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Stratégies, résistances et luttes à l’ère de la mondialisation néolibérale

Au début du capitalisme industriel vers le milieu du 19e siècle, un ensem¬ble d’idées a émergé et a captivé l’imagination de la nouvelle classe ouvrière créé par le capitalisme industriel. Ces idées reflétaient en partie les nouvelles dispositions institutionnelles élaborées par l’urbanisation et l’indus¬trialisation sous le capitalisme. Elles ont aussi changé le cours du capitalisme industriel. Ces idées ont aidé la classe ouvrière à devenir une force qui a hu¬manisé le capitalisme industriel, bien que cette force n’ait pas transformé le capitalisme.

Quelles sont ces idées ? La première c’était que le nombre croissant de personnes qui, du fait des changements dans l’économie, avaient été forcées de travailler dans les mines et les usines réparties à travers l’Europe et les Amériques, que ces personnes, pourraient avoir – et finiraient un jour par avoir –du pouvoir. Le pouvoir qu’elles pouvaient à la fois saisir et créer était ancré dans le système même qui les opprimait : le système de production de masse. Les usines, allait leur donner des caractères communs. Cela allait les soumettre à une expérience commune, les réunir physiquement dans les lieux mêmes de la production de masse, et les exposer à la dure routine de la chaîne de montage, à l’autoritarisme des contremaîtres et des patrons. En les rassemblant, les institutions mêmes du capitalisme industriel allaient changer leur conscience politique. Cela leur montrerait beaucoup de choses à ces gens de villages dispersés, parlant diffé¬rents dialectes ou langues et ils se rendraient compte qui sont leurs ennemis communs. Ils y gagneraient également une sorte de compréhension, de vision, de socialisation, ou même de socialisme ; cette sorte de socialisme limité que la production de masse créée par le capitalisme lui-même constituait. Et enfin, et surtout, cette expérience nouvelle créée par le capitalisme industriel mon¬trerait aux gens qu’ils avaient le pouvoir. Parce qu’ils se rendraient compte par leur expérience des mines et des usines qu’ils jouaient un rôle crucial dans le nouveau système, qu’ils pouvaient le bloquer.

Enfin, il y avait l’idée que, au fur et à mesure que le capitalisme industriel croissait, la puissance des travailleurs et travailleuses augmenterait aussi. Leur nombre et leur pouvoir allaient s’accroître. Ces idées ont été le mieux exprimées dans le Manifeste communiste. L’idée que la nouvelle classe ouvrière industrielle en for¬mation pourrait avoir du pouvoir et que sa puissance – sa puissance potentielle du moins – était une sorte de résultat inévitable du nouveau système de pro¬duction qui était en train de naître, cette idée, cette analyse reflétait une réalité. Elle a également contribué à renforcer le pouvoir de la classe ouvrière qui a finalement eu un impact sur les conditions institutionnelles, même si ce n’était pas l’impact considérable que les dirigeants de la classe ouvrière – et que Marx et Engels eux-mêmes – avaient espéré. Cette idée a alimenté les grèves de masse, les syndicats, les partis ouvriers, qui ont bel et bien eu un impact sur le capitalisme industriel au cours de son développement.

Maintenant, la classe ouvrière industrielle est moins importante ; et c’est aussi vrai pour les syndi¬cats, aux États-Unis, au Royaume-Uni, et dans une certaine mesure à travers l’Europe, et certainement en Amérique latine. Les partis qui ont débuté com¬me partis de la classe ouvrière ne semblent plus être basés sur les classes sociales. Un vaste découragement règne quant aux perspectives de pouvoir de la classe ouvrière. La façon habituelle d’expliquer pourquoi il en est ainsi, pourquoi les vieilles promesses ne sont pas tenues, se sont évaporées, et pourquoi nous sommes dans ce bourbier, est aussi un ensemble d’idées reçues. Un ensemble d’idées qui dans une certaine mesure reflète les nouvelles dispositions institutionnel¬les ; et également une sorte de dynamique qui promet de changer, et a déjà changé ces arrangements institutionnels. Et ces nouvelles idées reçues res¬semblent à peu près à ceci : « Nous sommes dans une ère nouvelle. Nous l’appelons le néolibéralisme ou mondialisation néolibérale, ce qui signifie que les marchés capitalistes sont désormais internationaux. Cela signifie aussi que les économies nationales se restructurent et génèrent de la précarité, une main-d’œuvre précaire, une main-d’œuvre à temps partiel, et que ce nouveau développement est inévitable, qu’il est le résultat du nouveau cadre institu¬tionnel qui n’est le fait de personne en particulier. Cela signifie enfin que les conséquences seront énormes pour les conditions économiques de la classe ouvrière, mais surtout pour le pouvoir de la classe ouvrière ».

Je tiens à expliquer pourquoi ce développement a paralysé l’émergence d’idées nouvelles sur le néolibéralisme et sur les réalités institutionnelles qu’il reflète et exagère. Historiquement, il existe en fait deux conceptions principales du pouvoir des travailleurs. La première conception est liée à l’idée de démocratie, de la démocratie représentative électorale. C’est l’idée selon laquelle, si les travailleurs ont le droit de vote et s’il y a des élections périodiquement, ils peuvent avoir une cer¬taine influence sur l’État. C’est une idée très basique de la démocratie ; c’est la manière dont nous concevons la démocratie. En fait, les institutions ont été modelées pour refléter cette conception : qui a le droit de vote, comment voter, le déroulement des élections, le rôle des partis politiques, etc.

Cette conception de la démocratie représentative électorale était très prometteuse – et historiquement, elle a eu beaucoup d’influence sur le socialis¬me – en raison de cette notion selon laquelle le capitalisme industriel devait croître, et donc que le nombre de travailleurs de l’industrie allait augmenter. Les travailleurs industriels confrontés à une expérience commune allaient en¬suite développer une solidarité et une sorte de perspective socialiste. La représentativité électorale pourrait donc devenir un véhicule pour le pouvoir. Mais il y avait aussi une deuxième théorie qui, je crois, a été très influente : la théorie du pouvoir du mouvement ouvrier. Le pouvoir du mouvement ouvrier se manifestait essentiellement par la grève. C’est de cela que le Manifeste parlait. La croissance des industries de production de masse allait de pair avec la croissance du mouvement ouvrier comme force sociale.

Ces deux conceptions ont eu leur importance dans l’histoire du capitalisme industriel. Le mouvement ouvrier était important. C’est l’histoire de l’expan¬sion des droits politiques des gens ordinaires, des droits du travail, de la protection sociale, de l’État-providence. Et dans cette histoire, les deux sortes de pouvoir interagissaient. Il était souvent très important que les travailleurs aient un certain pouvoir électoral parce qu’ils pouvaient utiliser leurs votes, leurs partis politiques, pour protéger leur capacité à déployer leur force de travail, leur pouvoir de grève, leur pouvoir de « fermer la taule ». Le point de vue conventionnel qui nous a paralysés, qui a été mis en avant par la machine de propagande néolibérale, c’est que la mondialisation affai¬blit les deux types de pouvoir : le pouvoir électoral et le type d’arrangements institutionnels qui ont fait que des gens ordinaires pouvaient avoir une influence sur les autorités de l’État. Tout cela serait miné par la mondialisation néolibérale.

Quelles sont les formes que cela prendrait ? Tout d’abord, l’autorité natio¬nale serait compromise par la montée des organisations supranationales. En effet, pour que les électeurs aient du pouvoir, il faut qu’ils aient du pouvoir sur les autorités de l’État qu’ils élisent. Mais que se passe-t-il si ces autorités de l’État sont dépouillées de leur pouvoir par la montée des organisations supranationales, ou si leur pouvoir est compromis par la montée de ces orga¬nisations supranationales ? Par exemple, le pouvoir de la classe ouvrière fran¬çaise est compromis par la montée de l’Union européenne, de l’Organisation mondiale du commerce, du Fonds monétaire international, etc.

Mais le pouvoir de la classe ouvrière est encore plus gravement compromis selon ce nouvel ensemble d’idées qui a battu en brèche les vieilles idées sur le pouvoir de la classe ouvrière – par la croissance du capital multinational, des sociétés multinationales qui opèrent beaucoup comme les entreprises ont opéré aux États Unis depuis la fin du 19e siècle, parce que notre système de gouvernement des États-Unis est un système fédéral. Dans le cadre du système fédéral, de nombreux services, les politiques fiscales, les politiques d’infrastructure dont les entreprises – surtout les grandes entreprises – se soucient, sont initiées et mises en œuvre au niveau de l’État membre, non au niveau fédéral. Comme les entreprises opèrent de l’Atlantique au Pacifique, elles peuvent prendre les gouvernements des États membres en otage. Cela est vrai aux États-Unis, et cela a été dévastateur pour le pouvoir démocratique depuis au moins un siècle. On affirme que maintenant cela est vrai dans le monde entier.

Un autre développement a sapé la vieille notion de pouvoir démocratique, du pouvoir des gens ordinaires obtenu par leurs votes, par leurs partis lors des élections. La privatisation des services du gouvernement, ce nouveau terrain de pillage pour les entrepreneurs, affaiblit nos syndicats les plus importants dans le secteur public. Probablement les plus grands partisans syndicaux du Parti démocrate – qui n’est pas un parti anticapitaliste, mais c’est le meilleur que nous ayons en matière de partis politiques – sont les syndicats d’ensei¬gnants. Ce sont les syndicats du secteur public, du moins aussi longtemps que les écoles sont publiques. Et l’effort de privatisation de l’éducation publique a comme l’un de ses buts cachés la déconfiture des syndicats d’enseignants.

La privatisation est aussi un nouveau domaine d’investissement, de profit, de pillage. Il suffit de regarder comment nous avons utilisé nos faibles pro¬grammes publics de santé pour alimenter les grands fournisseurs privés dans le domaine de la santé d’une manière qui n’est soumise à aucune forme de réglementation. Les idées sur la mondialisation sont dévastatrices pour la notion de pouvoir du mouvement ouvrier à cause de la façon dont la mondialisation néolibérale affaiblit les promesses de démocratie.

Ces idées et certaines des réalités sont dévastatrices pour la vieille notion voulant que la force de travail ait le pouvoir de « fermer la taule », car la mondialisation signifie aussi la délocalisation des industries de production de masse vers l’Asie, le Sud plus généralement. Et avec ce dépla¬cement de l’investissement vient l’intensification de la concurrence entre les marchandises, avec pour conséquence que les travailleurs – souvent des tra¬vailleurs syndiqués – dans le monde développé sont constamment confrontés aux travailleurs de l’hémisphère Sud. Ainsi, la concurrence accrue augmente la pression et fait craindre le pire.

On en vient à croire qu’on ne peut pas faire grève dans ces conditions. On ne peut plus faire grève ; on ne peut même plus parler de grève. On ne peut plus parler de cet exercice essentiel du mouvement ouvrier, « le pouvoir de fermer la taule ». Donc, cette nouvelle série d’idées reçues est invalidante et paralysan¬te. Mais est-ce toute la vérité ? Il y a clairement quelque chose de vrai dans ces idées. Cependant, je ne pense pas que ce soit toute la vérité. Je pense que l’idée implicite dans la notion de pouvoir du mouvement ouvrier, dans l’idée que l’on peut « fermer la taule », qu’il y a un pouvoir démocratique si les gens ont le droit de vote, c’est la perspective théorique générale qui permet de com¬prendre pourquoi certaines personnes peuvent dominer les autres. Et en parti¬culier, implicite dans ces deux idées-forces, il y a une notion plus vaste selon laquelle les gens que nous considérons habituellement impuissants, désarmés, inévitablement subordonnés, ceux qui n’ont rien des ressources classiques de pouvoir comme l’argent, le contrôle des emplois, le contrôle des armées, ou de bandes de voyous, des gens qui n’ont pas de ressources, les gens comme les serfs, les pauvres des villes, les travailleurs, ont parfois du pouvoir.

Historiquement, il y a les cas où les serfs ont eu de l’influence sur les pro¬priétaires fonciers, où les populations urbaines pauvres ont fait grincer les dents des princes, où les travailleurs ont fait céder leurs patrons. Ce type de pouvoir et le pouvoir implicite dans la notion que le mouvement ouvrier peut « fermer la taule », le pouvoir implicite des idées démocratiques, provient, je crois, des modèles de coopération, d’interdépendance, qui constituent notre société. Ce sont des formes de coopération qui impliquent des serfs, qui impli¬quent les pauvres urbains qui doivent coopérer – au moins en acquiesçant – et qui impliquent les travailleurs et les travailleuses. Tout le monde joue un rôle dans le fonctionnement normal des institutions importantes qui constituent une société coopérative.

Ces formes de coopération sont complexes et de grande envergure. Il existe de nombreux systèmes institutionnels de coopération (y compris les familles, les églises, les systèmes éducatifs) mais certains systèmes institutionnels sont plus importants que d’autres.

Les institutions économiques sont très importantes, ainsi que les institutions politiques qui déterminent les axes centraux qui lient l’État aux populations. Et les luttes de pouvoir qui sont rendues possibles par les systèmes économiques et politiques de coopération, ces relations de pouvoir peuvent être très criti¬ques dans la transformation des sociétés. Et elles impliquent tout le monde, ou presque tout le monde, parce que les gens sont liés entre eux dans ces activités économiques et politiques auxquelles ils participent. Et c’est parce que ces gens sont importants qu’ils peuvent perturber ces systèmes. Les étudiants peuvent perturber les universités. Les travailleurs peuvent perturber la production. Les paysans dans les hauts plateaux de Bolivie peuvent pertur¬ber des communautés entières en bloquant les routes. Ainsi, la démocratie re¬présentative électorale comme les idées portant sur le pouvoir des travailleurs sont des expressions particulières d’une notion plus large selon laquelle les relations d’interdépendance créent de l’énergie interdépendante. Or ce pou¬voir interdépendant, contrairement aux armes et à l’argent, inclut le bas de la société et augmente avec la centralisation et la spécialisation.

Il en résulte que la mondialisation – qu’elle soit néolibérale ou non – augmente le potentiel du « pouvoir d’en bas ». Les modalités mêmes qui permettent aux capitaux de fuir, d’aller vers des zones à bas salaires et à faibles coûts, créent aussi de nouvelles et fragiles interdépendances. Tout le monde se plaint de l’externalisation ; on donne aux pauvres d’ailleurs des emplois pour produire des pièces importantes de nos voitures ou de nos wa¬gons de chemins de fer. Mais ces arrangements créent également de nouvelles interdépendances très fragiles et complexes. L’externalisation a donc un dou¬ble aspect : elle desserre les liens entre les investisseurs nationaux et les travailleurs nationaux et affaiblit leur pouvoir, mais elle lie les investisseurs à de nombreux autres contributeurs en majorité subalternes. Je parle par exemple des chaînes de production éloignées qui dépendent de systèmes complexes de transport. Elles dépendent aussi de systèmes électroniques de communication qui sont extrêmement vulnérables au retrait de la coopération.

Dans l’ancien temps des systèmes de production fordiste, les gens qui dé¬fendaient le pouvoir des travailleurs essayaient de savoir quels travailleurs ou travailleuses – dans un système complexe (usine ou industrie) avec une division complexe du travail – étaient les travailleurs logistiques qui, si on parvenait à les organiser, pourraient « fermer la taule ». Maintenant, peut-être, l’idée de travailleurs logistiques devient majeure ; peut-être que beaucoup de travailleurs et de travailleuses dans un système très complexe et fragile de division du travail et de coopération, sont des tra¬vailleurs logistiques ou des travailleurs potentiellement logistiques.

Il y a des problèmes, cependant. Et ces problèmes ont à voir avec le fait que le potentiel en énergie, créé par un nouveau système de relations institutionnel¬les, le potentiel d’énergie à la base en particulier, n’est pas automatiquement exprimé. Beaucoup de travail stratégique doit être fait pour développer ce pou¬voir. En premier lieu, les personnes qui sont subordonnées et qui sont culturelle¬ment étouffées, doivent arriver à reconnaître qu’elles sont importantes, qu’elles apportent une contribution. Alors, elles doivent reconnaître que les élites dépendent d’elles. Elles doivent coordonner leurs actions. Cette atomisation, qui en un sens a toujours été le cas des grands groupes de travailleurs, doit être surmontée ; les gens doi¬vent agir de concert. L’influence inhibitrice d’autres institutions et d’autres rapports doit être surmontée, car les gens n’ont pas seulement des relations avec les investisseurs ou avec les employeurs, ou même avec les autorités étatiques. Ils ont également des relations avec l’Église qui a été si importante dans la montée de la droite aux États-Unis. Ils ont des liens familiaux, ils sont parfois intégrés dans des organisations, des organisations malsaines d’ex¬trême-droite.

* Frances Fox Piven est professeure aux universités de Boston et de New York, et également une militante syndicale et communautaire aux États-Unis. Ce texte est extrait d’une communication qu’elle a présentée à la conférence « Classes dans le contexte de la crise » organisée par la Fondation Rosa Luxembourg en juin 2009.

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