INVERNIZZI Sandra , TANURO Daniel
11 mai 2010
Le Sommet des peuples sur le climat et les droits de la Terre mère, qui s’est réuni à Cochabamba (Bolivie) du 20 au 22 avril, à l’invitation du président Evo Morales, a été un énorme succès. Trente mille participants ont débattu plusieurs jours durant des différentes facettes de la crise climatique et adopté une série de documents forts intéressants, dans une optique résolument anticapitaliste. La Déclaration finale du Sommet [1], qui synthétise ces travaux, constitue une avancée importante sur la voie d’une convergence des luttes sociales et environnementales dans une perspective antiproductiviste et internationaliste. En tant que militants écosocialistes, nous ne pouvons que nous en féliciter. En même temps, il nous semble nécessaire d’ouvrir un débat fraternel sur quelques lacunes du texte qui mériteraient d’être surmontées à l’avenir, lors d’une prochaine rencontre de ce type.
Dans le sillage des prises de position d’Evo Morales et d’Hugo Chavez au sommet des Nations Unies, en décembre à Copenhague, la déclaration finale de la conférence pointe clairement l’origine capitaliste du dérèglement climatique en cours. Le texte dénonce les gouvernements qui discutent des changements climatiques comme d’une simple question de température, comme si le problème pouvait être réglé sans remettre en cause le système socio-économique responsable de celle-ci. Il souligne l’incompatibilité complète entre un modèle basé sur la logique de concurrence, donc de croissance illimitée, d’une part, et la nécessité impérieuse de respecter les limites des écosystèmes et de leurs rythmes, d’autre part : « le système capitaliste nous a imposé une logique de concurrence, (…) et de croissance illimitée. Ce régime de production et de consommation cherche le profit sans limites, en séparant l’être humain de la nature, en établissant une logique de domination sur celle-ci, en convertissant tout en marchandise : l’eau, la terre, le génome humain, les cultures ancestrales, la biodiversité, la justice, l’éthique, les droits des peuples, la mort et la vie elles-mêmes ».
Après avoir stigmatisé la transformation des ressources naturelles et des êtres humains en marchandises, la déclaration cloue au pilori la colonisation impérialiste, puis conclut logiquement qu’il serait « irresponsable de laisser aux mains du marché le soin (cuidado) et la protection de l’espèce humaine et de notre Terre Mère ». Cette prise de position stratégique est ensuite traduite en une série de revendications concrètes qui lient l’écologique et le social : contre le marché du carbone, le mécanisme REDD [2] (+ et ++), les agrocarburants, les OGM, les droits de propriété intellectuelle sur le vivant, les Traités de Libre Commerce ; pour un fonds mondial d’adaptation et un fonds pour les technologies propres, pour que l’eau soit reconnue comme droit humain fondamental, pour le respect des droits des peuples indigènes, pour le soutien à une agriculture paysanne, …
Démasquant le cynisme des gouvernements qui ne prévoient rien alors que 100 millions de personnes pourraient devenir des « réfugiés climatiques » dans les prochaines décennies, le texte réclame la fin des politiques d’immigration restrictives et répressives des pays occidentaux, et demande que les fonds affectés aux budgets militaires soient investis dans la protection du climat. Il dénonce aussi les mécanismes flexibles qui, sous couvert de transferts technologiques, visent en réalité à permettre aux grandes entreprises du Nord de continuer à polluer tout en faisant des superprofits sur le marché du carbone. Face à cette nouvelle forme d’exploitation coloniale, la déclaration affirme que « la connaissance est universelle et ne peut en aucun cas être un objet de propriété privée et d’utilisation privative », en conséquence de quoi elle plaide pour le partage des technologies et leur développement au service du « vivir bien ».
Enfin, le texte propose la mise en place concrète d’un cadre juridique international souverain et équitablement dirigé par les populations du monde dont le but serait de mettre fin aux dérives en termes de surexploitation des ressources, irresponsabilité environnementale et traitement inhumain des populations migrantes.
Si ces prises de position anticapitalistes sont remarquables, on doit pourtant déplorer certaines lacunes. Le point le plus frappant est que les oligarchies du pétrole, du gaz et du charbon ainsi que les grandes multinationales du secteur énergétique ne sont pas mises en accusation, ni même citées, alors que leur responsabilité dans les changements climatiques est écrasante. Le texte s’étend sur le rôle néfaste de l’agrobusiness dans la dégradation du climat, mais le mot « pétrole » n’apparaît qu’une fois dans la déclaration, et encore : uniquement dans le cadre de la demande de non exploitation des gisements situés en zones forestières, au nom de la protection des forêts et des droits des peuples indigènes (demande correcte et légitime mais totalement insuffisante). Les mots « charbon » et « gaz naturel » ne sont carrément pas cités. L’expression « énergies renouvelables » est absente également. De plus, le document ne comporte ni rejet du nucléaire ni conseil de prudence face aux risques possibles du stockage géologique du CO2… Au total, on ne peut se départir de l’impression que la Déclaration passe sous silence la lutte contre les lobbies capitalistes de l’énergie et des secteurs connexes (automobile, pétrochimie, construction navale et aéronautique, transports,…), alors qu’il s’agit évidemment de la question clé dans le cadre d’une stratégie anticapitaliste de stabilisation du climat.
On notera aussi l’étonnant contraste entre cette absence et la radicalité de l’objectif de diminution de GES préconisé par la Déclaration. Celle-ci propose, sans toucher à la question du choix des ressources énergétiques, de s’inscrire dans un canevas de diminution d’une ampleur nettement plus importante que le plus radical des scénarios du GIEC : 300 ppm de CO2 équivalents, pour ne pas dépasser 1°C de hausse de la température par rapport à l’ère préindustrielle Or pour atteindre ce niveau de stabilisation, il faut suivre une série d’étapes incontournables, qui concernent principalement le secteur de l’énergie et la question des ressources :
l’obligation à court terme de sortir des énergies fossiles ;
la nécessité de planifier le remplacement des fossiles par les renouvelables ;
la nécessité de réduire globalement la production et le transport de matières pour que ce remplacement soit possible en pratique ;
tout cela en considérant le risque d’hypothéquer la satisfaction des besoins légitimes des trois milliards d’êtres humains manquant de l’essentiel ;
pour résoudre ce problème de façon humaine, il est nécessaire et impérieux de faire de l’énergie un bien commun, afin que les investissements puissent être effectués en fonction des besoins et indépendamment des coûts, sans casse sociale ;
enfin, cette mise sous statut public de l’énergie doit être couplée à une redistribution des richesses, afin de mobiliser les ressources indispensables à la transition énergétique.
De tout cela, la Déclaration ne dit rien. Or, sans ces mesures radicales, il sera tout simplement impossible de stabiliser le climat au meilleur niveau possible, pour ne pas parler de satisfaire les droits légitimes du Sud à un développement centré sur les besoins des populations.
On peut comprendre que l’objectif ultra-radical des 300 ppm CO2 équivalent soit avancé dans le but de limiter au maximum l’injustice des changements climatiques pour les populations qui ne portent aucune responsabilité dans le gâchis. Mais on doit malheureusement à la vérité de dire que la limite de 1°C de hausse ne peut plus ne pas être franchie : la température a gagné 0,8°C depuis 1850, une hausse supplémentaire de 0,6°C est déjà « dans le pipeline » (différée seulement par l’inertie thermique des océans) et on ajoute chaque année 2 à 3ppm de CO2 dans l’air… En fait, même une hausse de 2°C ne peut sans doute plus être évitée. La concentration atmosphérique en gaz à effet de serre (tous gaz confondus) est actuellement supérieure à 460 ppm de CO2 équivalent. Le plus radical des scénarios de stabilisation mentionnés dans le 4e rapport du GIEC mise sur une concentration entre 445 et 490 ppm en 2050, correspondant à une hausse de température de 2 à 2,4°C et à une hausse du niveau des océans de 0,4 à 1,4 m (à l’équilibre). On pourrait éventuellement revenir un jour à 300 ppm, et à une différence de température de 1°C par rapport à l’ère préindustrielle, comme l’exige la Déclaration, mais certainement pas au court de ce siècle : cela demandera un effort de très longue haleine.
Ce problème est lié à celui de la répartition de l’effort entre les pays développés et le reste du monde. Comme on le sait, la Convention cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique enjoint de tenir compte du fait que la responsabilité pour le réchauffement est commune mais différenciée. Le respect de ce principe est évidemment crucial pour les pays du Sud, mais la contradiction est la suivante : plus l’objectif de stabilisation est drastique, plus il est nécessaire que les pays en développement participent à l’effort. C’est ainsi que le scénario le plus radical du GIEC implique que les pays développés réduisent leurs émissions de 80 à 95% d’ici 2050 (en passant par 25 à 40% d’ici 2020), ce qui revient en gros à dire qu’ils ont quarante ans pour se passer des combustibles fossiles et pour réduire de moitié leur consommation finale d’énergie. Au nom du principe de précaution, il n’est que logique et juste d’exiger du Nord au moins 40% de réduction en 2020 et 95% en 2050, en excluant les achats de crédits de carbone. Mais deux remarques s’imposent : 1°) dans ce scénario, l’effort des pays du Sud n’est pas négligeable puisque leurs émissions devraient dévier de 15 à 30% par rapport au scénario de référence ; 2°) pour aller plus loin, les pays du Nord devraient avoir recours à des technologies dangereuses et socialement douteuses telles que le charbon propre, les agro carburants, le nucléaire… sans avoir même la certitude que cela suffirait.
ll y a donc une forme d’irréalisme dans la demande de la Déclaration lorsqu’elle exige que les pays du Nord aillent non seulement plus loin que le scénario le plus radical du GIEC, mais soient en plus les seuls à devoir faire un effort. Un chiffre précis est mis en avant : 50% de réduction d’ici 2017 dans les pays capitalistes développés. Si nous comprenons et partageons l’indignation de la Déclaration face aux gouvernements de ces pays, nous ne pouvons pas faire silence sur l’exagération de ce scénario. Pour qu’il soit praticable, il faudrait en effet qu’une révolution socialiste anti-productiviste triomphe demain simultanément dans tous les pays capitalistes développés (et encore !). Cette éventualité est malheureusement assez peu probable, de sorte que la question est : quel discours faut-il tenir en direction de la classe ouvrière du Nord pour qu’elle prenne conscience de sa responsabilité cruciale dans le sauvetage du climat ?
A cette question, la Déclaration ne répond pas de façon convaincante. La cause en est qu’elle établit une dichotomie entre le nord exploiteur et le sud exploité, et passe ainsi à côté de l’urgente unification des luttes des exploités des pays « développés » et « en développement ». Dans le cas du Sud, la manière dont la Déclaration propose de concrétiser le principe des responsabilités communes mais différenciées tend à faire l’impasse sur la critique nécessaire des stratégies de développement productiviste de certaines classes dominantes, telles que celles du Brésil, de la Chine ou du… Vénézuéla, par exemple, en tant que grand producteur de pétrole. Cette manière « tiers-mondiste » d’aborder la question risque de provoquer une réaction de rejet parmi les exploités au Nord, qui craignent pour leur emploi ou ont perdu leur emploi du fait de la crise économique. Or, la lutte pour le climat n’avancera pas si les exploités de tous les pays ne luttent pas unis.
Plutôt que de lancer le chiffre peu réaliste de 50% de réduction en 2017, cette unité pourrait être favorisée en faisant remarquer que les pays du Sud s’engagent déjà à faire presque le maximum de ce qui est nécessaire pour stabiliser le climat, tandis que les pays du Nord font moins de la moitié de l’effort qui leur est imparti. Selon le GIEC, en effet, les pays en développement devraient prendre des mesures pour que leurs émissions en 2020 soient 15 à 30% au-dessous des projections « business as usual ». Or, il ressort des 120 plans climat communiqués au secrétariat de la CCNUCC dans le cadre de l’accord de Copenhague que les engagements du Sud équivalent à une déviation moyenne de 25% (presque le maximum, donc). Par contre, les plans climat communiqués par les pays développés correspondent à peine à une diminution des émissions de 15% par rapport à 1990, alors que le GIEC avance pour eux une fourchette de 25 à 40%. On n’est donc pas dans une situation où le Sud exige de continuer à ne faire aucun effort, comme la Déclaration pourrait le faire comprendre. On est au contraire dans une situation où le Sud fait plus que correctement sa part de l’effort et où le Nord ne fait rien, alors qu’il est responsable historiquement ! Ce constat offre un point d’appui solide pour justifier l’exigence d’une réduction drastique des émissions des pays capitalistes développés. De plus, elle coupe l’herbe sous le pied de tous les démagogues qui voudraient exciter les victimes de la crise au Nord en pointant les peuples du Sud comme des boucs émissaires.
Certains progressistes qui soutenaient en général la démarche du sommet ont émis des réserves par rapport à une approche de la justice climatique basée sur les droits de la terre-mère. A la lecture de la Déclaration, force est pourtant de constater que cette conception de la terre mère comme source de toute vie et de son droit à vivre en équilibre apporte une approche tout à fait nouvelle et intéressante du « droit à vivre dans un environnement sain ». Sans adhérer nécessairement à la conception spirituelle ou mystique que les populations indigènes d’Amérique latine ont de leur rapport à Pachamama, on ne peut que constater que, au-delà des références culturelles différentes, les mises au points très claires de la déclaration face à la politique mondiale de marchandisation et de pillage de la nature permettent à des cultures totalement différentes de se rejoindre sur un objectif commun : faire reculer la logique de profit et d’exploitation qui hypothèque le droit des peuples à vivre dans une situation climatique stable. Face à la crise environnementale, il est indéniable que la vision cosmologique des peuples indigènes, basée sur l’idée que la matière et l’énergie circulent sans cesse au sein de la nature considérée comme un tout, constitue un apport précieux, qui doit être apprécié à sa juste valeur.
Mais, si valable soit-elle, cette vision dynamique des interrelations entre l’humanité et le reste de la nature ne saurait remplacer des revendications précises telles que l’expropriation pure et simple des monopoles, en premier lieu dans le secteur énergétique. Sans cette expropriation, en effet, le respect des rythmes et des cycles biosphérique restera une chimère pour la simple raison qu’il ne sera pas possible de mettre en œuvre politique de transition énergétique et productive radicale et mondialement équitable. De ce point de vue, le texte est en fait à la croisée des chemins entre un refus radical, révolutionnaire, du système capitaliste, d’une part, et un positionnement plus ambigu qu’il n’y paraît à première vue en faveur d’un « changement à apporter au système capitaliste actuel », d’autre part.
Le Sommet des Peuples, répétons-le, constitue une avancée remarquable en direction d’une stratégie climatique digne de ce nom, c’est-à-dire d’une stratégie anticapitaliste. Tous les exploités et opprimés du monde sont redevables au peuple bolivien a pris l’initiative de cet événement, à travers son Président élu. Ils sont redevables en particulier aux peuples indigènes, qui jouent un rôle de premier plan en montrant qu’une autre relation entre l’humanité et la nature est possible et nécessaire. C’est dans le cadre de ce bilan éminemment positif, que nous souhaitons contribuer à un débat constructif.
Par Sandra Invernizzi et Daniel Tanuro
[1] Voir sur ESSF : L’« Accord des peuples » adopté par la Conférence Mondiale des Peuples sur le Changement Climatique et les Droits de la Terre-Mère à Cochabamba
[2] Le Programme des Nations unies sur la réduction des émissions résultant du déboisement et de la dégradation forestière dans les pays en développement (UN-REDD) vise à réduire ce chiffre en attribuant aux forêts une valeur financière basée sur leur capacité de stockage de carbone.