Comme partout ailleurs dans le monde, le syndicalisme en Amérique latine a connu ces dernières décennies de profondes transformations. Le déploiement néolibéral initié dans certains pays dès les années 1970 ainsi que les dictatures de sécurité nationale (dans le cône Sud) ou encore les guerres de basse intensité (en Amérique centrale) qui ont secoué tout le sous-continent jusqu’au milieu des années 1990, ont eu un impact considérable sur son devenir et ses dynamiques actuelles. Ne serait-ce que par la répression qui s’est massivement abattue sur ses dirigeants, dirigeantes, militants et militantes les plus en vue. Et le retour à la démocratie représentative dans les années 1990, loin de lui redonner son élan d’antan, l’a confronté à de nouveaux et difficiles défis, notamment parce que le contexte dans lequel il opérait avait changé du tout au tout. À tel point qu’il semble aujourd’hui en crise, et qu’il fait pâle figure en termes de dynamisme par rapport à ces nouveaux mouvements sociaux que sont, par exemple, le mouvement indigène, ou encore les mouvements écologiste et féministe. Comme si presque partout en Amérique latine le mouvement ouvrier – au-delà d’une présence pourtant encore bien réelle – avait perdu la place centrale qu’il avait pu occuper dans le passé et qu’il peinait aujourd’hui à trouver un second souffle.
Il est vrai que quand on parle de syndicalisme, il paraît à première vue bien difficile d’évoquer l’Amérique latine comme un tout, tant la situation peut diverger d’un pays à l’autre et tant les dynamiques sociales peuvent prendre des formes particulières ou encore être, ici ou là, fortement désynchronisées dans le temps. Il n’en demeure pas moins que si on s’arrête plus spécialement à quelques pays clefs comme le Chili, le Brésil, l’Argentine, le Mexique et le Venezuela, on peut facilement mettre en lumière certaines tendances de fond qui sont particulièrement éclairantes, et qui pourront peut-être nous aider à mieux apprécier les changements en cours en Amérique latine, mais aussi – par les contrastes qu’ils mettent en évidence – les ressemblances comme les différences avec la réalité québécoise proprement dite.
Il faut néanmoins prendre garde à un certain « européocentrisme » ou « occidentalocentrisme » qui chercherait à déchiffrer la réalité latino-américaine à l’aune de celle de l’Europe ou de l’Amérique du Nord. Et qui le ferait sans se soucier de ce que cette réalité recèle de particulier, sans s’arrêter au fait qu’en Amérique latine le syndicalisme a rapidement pris un chemin original, jouant un rôle autant social – en défendant les travailleuses et les travailleurs sur leur lieu de travail – que clairement politique – en faisant directement pression sur l’État à travers des partis politiques avec lesquels il avait privilégié des liens étroits[2]. D’où, en général, la grande politisation du syndicalisme latino-américain, en comparaison tout au moins avec ce qu’on connaît par exemple au Québec ; politisation qui néanmoins apporte son lot de défis particuliers, notamment dans un contexte où le cadre institutionnel et politique à travers lequel le syndicalisme latino-américain avait acquis une certaine force au cours du XXe siècle a changé du tout au tout. Aujourd’hui, ce cadre semble être, sinon en voie de disparition rapide, du moins passablement grugé et refaçonné à la baisse par les logiques néolibérales, n’offrant plus au mouvement syndical la possibilité de faire des gains importants, même s’il peut rester encore un partenaire social et institutionnel reconnu.
De quoi faire remonter à la surface une série de questions de fond. Car c’est là l’enjeu auquel n’a cessé de se heurter le mouvement syndical latino-américain : s’il veut continuer à être synonyme d’avancées sociales et économiques, comment doit-il garder son indépendance et son autonomie en tant que mouvement ouvrier organisé représentant les intérêts des travailleuses et des travailleurs, tout en se donnant aussi les moyens d’agir sur les grandes orientations politiques de la société dans laquelle il se trouve[3] ? Et comment le faire sans sombrer dans le clientélisme ou encore la subordination étroite à un gouvernement donné ?
Un changement du tout au tout
Or justement, c’est cet ambitieux objectif – celui d’un contrôle plus démocratique à la fois sur les processus productifs et les orientations clefs de l’État – qui a commencé à être mis à mal à partir des années 1970-1980 et qui depuis n’a cessé de décliner. Jusqu’alors, le syndicalisme latino-américain avait pu connaître – en particulier à partir des années 1920-1930 et selon des rythmes propres à chaque pays – un lent mais notable essor[4], notamment à la suite des politiques d’industrialisation par substitutions des importations, promues par des États nationaux aux volontés interventionnistes keynésiennes chaque fois plus marquées. Dans le sillage d’une classe ouvrière et salariée en pleine croissance, le syndicalisme s’était ainsi développé, non seulement dans les mines et les traditionnels secteurs extractivistes, mais aussi dans l’industrie manufacturière et l’administration publique. Et il avait peu à peu réussi à établir des standards de travail, à forcer la négociation de contrats collectifs de travail ainsi qu’à développer des canaux de participation politique s’élargissant peu à peu, et cela, jusqu’au début des années 1970. L’exemple du Chili des années 1920 à 1970 est à cet égard paradigmatique, lui qui à l’ombre d’un « État de compromis[5] », a vu croître non seulement sa classe ouvrière de façon notable, mais encore un syndicalisme puissant devenu un acteur politique incontournable, participant à toutes les grandes luttes sociales et politiques. Ce mouvement d’expansion a permis d’ouvrir aux classes populaires des espaces démocratiques chaque fois plus larges, d’améliorer considérablement leurs conditions d’existence matérielles. À preuve, les épisodes des fronts populaires (1937-1941) ou encore l’existence de la Centrale unique des travailleurs fondée en 1953 et, bien sûr, l’Unité populaire de Salvador Allende entre 1970 et 1973.
Tous ces acquis d’ordre syndical – l’amélioration des salaires et des conditions de vie des travailleuses et des travailleurs, comme le renforcement des droits collectifs et de la puissance organisationnelle ouvrière –, tout cela, avec le contexte économique et social qui l’avait peu à peu rendu possible, va brutalement voler en éclats dans les années 1970-1980. Car, en Amérique latine, l’implantation du néolibéralisme est allée souvent de pair avec l’instauration de régimes autoritaires ou dictatoriaux et une impitoyable répression. Ce qui, dans bien des pays, en a exacerbé dramatiquement les modes d’implantation comme les effets sur les conditions de vie des couches populaires : ouverture des marchés, réduction du rôle de l’État et des dépenses en santé et éducation, privatisation de grands pans de l’économie, dérèglementation et flexibilisation du marché du travail, accroissement explosif de l’économie informelle[6]. Partout, mais selon des rythmes différents et en fonction des spécificités de chaque État nation, ce sont les mêmes politiques qui finissent par s’appliquer, changeant ainsi radicalement la donne pour le mouvement syndical latino-américain. Car c’est un ensemble de facteurs qui a été radicalement modifié ou malmené : pas seulement les gains historiques en termes de salaires, de conditions de travail et de droits syndicaux, mais aussi et en même temps, le contexte économique, politique et institutionnel qui en avait rendu possible l’obtention.
Sommé de se réinventer
Ainsi, à partir des années 2000, le syndicalisme latino-américain ne peut plus compter sur les mêmes atouts pour penser sa croissance, jouer le même rôle que dans le passé, et surtout retrouver un second souffle pour faire face aux défis d’aujourd’hui. Le voilà sommé de s’inventer à nouveau et surtout de repenser ses rapports, non seulement avec le nouveau marché du travail né de ces transformations, mais aussi avec les partis politiques et les nouveaux mouvements sociaux.
Le voilà en effet qui se trouve – néolibéralisme oblige – à ne plus pouvoir compter, comme il le faisait auparavant, sur des orientations de développement de type keynésien ainsi que sur la protection d’un État-nation aspirant – ne serait-ce qu’en termes d’objectif à long terme – à une politique économique indépendante, ou tout au moins plus autocentrée ; le déploiement néolibéral ayant littéralement « transnationalisé » le marché interne national et redonné la part belle à de puissants acteurs économiques étrangers avides de profits et de marchés nouveaux.
Le voilà aussi qui ne peut plus s’appuyer autant sur cette « structure occupationnelle » qui avait fait pourtant sa force dans le passé, structure qui s’était peu à peu cristallisée autour d’emplois permanents, non seulement dans les secteurs extractivistes, mais aussi dans les activités manufacturières, les services d’utilité publique et l’administration. Ce syndicalisme des années 2000 tend aujourd’hui à se déployer plutôt sur le mode de la sous-traitance, et dans les domaines des services ou encore de la finance, avec en plus une forte composante de main-d’œuvre féminine.
Le voilà enfin qui doit vivre de difficiles processus de transition politique, en passant de régimes autoritaires ou dictatoriaux à des régimes, certes de démocratie représentative, mais qui n’ont plus rien à voir avec ceux qui s’étaient constitués dans le sillage de luttes populaires des années 1950-1960. C’est que les liens politiques et les mécanismes institutionnels qui avaient permis au mouvement syndical de se faire entendre avec succès au niveau national se sont passablement distendus, voire n’existent plus, ou sur un mode très différent.
Résultats : globalement, on observe en Amérique latine dès la fin des années 1980 une forte réduction des taux de syndicalisation, accompagnée dans le grand public d’un discours négatif à l’égard du mouvement syndical (on le juge anachronique !), expression de sa fragilisation dans une majorité des pays latino-américains, ou, comme en Amérique centrale, de sa marginalisation presque complète en tant qu’acteur social reconnu. Et ce n’est pas simplement le syndicalisme de tradition corporatiste qui est le plus atteint (celui qui pouvait comme au Mexique se reconnaître d’abord dans des politiques nationales et populaires), mais aussi le syndicalisme d’orientation communiste (ou socialiste révolutionnaire), frappé dès la fin des années 1980 et le début des années 1990 par la chute du mur de Berlin, la dislocation de l’Union soviétique et la crise de crédibilité du socialisme réel ; le tout conduisant, d’un côté, à une fragmentation grandissante des organisations syndicales (de nombreuses centrales avec peu d’affiliés[7]) et, de l’autre, à l’émergence de quelques nouvelles organisations syndicales plus combatives, ayant rompu avec certaines orientations du passé, mais trouvant avec peine des voies alternatives.
Ces grands constats qu’on retrouve en toile de fond un peu partout en Amérique latine, on peut néanmoins les illustrer tant avec le Brésil et le Venezuela qu’avec le Mexique et l’Argentine. Avec bien entendu des spécificités et rythmes différents pour chaque pays, et toute la richesse et originalité de la réalité concrète en devenir.
Le Brésil et la CUT de Lula
Il est vrai qu’avec le Brésil d’un côté et le Venezuela de l’autre, on pourrait avoir l’impression de prime abord que le bilan passablement critique qui a été fait jusqu’ici tombe un peu à plat. Et que l’arrivée au pouvoir de gouvernements progressistes dans les années 2000 a aidé, dans ces deux pays, le syndicalisme à résoudre les problèmes dont nous avons parlé précédemment : le fait qu’ils soient liés à l’implantation des logiques économiques néolibérales ou à la question de l’indépendance de classe et à la non-subordination vis-à-vis de partis politiques.
En fait, les choses sont infiniment plus compliquées. Car si le Brésil a connu avant tous les autres pays latino-américains, dès l’année 1964, un régime militaire, ou mieux dit une dictature de sécurité nationale reprenant à son compte les mêmes obsessions néolibérales et répressives que dans le reste du cône Sud, il n’en a pas moins donné naissance à partir des années 1980 à un type de syndicalisme radicalement nouveau, notamment avec la formation en 1983 de la Centrale unique des travailleurs (CUT)[8]. Cette centrale brésilienne incarna une nouvelle manière de faire du syndicalisme, dans le sillage de la formation du Parti des travailleurs (PT) et de grèves de grande ampleur menées par un ouvrier au charisme certain, Lula da Silva. Un syndicalisme tout à la fois pluriel et diversifié, démocratique et combatif, avec au départ un positionnement de classe marqué, la volonté affichée d’indépendance par rapport aux partis et au gouvernement ainsi que l’objectif clairement revendiqué du socialisme.
Il reste que, quand 20 ans plus tard, en 2003, le même Lula à la tête du Parti des travailleurs arriva à la présidence du Brésil, le dynamisme et l’élan radical ou révolutionnaire originel n’étaient déjà plus là. Plus du tout même, un pragmatisme retors ayant fini par prendre toute la place ! Certes, au départ et dans le sillage de mobilisations sociales et syndicales importantes, le gouvernement de Lula, cette « république des syndicalistes[9]», comme on l’appelait alors, a bien réussi à faire augmenter le salaire minimum ou encore à corriger certaines iniquités (par exemple quant au calcul annuel des taux d’impôt sur le revenu). Il n’en est pas moins vite revenu aux impératifs néolibéraux, ou plus justement à une politique « sociale-libérale », résultat de compromis de fond avec la droite et une oligarchie puissante, notamment en imposant une réforme des retraites dans le secteur public, nullement favorable aux salarié-e-s (augmentation de l’âge de la retraite, accroissement du temps de contribution, seuil maximal de rétribution, etc.). Ce gouvernement n’a pas été non plus capable de rompre clairement avec toutes les pesanteurs du vieux modèle syndical brésilien de type corporatiste auquel la CUT n’avait que partiellement échappé[10] et qu’il ne réussit pas – malgré plusieurs tentatives – à réformer en profondeur. Ce qui fait qu’aujourd’hui, avec le retour en force de la droite au Brésil à la suite de la démission forcée de Dilma Roussef et de l’arrivée à la présidence de Michel Temer[11], on ne peut pas dire que le passage du Parti des travailleurs au gouvernement (pendant 13 ans) ait permis à la CUT et au mouvement syndical brésilien pris dans son ensemble, de faire des gains durables : ni en termes d’amélioration des conditions de travail, ni de mettre en pratique ses velléités d’indépendance vis-à-vis des partis politiques ou du gouvernement lui-même. À se retrouver finalement en 2017 – en dépit des formidables mobilisations et espoirs qu’il avait soulevés pendant quelques années – devant les mêmes défis que l’ensemble du mouvement syndical latino-américain.
Le Venezuela et les tentatives de renouvellement syndical d’Hugo Chavez
Dans le sillage de la révolution bolivarienne, on a assisté, quoique de manière décalée dans le temps, aux mêmes espérances de changement, mais aussi aux mêmes désillusions et impasses, avec cependant quelques avancées non négligeables qu’il faut souligner. Car au moment de l’arrivée d’Hugo Chavez à la présidence en 1999, la plus forte centrale syndicale vénézuélienne d’alors, la Confédération des travailleurs du Venezuela (CTV), était fortement inféodée sur le mode clientéliste au parti politique Alliance démocratique, parti d’obédience sociale-démocrate, mais ayant opté pour des politiques néolibérales draconniennes à la fin des années 1980. Disposant d’un quasi-monopole syndical, la CTV s’était donc fortement opposée à la candidature de Chavez à la présidence.
C’est pourquoi le gouvernement Chavez décida de ne pas attaquer la CTV de front, mais de modifier dans un premier temps les règles d’élection des leaders syndicaux pour tenter de les rendre plus démocratiques, en plaçant celles-ci cependant sous le contrôle du Conseil national électoral[12]. Mais, après le coup d’État manqué de 2002 dans lequel la CTV s’était activement impliquée, Chavez ira plus loin en favorisant le 5 avril 2003 la constitution d’une centrale rivale indépendante : l’Union nationale des travailleurs (UNT). Ayant pour maîtres mots la promotion du contrôle ouvrier ainsi que la lutte à la corruption et à l’absence de démocratie syndicale, celle-ci parviendra bien vite à égaler la CTV en nombre d’adhésions, avec 1,5 million de membres, tout en se dotant d’un programme passablement radical : nationalisation des banques, prise de contrôle par les salarié-e-s de toutes les entreprises ayant participé à la désorganisation de l’économie en 2002-2003, réforme de la Loi organique du travail (LOT), réduction du temps de travail, etc.
Il reste que ces volontés syndicales de changement surgies de la base vont non seulement être amoindries par des divisions internes, mais aussi se heurter aux réticences ou frilosités du gouvernement lui-même, dans la mesure où chaque fois qu’il a été question de demandes de contrôle ouvrier ou de nationalisations exigées par la base, ce dernier a semblé se faire tirer l’oreille en n’acquiesçant à ces revendications qu’au terme de longues et tumultueuses luttes[13]. Ce qui fait qu’au sein de l’UNT (rebaptisée entre temps UNETE) se sont multipliées les critiques virulentes vis-à-vis de politiques gouvernementales jugées trop timorées, et que de nombreux syndicalistes d’obédience chaviste qui s’y trouvaient préfèreront la quitter et se lancer en 2011 dans la fondation d’une centrale chaviste rivale : la Centrale socialiste bolivarienne des travailleurs de la ville, de la terre et de la mer (la CSBT). Celle-ci, bénéficiant de facto de tout l’appui gouvernemental, va rapidement s’imposer et centrer ses efforts, fouettée en cela par les enjeux des élections de 2012, sur une réforme en profondeur du Code du travail, réforme demandée depuis près de 10 ans par la gauche du mouvement syndical. Mais si cette loi va dessiner d’importantes avancées dans le monde du travail vénézuélien (suppression de la sous-traitance, prime à la productivité pour les salaires, améliorations des prestations sociales, renforcement des mesures favorisant l’égalité hommes femmes au travail, etc.), cela n’aura été qu’au prix de monopoliser le débat et d’imposer depuis le haut une série de réformes à l’élaboration desquelles auront été exclus de larges secteurs du mouvement syndical vénézuélien, dont l’UNETE. De quoi mettre en lumière à nouveau comment au Venezuela, malgré d’indéniables acquis (aujourd’hui passablement grugés par la crise politique actuelle cependant), le mouvement syndical n’a résolu aucun des grands problèmes évoqués plus haut, ni celui de la subordination à des partis politiques gouvernementaux, ni même celui de l’indépendance de classe et de la lutte au néolibéralisme.
Le SNTE mexicain et la commune d’Oaxaca
Si le gros du mouvement syndical mexicain apparaît depuis les années 2000 en grande difficulté[14], il faut dire cependant qu’ont surgi au Mexique, et plus particulièrement au sud du Mexique, quelques expériences extrêmement originales et prometteuses, issues de luttes totalement inédites, nées de la base. Et cela, loin de l’ancien modèle du « syndicalisme charros[15] », autoritaire, corporatiste et corrompu sous l’égide du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel), modèle qui a caractérisé bien souvent le rapport que l’État mexicain entretient avec les grandes centrales syndicales. À l’encontre aussi de ces volontés gouvernementales récurrentes de flexibilisation du travail de type néolibéral dont le dernier épisode en date fut celui de la réforme du travail promulguée par l’ex-président Calderon en 2012.
En effet, on a vu depuis les années 2000 se développer certains syndicats qui – en rupture radicale avec le syndicalisme charros – sont en train de donner naissance à des processus de recomposition syndicale particulièrement originaux[16]. C’est notamment le cas dans l’État d’Oaxaca où le 22 mai 2006 débuta un conflit de travail qui, dans un sens, perdure jusqu’à aujourd’hui. Le syndicat local des enseignants et des enseignantes (la section 22 du Syndicat national des travailleurs de l’éducation [SNTE]) est entré en lutte frontale avec le gouverneur Ulises Ruiz, membre du PRI de l’État, sur des questions très élémentaires de protection du travail précaire enseignant et d’augmentations salariales liées au coût de la vie. Bien vite cependant la lutte syndicale suivit un tout autre cours et s’élargit à l’État d’Oaxaca tout entier. Forte de la solidarité active de près de 365 organisations sociales de la région (dont de nombreuses organisations indigènes) et s’étant fixé pour objectif immédiat le départ du gouverneur corrompu, la lutte va donner naissance à l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (APPO). Celle-ci, pendant plusieurs mois, fédérera les mécontentements et coordonnera – sur le mode de l’organisation autonome – la résistance collective, la paralysie des institutions locales ainsi que la protection des habitants (notamment au travers de la mise en place d’une police populaire, la POMO) vis-à-vis des menées répressives du gouverneur. Véritable contre-pouvoir populaire en gestation, l’APPO multipliera barricades, sit-in, occupations de chaînes de radios et postes de télévision, etc., parvenant ainsi à rendre la ville ingouvernable jusqu’à l’arrivée de la police fédérale le 29 octobre 2006.
Si les enseignants et les enseignantes de la SNTE n’obtiendront qu’en partie gain de cause[17] alors que le gouverneur ne quittera finalement son poste qu’à la faveur de l’élection suivante, la « commune d’Oaxaca » va cependant pouvoir devenir pendant quelques mois, ce nouveau « bras politique » qui a pu faire entendre à l’échelle d’un pays tout entier les aspirations des travailleurs et des travailleuses de l’enseignement en butte aux politiques néolibérales. Mais pas seulement : elle va être l’incarnation – alors que la gauche mexicaine n’en finit pas d’être sur la défensive au plan électoral – de nouvelles pratiques sociales et politiques, de nouveaux discours (liés à la défense du territoire et de la Terre-Mère), de nouvelles alliances (avec les peuples autochtones) qui, loin des vieux modèles du passé, ont cherché à faire face aux défis de la corruption et de la « mafieusisation » de la vie politique mexicaine. Cela s’est fait en inventant de nouveaux liens – plus démocratiques et participatifs – entre luttes syndicales et luttes sociopolitiques. Il n’en demeure pas moins que cette expérience exceptionnelle – aujourd’hui en veilleuse – n’a pas pu faire tache d’huile ailleurs, ne serait-ce qu’à une échelle moindre, faisant ainsi bien voir en même temps toutes les contraintes qui pèsent sur un renouvellement en profondeur du syndicalisme mexicain.
Les défis de la CTA argentine
En Argentine aussi, dans les deux dernières décennies, le contexte social et politique général a été plutôt défavorable au mouvement syndical pris dans son ensemble, à l’exception d’une période de répit non négligeable caractérisée par la présence de Nestor et Cristina Kirchner à la présidence argentine (de 2003 à 2015). Mais globalement, dans le sillage des politiques néolibérales radicales de Carlos Menem (1989-1998) qui ont conduit l’État argentin à la banqueroute en 2001, et à partir de 2016 sous la houlette du nouveau et très à droite président Mauricio Macri[18], on peut dire que le mouvement syndical argentin incarné par la CGT (Confédération générale du travail de la République argentine) s’est retrouvé plutôt sur la défensive, non seulement à cause de la destruction/restructuration de grands pans de l’économie argentine, mais aussi à cause de la reconfiguration politique qui l’a accompagnée et des nouveaux défis qui se sont dressés sur son chemin.
Il faut dire cependant que – contrairement au Chili par exemple – le mouvement syndical argentin n’a pas été aussi défait et marginalisé par les années de dictature et les politiques néolibérales. Une puissante bureaucratie syndicale a pu se maintenir en place ; à l’ombre de la tradition syndicale péroniste et de ses succès passés[19], elle a su garder son rôle d’interlocuteur privilégié du monde du travail auprès de tous les gouvernements, civils comme militaires. Résultat : le syndicalisme argentin est un acteur institutionnel toujours puissant, mais il n’a pas craint de collaborer et de cautionner au passage bien des mesures néolibérales, notamment celle, si symbolique, de la privatisation des chemins de fer dans les années 1990 sous la première présidence de Menem.
C’est pourquoi se sont développés, en opposition aux politiques de la CGT, de très actifs mais minoritaires courants syndicaux contestataires[20] qui, entre autres choses, ont fini par donner naissance en 1991 à la Centrale des travailleurs d’Argentine (CTA). Il s’agit d’une organisation syndicale qui se voulait indépendante des partis politiques, dotée d’un projet de société alternatif, ouverte aux différents mouvements sociaux et aux travailleurs non syndiqués, et qui, même si elle était loin de pouvoir rivaliser avec la CGT, comptait, en 2008, déjà près d’un million et demi d’affiliés (dans l’éducation, la santé et l’administration).
Très active, mais force syndicale minoritaire, elle reste cependant le fer-de-lance[21] de la lutte menée contre le train de mesures néolibérales imposé depuis 2016 par le président Macri et, en particulier, contre son actuel projet de réforme du Code du travail (très proche de la réforme promue par Michel Temer au Brésil). La CTA saura-t-elle néanmoins dépasser les divisions qui continuent de la hanter, et rallier dans la lutte les bases de la puissante CGT, en suscitant une unité d’action parmi tous ceux et celles qui, clairement campés à gauche ou situés dans le camp de Cristina Kirchner, cherchent à faire front contre ce retour en force du néolibéralisme en Argentine ? C’est – symbole de cette recherche difficile d’alternatives – ce qui est loin d’être clair à l’heure actuelle.
En guise de conclusion provisoire…
On le voit, quels que soient les exemples choisis, quels que soient les gouvernements en cause (de gauche comme de droite), ils montrent comment le syndicalisme latino-américain se trouve confronté à des défis gigantesques, qui appellent à des transformations en profondeur tant au niveau des luttes et des pratiques syndicales proprement dites que des orientations politiques privilégiées sur le long terme. On voit aussi que l’exploration de voies alternatives – pourtant si nécessaire – reste encore le fait de syndicats très minoritaires, et se vit au travers d’expériences encore très parcellaires, se heurtant, qui plus est, à une fragmentation considérable des forces syndicales en présence. De quoi bien faire entrevoir que, lorsque l’on parle d’alternatives syndicales pour le XXIe siècle en Amérique latine, il s’agit d’un chantier qui reste encore… très largement ouvert !
Pierre Mouterde[1]
Notes
- Sociologue et essayiste. ↑
- Le sociologue Alain Touraine note à ce propos que mouvements sociaux et partis politiques ont ainsi été étroitement liés les uns aux autres, suite notamment à l’importance décisive du rôle de l’État dans le développement national de sociétés fortement marquées par la dépendance vis-à-vis des pays du Nord et de leurs centres économiques et financiers. D’où le développement en Amérique latine, à partir des années 1920 jusqu’au début des années 1970, « d’États de compromis » ou « d’États nationaux et populaires » sur lesquels le mouvement syndical pouvait, par le biais de partis auxquels il était étroitement lié, peser de tout son poids. ↑
- La question du rapport du syndicalisme à des partis politiques institutionnels a été celle du mouvement syndical latino-américain dès le premier tiers du XXe siècle. En effet si le syndicalisme latino a pris essor, en particulier dans le cône Sud, à partir du milieu du XIXe siècle grâce à la présence de militantes et militants anarchistes et socialistes venus d’Europe, ce n’est qu’à partir du premier tiers du XXe siècle que la perspective socialiste devient – vis-à-vis de la perspective anarchiste – hégémonique, conduisant le gros du mouvement syndical à conjuguer plus étroitement luttes syndicales et luttes politiques institutionnelles. ↑
- Par exemple au Chili, on est passé de 86 669 syndiqué-e-s en 1936 à 627 664 en 1970, et à près de 900 000 en 1973. De manière plus globale, l’augmentation de la production à la fin du XXe siècle pour répondre aux besoins des puissances étrangères apporte des ressources pour le marché intérieur, stimulant l’expansion urbaine et la petite bourgeoisie rurale (cas du Chili, de l’Argentine, de l’Uruguay et du Brésil). Elle aboutit aussi au boom de la classe ouvrière : 6 % de la population au Chili en 1900 contre 1,5 % pour l’ensemble de l’Amérique latine, 12,7 % en Argentine et 8 % en Uruguay. Comme points de comparaison, on sait qu’aux États-Unis, le taux de syndicalisation est passé de 30 % dans les années 1960 à 10 % dans les dernières années. Dans les pays scandinaves, il se maintient une proportion oscillant entre 50 et 80 % de syndiqués. Dans les pays d’Amérique latine, on a des taux d’environ 30 %, avec un déclin dernièrement. ↑
- L’État de compromis cherche à concilier les intérêts d’une bourgeoisie industrielle en plein essor et hégémonique avec ceux des couches moyennes et de certains secteurs de la classe ouvrière. ↑
- En Amérique latine, selon la Banque mondiale, l’économie informelle représente 56 % de l’économie, ce qui signifie que plus de la moitié de la population économiquement active se trouve dans le secteur informel. Et les niveaux sont encore plus importants pour les femmes. ↑
- On doit nécessairement faire référence ici à la naissance de la Confédération syndicale internationale (CSI), le premier novembre 2006 à Vienne, avec 168 millions de travailleuses et travailleurs ; résultat de la fusion entre la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) et la Confédération mondiale du travail (CMT). Même s’il s’agit de regroupements institutionnels, et si le syndicalisme latino-américain eut une participation discrète dans cette naissance, cette dernière suscita d’amples débats en Amérique latine, notamment sur la conformation de sa filiale latino-américaine – la Confédération syndicale des Amériques (CSA) –, interrogeant en particulier l’Organisation régionale interaméricaine des travailleurs (ORIT), affiliée à la CISL et la Centrale latino-américaine des travailleurs (CLAT), affiliée à la CMT. ↑
- La Central Única dos Trabalhadores (CUT), en 2001, était considérée comme la centrale syndicale la plus importante du Brésil, avec 2834 syndicats affiliés, ce qui équivaut à près de 65 % de tous les syndiqué-e-s affiliés du Brésil. À la CUT, il faut ajouter la Confederaçao General dos Trabalhadores (CGT), avec 600 entités syndicales, et Força Sindical (FS), avec 839 syndicats et 20 % des syndiqués affiliés. Il faut noter cependant que 62 % des syndicats existant au Brésil ne sont affiliés à aucune centrale. ↑
- Il y avait dans le premier gouvernement de Lula Da Silva 12 syndicalistes ou ex-syndicalistes. ↑
- Sa structure officielle a été définie à travers la Consolidation des lois du travail (CLT) de 1943. Cette dernière s’inspire du modèle corporatiste de Benito Mussolini et formalise une intervention directe de l’État dans les syndicats. Bien qu’elle ait subi des modifications depuis, des traits fondamentaux restent les mêmes : syndicat unique, contribution compulsive dénommée « impôt syndical », structure confédérale. ↑
- La réforme du travail de Michel Temer vise fondamentalement à flexibiliser le travail et à amoindrir les droits des travailleuses et des travailleurs. Elle permet ainsi, entre autres choses, de précariser le travail, d’obliger les femmes enceintes ou allaitant à travailler dans des endroits insalubres, d’établir une rémunération selon la productivité, d’instaurer une journée de travail pouvant aller jusqu’à 12 heures, etc. ↑
- En agissant ainsi, Chavez, sachant que le CNE était loin d’être un pouvoir politique indépendant, installait les syndicats dans un nouveau type de subordination politique qui ne fera que prendre de l’ampleur par la suite. ↑
- Citons le conflit, en 2004, à l’usine de fabrique de papier et de carton Venepal, mais surtout le conflit, en 2008, à la Sidor, entreprise sidérurgique au sein de laquelle les ouvriers se mirent en grève de façon extrêmement démocratique pour en exiger la nationalisation. ↑
- Le mouvement syndical mexicain reste très fragile. En 2005, seulement 10,17 % de la population économiquement active est organisée syndicalement. Depuis 25 ans, les syndicats mexicains ont perdu près de la moitié de leurs effectifs. Dans le secteur industriel, le pourcentage de travailleurs syndiqués est passé de 22 % en 1992 à 11, 6 % en 2002. Selon plusieurs enquêtes, près de 70 % des citoyennes et citoyens mexicains n’ont pas confiance dans le mouvement syndical. ↑
- C’est-à-dire de syndicats jaunes : des syndicats et leurs dirigeants qui s’entendent plus ou moins secrètement avec les gouvernements – et en tirent bénéfices et privilèges – au détriment des travailleuses et travailleurs qu’ils prétendent pourtant représenter. ↑
- On pourrait faire référence aussi au Syndicat mexicain des électriciens, ou encore à la section 18 de la SNTE, dans l’État de Michoacan qui, elle aussi, travaille en étroite collaboration avec des organisations indigènes proches des orientations des zapatistes. ↑
- Ce qui fait que la lutte dure encore. ↑
- Harcèlement ou emprisonnement arbitraire de militants en vue (comme Milagro Sala, dans la province de Jujuy), perte de plus de 100 000 emplois dans la fonction publique, hausse des tarifs d’électricité, de l’eau et surtout du gaz (jusqu’à 700 % dans certains cas), etc. ↑
- C’est Perón qui, en 1943, alors qu’il est ministre du Travail, a donné sa force historique au mouvement syndical argentin, en permettant son unification et autorisant le monopole syndical. C’est lui aussi qui un peu plus tard comme président incarnera particulièrement bien cette voie si propre à certains pays de l’Amérique latine : celle du national-populisme. ↑
- Un des événements fondateurs de ce courant syndical alternatif fut celui du soulèvement ouvrier et populaire de Cordoba en 1969 (dit le « Cordobazo ») qui mit en échec le gouvernement militaire de l’époque et dont le porte-parole était un dirigeant syndical exceptionnel, Agustin Tosco. ↑
- Voir à ce propos le succès de la grève générale du 7 avril 2017, dont elle a fait l’active promotion. ↑
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