Mon intervention porte sur la nécessité de :
- critiquer le mode de valorisation propre au capitalisme et l’idéologie libérale qui en est le corollaire et
- d’élaborer de « nouvelles » valeurs (qui peuvent être également redécouvertes), de nouvelles façons d’attribuer de la valeur aux choses.
Il ne s’agit donc pas seulement d’adapter la production industrielle au capitalisme, ni de parler d’écologie ; il s’agit d’interroger en profondeur le rapport normatif que nous entretenons avec la nature, ce qui suppose avant tout d’interroger notre façon de penser le rapport ou le lien social.
L’anthropologie française, par exemple Louis Dumont, a bien montré comment la réduction de la société à l’économie impliquait la perte de toute la substance de la socialité. L’école de la critique radicale de la valeur (Wertkritik), dont la figure de proue est Moishe Postone, a montré que le marxisme « vulgaire » se trompait quand il réduisait le problème du capitalisme à « l’exploitation » et à la propriété privée des moyens de production, sans questionner le caractère productiviste de cette production, ni la centralité du travail comme mode de participation à la société.
Avec le capitalisme avancé, la logique du capital trouve (ou presque) son plein déploiement, ce qui signifie que l’ensemble de la reproduction de la vie, le commun lui-même, notamment le matériel génétique, doit être médiatisé par la valeur, doit devenir un support pour l’accumulation infinie de l’argent. Sous l’empire de la valeur, tout est réduit à l’état de moyen, traité comme un instrument en vue d’augmenter la quantité d’argent. Cette même accumulation est basée sur une abstraction qui ne tolère aucune limite, et nie les limites physiques de la planète. C’est pourquoi le capitalisme signifie la dégradation et, à terme, la destruction du monde.
Mais pour éviter cela, il ne suffit pas de « s’approprier les moyens de production » : il faut trouver des nouvelles façons d’attribuer de la valeur aux choses, de nous lier entre nous, avec le vivant et la nature qui ne soient pas médiatisées par le « fétichisme de la marchandise ». L’écosocialisme suppose donc une nouvelle façon de « faire société », remet en question le travail et le salariat comme mode d’interaction sociale, la domination de l’ensemble des rapports sociaux par la valeur abstraite. Celle-ci n’a rien à voir avec la richesse réelle : nous n’avons jamais produit autant de babioles, et pourtant, il n’y a jamais eu autant d’inégalités sociales, preuve que le problème n’est pas quantitatif, mais qualitatif; nous devons trouver de nouvelles façons de juger de la valeur des choses autrement que sur une base maximaliste et quantitative. Ce qu’il s’agit de montrer pour moi, c’est donc que l’écosocialisme n’est pas un « verdissement » du capitalisme, ni de l’ancien socialisme, mais une révolution des catégories qui régissent la pratique sociale. À l’encontre de l’attitude libérale, qui suppose que l’individu soit délié et utilise monde comme le champ d’exercice de sa puissance, nous devons développer une ontologie réaliste qui reconnaît notre dépendance et notre lien avec la nature, et qui prend acte du fait que notre richesse réelle réside dans l’expérience que l’on fait de la culture et de la nature.
Comme le disait Michel Chartrand, il faut être socialiste, parce que tout le monde a le droit d’apprécier une belle symphonie comme une belle rivière. Bien sûr, l’écosocialisme suppose des luttes, et elles devront être radicales, mais elles ne sauraient plus se confondre avec l’ancienne « lutte des classes », qui devient vite une compétition « d’intérêts » au sein du même forme du social, un combat pour le contrôle du gouvernail d’un bateau qui coule. Il y a bien sûr une lutte à mener contre les opportunistes qui s’enrichissent sur la mort du monde, mais il y a surtout une guerre à mener contre un certain type de société et de rapport social qui est arrivé à épuisement et qui menace de tout emporter avec lui dans son déclin et sa débâcle.
Comme le dit Slavoj Zizek, nous vivons la fin des temps. Ou en tout cas la fin d’un temps, et nous sommes forcés d’inventer un nouveau mode de vie qui sera radicalement différent de celui-ci, sans quoi nous allons rendre la vie invivable avant de la détruire tout simplement. L’écosocialisme est le nom qu’on peut donner à la nouvelle forme d’esprit et de société qui devrait suivre la société du « nouvel esprit du capitalisme », et qui réaliserait la réconciliation de la liberté et du respect des formes ontologiques, problème qui constitue le nœud de la modernité. Des biologistes critiques ont déjà ouvert la voie à une réconciliation de la socialité et de l’animalité ; les théories sur la décroissance et la pensée écologique nous enjoignent déjà de ralentir. Mais il faut aller plus loin : il faut, comme le disait Benjamin, tirer le frein d’urgence.