitus de classe et le marché du travail, si bien que les rythmes temporels propres à ces champs, d’ordinaire autonomes, se sont trouvés synchronisés, fusionnant pour produire une crise globale, ceci dans une situation politique singulière et produisant un événement historique qui a mis en suspens le sens commun.

Il s’agit là d’une version dérivée de la théorie de la privation relative qui a autrefois informé la psychologie sociale et la théorie du mouvement social. Elle ne prend pas au sérieux la compréhension que les acteurs ont d’eux-mêmes, ni même les ressources qu’ils ont à leur disposition. Sans aucun doute, la déconnexion entre l’habitus et le champ, entre les attentes subjectives et les chances objectives, entre les dispositions et les positions, constitue toujours une source potentielle de changement, mais il reste à comprendre sous quelles conditions cela conduit à l’ajustement au champ, quand cela conduit à l’innovation, et quand cela conduit à la rébellion. Sur ces sujets, la théorie de l’habitus proposée par Bourdieu n’a pas grand-chose à offrir, et même moins que le célèbre essai de Robert Merton[12] sur la structure sociale et l’anomie, qui examinait de façon systématique les effets variés de l’écart entre aspirations et possibilités, en l’occurrence la rébellion, le ritualisme, le repli, l’innovation aussi bien que le conformisme. Entre les mains de Bourdieu, l’habitus demeure une boîte noire, mais une boîte noire qui s’avère essentielle pour penser les effets de la mobilité entre les champs, à la fois sur les individus et sur la transformation des champs eux-mêmes.

Nous pouvons maintenant comparer les deux modèles : chez Marx, la succession des modes de production à travers l’histoire, avec ses dynamiques et transitions problématiques, mais aussi son progrès linéaire indu menant au communisme ; et chez Bourdieu, un ensemble non-spécifié qui se compose de champs coexistants et homologues dont les relations mutuelles n’ont été ni étudiées ni théorisées. Si l’ensemble de Marx est régi par une infrastructure amplement élaborée et une superstructure faiblement comprise, la conception peu précisée chez Bourdieu de l’histoire peut au mieux être vue comme le développement d’une série différenciée de champs dépourvus de mécanismes de propulsion, qui rappellent les modèles de différenciation de Durkheim ou de Spencer, ou les sphères de valeur coexistantes de Weber. Ainsi, d’après Bourdieu, la Kabylie est une société indifférenciée dépourvue des champs distincts qui caractérisent les sociétés avancées, mais il n’y a pas le moindre élément expliquant comment l’on passe de la société indifférenciée à la société différenciée. Ou pour dire cela plus crûment encore : si la théorie de l’histoire de Marx est profondément défaillante, Bourdieu, lui, n’a pas de théorie de l’histoire, même si son œuvre est ancrée historiquement.

 

 

Domination symbolique : du faible au fort

 

Si le sens de la transformation sociale s’accompagne chez Marx d’une faible théorisation de la domination symbolique, Bourdieu a produit au contraire une forte théorie de la reproduction sociale dont la domination symbolique constitue le cœur. On peut pourtant mettre en évidence une étonnante convergence dans la manière dont les deux théoriciens conçoivent la domination symbolique. Retournons à L’Idéologie allemande et au passage le plus cité sur l’idéologie :

« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante »[13].

Après avoir repoussé l’idéologie en l’opposant à la science, Marx et Engels en viennent ici aux effets réels des idées illusoires qui renforcent la domination de la classe dominante. Difficile néanmoins de savoir ce que Marx et Engels entendent quand ils avancent l’idée que la classe dominée, c’est-à-dire toutes celles et ceux qui n’ont pas accès aux moyens de production intellectuelle, est soumise aux idées dominantes. Bourdieu s’empare du problème et conçoit cette soumission comme profonde et irréversible :

« La violence symbolique s’institue par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle ; ou, en d’autres termes, lorsque les schèmes qu’il met en œuvre pour se percevoir et s’apprécier, ou pour apercevoir et apprécier les dominants (élevé/bas, masculin/féminin, blanc/noir, etc.), sont le produit de l’incorporation des classements, ainsi naturalisés, dont son être social est le produit »[14].

Les parallèles sont frappants, bien que Bourdieu place la domination symbolique au centre de son attention. Pour Marx, bien entendu, la domination symbolique ne règne pas seulement dans la superstructure, mais se trouve puissamment présente dans l’infrastructure économique elle-même. Ainsi, l’exploitation est rendue incompréhensible par le caractère même de la production, qui masque la distinction entre travail et surtravail dans la mesure où les travailleurs sont payés pour une journée entière de travail. De même, la participation au marché mène au fétichisme de la marchandise, qui déconnecte les objets que nous achetons, vendons et consommons, des rapports sociaux et du travail humain nécessaire pour les produire. Là encore, l’essence du capitalisme est obscurcie.

Reste que, selon Marx, ces expressions de l’idéologie, que cette dernière désigne les idées dominantes ou l’expérience vécue, sont dissoutes à travers la lutte des classes, amenant la classe ouvrière à apercevoir, d’un côté, la vérité du capitalisme, et de l’autre son rôle dans la transformation de la société.

« Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être. Son but et son action historique lui sont tracés, de manière tangible et irrévocable dans sa propre situation, comme dans toute l’organisation de la société bourgeoise actuelle. Il serait superflu d’exposer ici qu’une grande partie du prolétariat anglais et français a déjà conscience de sa tâche historique et travaille sans répit à porter cette conscience au plus haut degré de lucidité »[15].

L’optimisme téléologique s’avère ici profondément défectueux, le prolétariat ne se débarrassant lui-même que difficilement de la « pourriture du vieux système », pour reprendre l’expression de Marx et Engels dans L’Idéologie allemande. C’est seulement dans des circonstances inhabituelles que la lutte des classes emprunte un chemin ascendant, s’intensifiant elle-même à mesure qu’elle s’étend. Au contraire, à mesure qu’il remporte des victoires et parvient à obtenir des concessions, le prolétariat voit son tempo révolutionnaire se refroidir et ses luttes en viennent à être organisées, le plus souvent, au sein même du cadre capitaliste. C’est précisément là que l’État, qui n’a guère été théorisé par Marx, joue un rôle crucial. Dans un tel contexte, la violence symbolique inhérente aux idéologies dominantes – telles que celles-ci sont incorporées à travers l’expérience vécue – prévaut sur l’effet cathartique de la lutte.

Pour Bourdieu, qui critique sur ce point l’ensemble de la tradition marxiste – et non le seul Marx –, cet optimisme révolutionnaire n’est rien d’autre qu’un fantasme intellectuel ou le produit d’une illusion scolastique, et il tord le bâton dans l’autre sens :

« Et c’est encore un effet de l’illusion scolastique que de décrire la résistance à la domination dans le langage de la conscience – comme toute la tradition marxiste et aussi ces théoriciennes féministes qui, cédant aux habitudes de la pensée, attendent l’affranchissement politique de l’effet automatique de la “prise de conscience” – en ignorant, faute d’une théorie dispositionnelle des pratiques, l’extraordinaire inertie qui résulte de l’inscription des structures sociales dans les corps. Si l’explicitation peut y aider, seul un véritable travail de contre-dressage, impliquant la répétition des exercices, peut, à la façon de l’entraînement de l’athlète, transformer durablement les habitus »[16].

La forme que pourrait prendre ce « contre-dressage » n’a jamais été élaborée en tant que telle par Bourdieu. La question de savoir si la lutte de classe pourrait constituer une forme de « contre-dressage » s’avère particulièrement obscure dans la mesure où Bourdieu n’a jamais développé l’idée de lutte de classe ou même de « résistance collective » à la culture dominante. Les classes populaires sont chez lui déterminées par les exigences associées à la nécessité matérielle, les amenant à faire de nécessité vertu et à adopter un style de vie fonctionnel plutôt que de rejeter la culture dominante. L’idée même d’une culture alternative leur demeure hors de portée parce qu’ils n’ont ni les outils ni le temps libre qui leur permettraient de la développer[17].

Ayant ainsi décrit les classes populaires comme incapables de saisir les conditions de leur oppression, Bourdieu se trouve contraint de chercher ailleurs les formes de contestation de la domination symbolique. Après avoir rompu avec la logique fallacieuse de la théorie pour construire la logique de la pratique, et après avoir découvert que cette dernière n’est pas moins fallacieuse, Bourdieu revient à la logique de la théorie, la science émancipatrice qu’est la sociologie et aux luttes au sein même de la classe dominante. Suivons son argumentation !

 

 

Des luttes de classe aux luttes de classement

 

Dans ses écrits sur les luttes de classes en France de 1848 à 1851, Marx développe une analyse complexe des luttes entre fractions de la classe dominante que nous ne pouvons résumer ici. Il nous suffit de dire que les intellectuels y jouent un rôle significatif. Dans un court paragraphe de L’Idéologie allemande, Marx et Engels évoquent un clivage au sein des classes dominantes, entre sa fraction économique et sa fraction intellectuelle, de la manière suivante :

« La division du travail […] se manifeste aussi dans la classe dominante sous forme de division entre le travail intellectuel et le travail matériel, si bien que nous aurons deux catégories d’individus à l’intérieur de cette même classe. Les uns seront les penseurs de cette classe (les idéologues actifs, qui réfléchissent et tirent leur substance principale de l’élaboration de l’illusion que cette classe se fait sur elle-même tandis que les autres auront une attitude plus passive et plus réceptive en face de ces pensées et de ces illusions, parce qu’ils sont, dans la réalité, les membres actifs de cette classe et qu’ils ont moins de temps pour se faire des illusions et des idées sur leurs propres personnes. A l’intérieur de cette classe, cette scission peut même aboutir à une certaine opposition et à une certain hostilité des deux partis en présence »[18].

Sans se référer à Marx, Bourdieu les qualifie de fractions dominantes et dominées des classes dominantes. Ces dernières se caractériseraient par une structure en « chiasme », dans laquelle une partie est principalement dotée en capital économique (et relativement moins en capital culturel) alors que l’autre se trouve dotée surtout en capital culturel (et relativement moins en capital économique). Si Bourdieu reconnaît le conflit entre ces deux fractions, l’enjeu de celui-ci tiendrait pour l’essentiel dans les catégories de représentation ; il s’agirait donc de ce qu’il nomme des luttes de classement. Concédant que les intellectuels sont la source de l’idéologie dominante, « l’illusion de la classe à propos d’elle-même », Bourdieu évoque également la possibilité que les intellectuels engendrent une révolution symbolique qui puisse secouer les « structures les plus profondes de l’ordre social ».

« De même, les arts et la littérature peuvent sans doute offrir aux dominants des instruments de légitimation très puissants, soit directement, à travers la célébration qu’ils décernent, soit indirectement, à travers notamment le culte dont ils font l’objet et qui consacre aussi ses célébrants ; mais il arrive aussi que les artistes et les écrivains soient, directement ou indirectement, à l’origine de révolutions symboliques de grande portée (comme au XIXe siècle, le style de vie artiste ou, aujourd’hui, les provocations subversives des mouvements féministe ou homosexuel), capables de bouleverser les structures les plus profondes de l’ordre social, comme les structures familiales, à travers la transformation des principes de division fondamentaux de la vision du monde (comme l’opposition masculin/féminin) et la mise en question corrélative des évidences du sens commun »[19].

Difficile de savoir si cette « secousse » aurait le pouvoir de saper la domination de la classe dominante. Bourdieu ne se fait aucune illusion quant au fait que cela pourrait ouvrir, pour les dominés, des chances de contester leur asservissement. On doit ainsi se demander quels sont les intérêts qui sont à l’origine d’une telle « révolution symbolique ».

En tant que fraction dominée de la classe dominante, les intellectuels occupent une position contradictoire. Certains peuvent s’identifier aux classes dominées, essayer effectivement de représenter leurs intérêts et même défendre un programme hostile à la classe dominante dans son ensemble. Néanmoins, en dernière analyse, seule une illusion intellectualiste peut porter à croire que les intellectuels partagent des intérêts communs avec les dominés, et à penser que peut s’opérer une connexion durable entre des intellectuels enracinés dans la skholé et des travailleurs contraints par la nécessité matérielle.

Plutôt que d’en revenir à un universalisme d’en bas, Bourdieu s’engage dans ce qu’il appelle la « Realpolitik de la Raison », la recherche de l’universalité ancrée dans le caractère même de l’État :

« Ceux qui, comme Marx, inversent l’image officielle que la bureaucratie d’État entend donner d’elle-même et décrivent les bureaucrates comme des usurpateurs de l’universel, agissant en propriétaires privés des ressources publiques, n’ont pas tort. Mais ils ignorent les effets bien réels de la référence obligée aux valeurs de neutralité et de dévouement désintéressé au bien public qui s’impose avec une force croissante aux fonctionnaires d’État à mesure qu’avance l’histoire du long travail de construction symbolique au terme duquel s’invente et s’impose la représentation officielle de l’État comme lieu de l’universalité et du service de l’intérêt général »[20].

Dans ce passage remarquable, écrit au moment même où il accuse l’État français de continuer à manquer à sa fonction publique, en faisant triompher la main droite de l’État sur la main gauche et en engageant ouvertement un assaut agressif contre la classe ouvrière, Bourdieu en appelle également à un « dévouement désintéressé au bien public » qui finira par s’affirmer contre les usurpateurs de l’État. A long terme, l’État deviendra le porteur de l’intérêt général, mais comment ?

L’idée d’universalité ne prévaudra pas simplement parce qu’elle constitue un idéal séduisant, ce qui serait la pire forme d’idéalisme, mais parce qu’il existe certains champs qui, dans leur fonctionnement même et en vertu de leurs luttes internes, donnent naissance à un engagement pour l’universel.

« En réalité, sous peine de sacrifier, dans le meilleur des cas, à un utopisme irresponsable, qui n’a souvent d’autre fin ni d’autre effet que de procurer l’euphorie sans lendemain des belles espérances humanistes, presque toujours aussi brèves qu’une adolescence, et qui produit des effets tout aussi funestes dans la vie de la recherche que dans la vie politique, il faut, je crois, revenir à une vision “réaliste” des univers où s’engendre l’universel. Se contenter, comme on serait tenté de le faire, d’accorder à l’universel le statut d’”idée régulatrice”, propre à suggérer des principes d’action, ce serait oublier qu’il est des univers où il devient principe “constitutif”, immanent, de régulation, comme le champ scientifique, et, dans une moindre mesure, le champ bureaucratique et le champ juridique. Et que, plus généralement, dès que des principes prétendant à la validité universelle (ceux de la démocratie par exemple) sont énoncés et officiellement professés, il n’est plus de situation sociale où ils ne puissent servir au moins comme des armes symboliques dans les luttes d’intérêt ou comme des instruments de critique pour ceux qui ont intérêt à la vérité ou à la vertu (comme aujourd’hui, tous ceux qui, notamment dans la petite noblesse d’État, ont partie liée avec les acquis universels associés à l’État et au droit) »[21].

Rappelons que Bourdieu a entrepris son périple avec une critique de la raison scolastique, cette dernière étant incapable d’apercevoir le fait que les modèles théoriques, tels que ceux du « choix rationnel » ou de la « démocratie délibérative », ne sont que les projections des conditions très spécifiques sous lesquelles le savoir est produit. Après être passé de la fallacieuse logique de la théorie à la logique de la pratique, et n’avoir trouvé dans cette dernière que méconnaissance, Bourdieu opère un retour vers les mêmes universalités, produites dans les champs scientifique, juridique et bureaucratique. Ce sont pourtant ces universalités qu’il avait plus tôt remises en cause en tant qu’erreurs scolastiques, produits de conditions particulières de production. Mais voilà qu’à présent il se tourne vers elles pour en faire un fondement d’espoir pour l’humanité.

Nous voilà donc de nouveau confrontés aux Lumières, à la conception hégélienne de l’État, critiquée par Marx parce qu’elle met en scène une universalité factice masquant les intérêts de la classe dominante, les faisant passer pour les intérêts de tous. Non moins que Marx, Weber avait constaté les dangers induits par la transformation d’une telle universalité en raison formelle, c’est-à-dire en une parfaite domination. Cette foi propre aux Lumières, on peut la voir à l’œuvre dans les propositions de Bourdieu en faveur d’une internationale des intellectuels. S’il concède en effet que ces derniers constituent un corps professionnel doté d’intérêts propres, il les élève dans le même temps au rang de porteurs de l’universel, ou plutôt d’un corporatisme de l’universel. Ils sont ce qu’Alvin Gouldner[22] a nommé la classe universelle défectueuse (flawed). Mais Bourdieu ne s’est pas seulement soucié d’organiser les intellectuels. On le trouva aussi sur les piquets de grève, alertant les travailleurs grévistes sur les méfaits du néolibéralisme, même s’il affirmait qu’ils ne pouvaient comprendre les conditions de leur propre oppression. De la même manière que ses enquêtés, il créa ainsi un fossé entre sa théorie et sa pratique, particulièrement lorsque sa théorie le mena dans un cul-de-sac politique.

 

 

Conclusion

 

Si Marx et Bourdieu partent de questionnements similaires, ils parviennent finalement à des positions divergentes. Tous deux ont commencé par faire la critique des illusions intellectualistes ou des erreurs scolastiques, qui privilégient les idées dans le développement de l’histoire. Tous deux parviennent à la logique de la pratique, mais là où Marx reste dévoué à cette logique, y voyant la source d’une émancipation future réalisée à travers une révolution ouvrière, Bourdieu considère la logique de la pratique comme un cul-de-sac, embourbée qu’elle serait dans la domination. Ainsi rompt-il avec la logique de la pratique pour en revenir à la pratique de la logique, à une foi en la raison incarnée dans une internationale des intellectuels ou dans l’universalité de l’État. En somme, si Bourdieu commence en critique de la philosophie et finit en hégélien, croyant dans l’universalité de la raison, Marx commence également en critique de la philosophie, mais finit par mettre en avant la production matérielle, n’accordant aucune place dans son analyse aux intellectuels ou à lui-même. Marx ne peut expliquer comment il a produit sa théorie du capitalisme, assis au British Museum loin de la classe ouvrière et de ses expériences. Nous sommes ici pris au piège du dilemme suivant : les intellectuels sans les subalternes, ou les subalternes sans les intellectuels.

Chacun de ces théoriciens reconnaît le dilemme et chacun, dans sa pratique, rompt avec sa théorie : Bourdieu se joint aux travailleurs considérés comme des alliés dans la lutte contre l’État, tandis que Marx polémique avec des intellectuels comme si le destin du monde en dépendait. Peut-on rapprocher théorie et pratique ? C’est précisément ce que Gramsci a tenté, en proposant sa théorie de l’hégémonie et des intellectuels, et en essayant de dépasser l’opposition théorique : foi dans les subalternes d’un côté, dans les intellectuels d’un autre. Dans la prochaine conversation, nous verrons comment il s’y prend, et en quoi cela s’éloigne de Bourdieu.

 

 

Michael Burawoy

 

 

Traduit par Grégory Bekhtari, Mathieu Bonzom et Ugo Palheta.



[1] P. Bourdieu, « Espace social et genèse des classes », art. cit., p. 12.

[2] K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande, Paris : Éditions sociales, 1972 [1845-1846], p. 37.

[3] P. Bourdieu, Les Méditations pascaliennes, « Points », Paris : Le Seuil, 2003, [1997], p. 11.

[4] K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemandeop. cit., p. 64.

[5] K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemandeop. cit., p. 42.

[6] P. Bourdieu, Les Méditations pascaliennesop. cit., p. 27.

[7] P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, « Points », Paris : Le Seuil, 2000 [1972], p. 262-263.

[8] P. Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3, 1976, p. 88-104.

[9] P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, « Points », Paris : Le Seuil, 1998 [1992].

[10] P. Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, « Liber », Paris : Le Seuil, 2000.

[11] P. Bourdieu, Homo academicus, « Le sens commun », Paris : Minuit, 1984.

[12] R. K. Merton, Eléments de théorie et de méthode sociologique, Paris : Armand Colin, 1998 [1949].

[13] K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemandeop. cit., p. 87, souligné par l’auteur.

[14] P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, « Points », 2002 [1998], p. 55-56.

[16] P. Bourdieu, Les Méditations pascaliennesop. cit., p. 248.

[17] P. Bourdieu, La Distinction, Paris : Éditions de Minuit, 1979, chapitre 7.

[18] K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, op. cit., p. 88.

[19] P. Bourdieu, Les Méditations pascaliennesop. cit., p. 152.

[20] ibid., p. 179.

[21] ibid., p. 183.

[22] A. W. Gouldner, The Future of Intellectuals and the Rise of the New Class, New York : The Seasbury Press, 1979.

date:

16/03/2012 – 18:37

Michael Burawoy [4]


Liens:
[1] http://www.contretemps.eu/lectures
[2] http://www.contretemps.eu/lectures/th%C3%A9orie-pratique-quand-marx-rencontre-bourdieu
[3] http://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/09/kmfe18440900.htm
[4] http://www.contretemps.eu/auteurs/michael-burawoy

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