Sur le féminisme décolonial

Magalie Civil, à propos de l’ouvrage Un féminisme décolonial de Françoise Vergès.

« Les féminismes de politique décoloniale n’ont pas pour but d’améliorer le système existant, mais de combattre toutes les formes d’oppression : la justice pour les femmes signifie la justice pour tous. […] Il ne s’agit pas donc pas d’une nouvelle vague du féminisme, mais de la poursuite des luttes d’émancipation des femmes du Sud global »[1].

 

Le livre Un féminisme décolonial de Françoise Vergès met au jour la non-homogénéité des conditions, des vécus des femmes et les enjeux sociopolitiques qui en découlent au sein même du féminisme. Vergès tire la voile sur les situations des femmes racisées, des femmes du Sud global qui en plus de composer avec les oppressions patriarcales, subissent également les effets du capitalisme racial, de l’impérialisme et du colonialisme. Elle pointe du doigt une division du travail entre diverses catégories de femmes : les femmes dites racisées, surexploitées qui s’adonnent au travail invisible de l’industrie du nettoyage et d’autres femmes à qui cette division du travail profite. Puisqu’ en se libérant de certaines tâches qu’on assigne aux femmes susmentionnées, elles peuvent, par exemple prétendre à diriger une entreprise selon le principe égalité Homme-Femme. Dès lors, il n’est pas étonnant que ces différenciations sociales, culturelles, économiques, voire géopolitiques, accouchent d’une pluralité de féminismes. En revanche, ce qui semble surprenant c’est l’entêtement d’un certain féminisme à mener une mission civilisatrice au service du néolibéralisme, de l’impérialisme, du capitalisme racial, tout en s’obstinant à ignorer les oppressions spécifiques que vivent certaines femmes parce que cela reviendrait à questionner leurs propres privilèges.

Vergès offre à la fois une critique à la cécité du féminisme civilisationnel face à l’oppression, aux récits, et aux luttes des femmes des Suds, dont elle appelle Sud global et dénonce l’instrumentalisation du féminisme par le néolibéralisme. Les droits des femmes sont devenus l’une des cartes maitresses de l’État, de l’impérialisme, l’ultime recours du néolibéralisme. Le terme féminisme est tellement compromis qu’il devient facilement récupérable même par l’extrême droite. Comme l’indique Vergès, « l’impérialisme et le capitalisme ont compris comment l’intégration des « droits des femmes » pouvait servir leurs intérêts. […] Des guerres impérialistes ont été déclenchées notamment au nom des « droits des femmes »[2]. Elle souligne même certains points de convergence entre le féminisme et les courants nationalistes xénophobes en France, à ce titre la question du voile est exemplaire.

Le féminisme devient donc une entreprise de pacification au service du capitalisme, de l’État et de l’impérialisme à la suite de la captation des luttes des femmes par le féminisme civilisationnel. Dans son désir d’intégrer le monde capitaliste, celui-ci a « entrepris la mission d’imposer au nom d’une idéologie des droits des femmes une pensée unique qui contribue à la perpétuation d’une domination de classe, de genre et de race »[3].  Même si Vergès parle d’une trahison du féminisme occidental, elle ne manque pas de souligner la portée coloniale et la trajectoire historique du mépris que ce féminisme manifeste à l’égard de certaines femmes. En effet ce fémi-impérialisme qui s’acharne à passer sous silence les voix des femmes « anonymes », racisées, du Sud global a le même mode opératoire que le féminisme de l’Europe des lumières. Ce dernier n’a jamais reconnu les luttes des femmes esclaves, des subalternes, « les femmes qui participent à la révolution haïtienne, […] les femmes esclaves qui se révoltent, maronnent et résistent »[4]. Le féminisme civilisationnel s’inscrit dans cette même lignée, il a servi au colonialisme et il sert aujourd’hui au néolibéralisme et à l’impérialisme. Par ailleurs, il a offert un visage féminin au programme d’ajustement structurel. Il bénéficie du soutien des institutions internationales d’aide au développement, du Fonds Monétaire Internationales, de la Banque mondiale, des assemblées internationales, des États occidentaux, postcoloniaux, pour assurer les campagnes impérialistes et néolibérales. Historiquement, au sein du féminisme comme dans tout autre mouvement de luttes d’ailleurs, il a toujours été question de camp. D’où l’appel « choisir un camp » que lance Vergès dans la première partie du livre.

Vergès évoque clairement son positionnement : un féminisme de politique décoloniale, large, transnational et pluriel qui endosse une posture anticoloniale. Ainsi dit-elle, « les féminismes de politique décoloniale puisent dans les théories et pratiques que des femmes ont forgées sur le long au sein des luttes antiracistes, anticapitalistes et anticoloniales- participant à élargir les théories de libération et d’émancipation à travers le monde »[5]. L’analyse de la colonialité du pouvoir reste centrale, parce que le colonialisme et le racisme institutionnel persistent encore. Cette colonialité maintient une politique de vies jetables.  Les féminismes de politique décoloniale s’adonnent à la réécriture de l’histoire du féminisme en faisant de la colonie une pierre angulaire.

En ce sens, les féminismes de politique décoloniale choisissent d’outrepasser les revendications égalité Homme-Femme pour s’engager dans une lutte globale axée principalement sur le droit d’exister. Ils articulent différentes formes d’oppressions dans leurs luttes féministes. Ainsi affirme Vergès, le racisme, l’impérialisme, le capitalisme sont tous des modèles de pensées et d’organisations de la société basés sur l’oppression des femmes[6]. Les féminismes de politique décoloniale embrassent une lutte multidimensionnelle qui se donne pour objectif la destruction du patriarcat, du racisme, du capitalisme et de l’impérialisme. Ils préconisent, « une analyse multidimensionnelle de l’oppression et refuse de découper race, sexualité et classe en catégories qui s’excluraient mutuellement »[7]. Les féministes décoloniales mettent l’accent sur l’existence de la violence systémique contre les femmes et sur le retour de structures oppressives dans les États issus de la décolonisation, ainsi qu’à la dépatriarcalisation des luttes révolutionnaires.


[1] Vergès, Françoise. 2019. Un féminisme décolonial. Paris: La Fabrique éditions. P.39.

[2] https://www.contretemps.eu/repolitiser-feminisme-verges/

[3] Vergès, Françoise. 2019. Un féminisme décolonial. Paris: La Fabrique éditions. P.12.

[4] Vergès, Françoise. 2019. Un féminisme décolonial. Paris: La Fabrique éditions. P.28.

[5] Vergès, Françoise. 2019. Un féminisme décolonial. Paris: La Fabrique éditions. P.39.

[6] https://www.cahiersdusocialisme.org/sur-le-feminisme-decolonial/

[7] Vergès, Françoise. 2019. Un féminisme décolonial. Paris: La Fabrique éditions. P.34.

Article précédent
Article suivant

Articles récents de la revue

Nommer et combattre un système d’immigration colonialiste et raciste

Outre la régularisation des personnes sans papiers, il faut obtenir une refonte du système d’immigration : au lieu de produire vulnérabilités et discriminations, il s’agit...