Texte de la conférence prononcée par Philippe Boudreau à l’un des ateliers du CAP proposés dans le cadre du Forum social québécois autour du thème «Faire de la politique autrement», le 25 août 2007.
On m’a demandé, pour cet atelier, de présenter dans une perspective analytique un bref portrait de l’évolution qu’a connue la social-démocratie au Québec ces dernières décennies, dans le but notamment de caractériser l’action du Parti Québécois, tant comme formation politique que comme parti gouvernemental. Pour ce faire, je décrirai en premier lieu la grille d’analyse sommaire que j’utilise, qui repose essentiellement sur deux notions : social-démocratie et social-libéralisme. Ensuite, je tenterai de situer la trajectoire actuelle du PQ sur cet axe, pour entrevoir enfin quelques perspectives pour la gauche sur la scène politique partisane.
1. Qu’est-ce qu’un parti social-démocrate ?
Deux principales approches sont couramment utilisées en science politique pour caractériser ce qu’est un parti social-démocrate. Une première, que je qualifierais de plus classique, est fondée sur l’analyse de la structure, de la composition et du fonctionnement des partis. La seconde, à peine plus récente, est fondée sur l’analyse du discours des formations partisanes – et de leurs politiques une fois installées au pouvoir.
1.1 – Commençons par la première approche. Elle décrit très bien, me semble-t-il, les partis sociaux-démocrates à travers le monde, jusqu’à la décennie 1970 inclusivement. Quelles sont, sommairement, les caractéristiques d’un parti social-démocrate?
Il s’agit, pour reprendre de vieilles catégories créées par Maurice Duverger, d’un parti de masse. Donc les partis sociaux-démocrates sont issus du mouvement ouvrier et visent à prolonger sur le plan politique les luttes sociales. Les adhérents, par leurs cotisations, assurent le financement de l’activité partisane. Caractéristiques habituelles:
- ces partis sont centralisés
- les sections locales sont très actives et bien coordonnées entre elles;
- on y retrouve une intense vie démocratique et militante, notamment via des élections régulières aux divers échelons.
Secundo, un parti social-démocrate entretient un lien privilégié avec le syndicalisme ouvrier. L’expression consacrée est : il a un lien organique avec les grandes organisations syndicales. C’est donc dire que dans sa structure et son fonction¬nement mêmes, le parti fait une place très significative, voire prépondérante, aux organisations syndicales. Son membership repose sur les individus certes, mais aussi – et surtout – sur des organisations syndicales majeures, démocratiques et représentatives de leurs membres.
Tertio, c’est un parti qui épouse étroitement les valeurs de justice sociale, de solidarité, de redistribution de la richesse via l’intervention de l’État, mais qui par ailleurs adhère au libéralisme politique et à l’État de droit.
Enfin, c’est un parti à vocation gouvernementale, qui a pris le pouvoir ou qui a participé à des gouvernements de coalition (ou qui permet à un gouvernement de gouverner, de par l’appui qu’il lui donne au parlement).
Certains auteurs ajoutent une cinquième caractéristique : une formation sociale-démocrate, c’est un parti qui a mis en place lorsqu’il était au pouvoir un système tripartite de concertation État/syndicats/entreprises, donc un mode particulier de gestion de la société typique de la social-démocratie.
1.2 L’autre approche, fondée sur l’analyse des programmes des partis et de leurs politiques une fois hissés au gouvernement, a souvent été utilisée pour déterminer la nature de certaines formations partisanes au-delà de leur composition de classe et au-delà des liens structurels qu’elles pouvaient (ou non) entretenir avec les organisations démocratiques des travailleurs et travailleuses.
Par exemple, en sciences sociales au Québec, plusieurs auteurs ont déterminé que le PQ était un parti social-démocrate durant les années soixante-dix, y inclus durant son premier mandat au gouvernement (1976-1981).
Ainsi, si on analyse le programme de 1975 du Parti Québécois, on peut y lire en toutes lettres que le PQ entend, s’il est élu :
- éliminer l’exploitation des travailleurs
- élargir la propriété publique des entreprises
- réduire les écarts de revenus dans la société
- atteindre le plein emploi
- assurer à chaque citoyen un revenu minimum garanti
- etc.
Aussi, on peut retenir certaines mesures gouvernementales (1976-1981) d’inspiration sociale-démocrate. Parmi ces mesures péquistes, j’en mentionnerais quatre, qui ont eu davantage de retentissement :
- la loi anti-scab
- la réforme de l’assurance automobile
- la loi sur la santé et la sécurité du travail
- la loi de protection du patrimoine agricole.
2. Qu’est-ce que le social-libéralisme?
La récession mondiale du tournant des années ’80, l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, enfin bref, l’arrivée de la tornade néo-libérale, servent à tracer le début d’une nouvelle période économique et historique, dans laquelle nous sommes encore plongés aujourd’hui. Or, durant cette période – et certains diront même depuis la fin des Trente glorieuses – la social-démocratie a profondément changé de nature, au point de devenir méconnaissable. Depuis environ 30 ou 35 ans, les partis sociaux-démocrates ont pratiquement tous emprunté la même trajectoire et constituent aujourd’hui le social-libéralisme, aussi appelé le néolibéralisme à visage souriant, la gauche de marché, le néocentrisme, etc.
Chaque parti social-démocrate a :
- modifié la base sociale de son membership et de son électorat, c’est-à-dire misé de moins en moins sur les couches populaires et de plus en plus sur les classes moyennes aisées: enseignants, professions libérales, professionnels à haut revenu, cadres intermédiaires et supérieurs… (en somme, la petite bourgeoisie)
- réduit drastiquement l’influence des syndicats dans le parti. Progressivement, la direction voire l’establishment de chaque parti social-démocrate a dépeint les syndicats comme des empêcheurs de tourner en rond, c’est-à-dire des associations corporatistes rivées à leurs acquis et au passé. Peu à peu, ce divorce parti / syndicat s’est exprimé jusque dans la rue : chaque fois qu’un mouvement de masse se mettait en branle à l’initiative (entre autres) des syndicats, le parti social-démocrate était soit – étant donné les politiques qu’il pilotait au gouvernement – l’ennemi à abattre, soit un spectateur qui assistait passivement à l’action organisée du mouvement ouvrier
- intégré, de façon critique certes, mais intégré tout de même le néolibéralisme à son programme et à son discours. Corrigez-moi si je me trompe, mais les ingrédients néolibéraux par excellence sont :
- les politiques anti-inflationnistes
- la sacro-sainte stabilité monétaire
- des taux d’intérêt à l’avenant
- le libre-échange
- la croissance ininterrompue de la production
- l’équilibre des finances publiques sur le dos des usagers des services publics, des pauvres et des salariéEs de l’État
- a réduction de l’intervention de l’État (décrit comme foncièrement bureaucratique et parfois obèse)
- la conviction que c’est le marché qui produit la richesse dont la nation a besoin
- une croyance que les antagonismes classiques (bourgeoisie/salariat, gauche/droite, privé/public) ne sont plus valables pour interpréter correctement la réalité et guider l’action gouvernementale
- connu une prise de contrôle par les technocrates de la communication : professionnels de l’image, experts ès mise en marché, spécialistes en relations publiques, sondeurs, spin doctors, etc.
Toutes ces caractéristiques du social-libéralisme décrivent bien l’évolution qu’a connue le Parti Québécois de 1982 à 2007.
3. Tentative d’anticipation : la poursuite du virage néolibéral du PQ en 2007-2008
Les sciences (sociales ou pures, dures ou molles) n’ont pas de boule de cristal. Tenter de prédire les événe¬ments est un exercice hautement périlleux. Malgré tous les risques que cela comporte, j’aimerais quand même esquisser quelques pistes qui, possiblement, aideraient à anticiper l’action du Parti Québécois durant les 12 ou 16 mois à venir.
3.1 Les frais de scolarité
Nouvellement élue à la direction du Parti Québécois, Pauline Marois a déjà annoncé ses couleurs à ce sujet : elle est personnellement favorable au dégel des frais de scolarité. J’aurais tendance à croire que sous son leadership, le PQ va adhérer au soi-disant consensus qui règnerait dans la société québécoise à l’effet que :
- le Québec doit soutenir la compétition nord-américaine et internationale
- dans ce contexte de globalisation, ce qui compte désormais, c’est ‘l’économie du savoir’
- en ce sens, la priorité pour ‘nos’ universités québécoises c’est de former et d’attirer des cerveaux
- ces universités sont sous-financées, elles crient famine et ont réellement besoin ‘d’argent frais’
- le gouvernement ne peut faire plus
- les étudiantEs doivent donc payer leur juste part comme partout ailleurs en Amérique du Nord.
Il y a fort à parier que cette année le PQ, à travers ses réseaux, tentera de convaincre les associations étudiantes collégiales et universitaires que réclamer le gel des frais de scolarité, c’est refuser la modernité, c’est se comporter comme des dinosaures qui n’ont rien compris à nouvelle économie mondialisée dont le Québec est partie prenante qu’il le veuille ou non.
3.2 Les syndicats
D’aucuns appellent le PQ à un nécessaire recentrage, de façon à ce qu’il soit enfin à l’écoute des électeurs et électrices de l’ADQ, voire du PLQ. À terme, cela veut dire éliminer, dans l’opinion publique, toute perception de copinage entre le PQ et les syndicats.
On va donc assister cette année – et le processus est déjà assez avancé d’ailleurs – à une attaque en règle contre les Syndicalistes et progressistes pour un Québec libre (SPQL). L’existence au sein du PQ de ce club politique est vue tant par la direction du parti que par la droite souverainiste comme un reliquat de l’ère précambrienne, époque où paraît-il les syndicats exerçaient une influence importante sur le Parti Québécois. Le SPQ libre survivra-t-il à une telle pression venant à la fois de l’intérieur du parti et de l’extérieur ?
3.3 La question nationale
Un autre révélateur du recentrage néolibéral du PQ, c’est la réécriture probable de l’article 1 du programme, donc l’abandon de l’obligation pour un gouvernement péquiste de tenir un référendum sitôt que le PQ reprend le pouvoir. Encore une fois, la nouvelle cheffe du Parti Québécois a annoncé à quelle enseigne elle logeait sur cette question. En substance, Mme Marois affirme qu’une fois élu, le PQ n’organisera pas de référendum sur la souveraineté, à moins que la population du Québec le lui demande très clairement.
Si le PQ adopte cette version édulcorée des fameuses ‘conditions gagnantes’ de Lucien Bouchard et modifie en conséquence l’article 1 du programme, il obéirait en cela à ce que lui demandent la bourgeoisie, la petite bourgeoisie et les grands médias, qui éprouvent en ce moment à l’égard de la question nationale une grande fatigue culturelle. Abandonner l’obligation de tenir un référendum, c’est choisir le maintien de l’ordre constitutionnel et de la sacro-sainte paix sociale. C’est poursuivre le virage néolibéral de la façon souhaitée par les classes dominantes.
3.4 Les soi-disant classes moyennes
Selon plusieurs observateurs et analystes de la scène politique québécoise, l’analyse des résultats des élections du 26 mars permettent, encore plus que lors des précédentes élections, de dégager les enseignements suivants:
- les élections se gagnent ou se perdent désormais dans le 450 et dans une bonne partie du 418 et du 819
- le PQ va se mettre comme jamais auparavant à courtiser les soi-disant classes moyennes des banlieues et des régions semi urbaines.
Comment les courtisera-t-il? En leur disant qu’elles ont raison. Que leurs préoccupations quotidiennes sont les plus légitimes qui soient et leur mode de vie parfaitement adéquat.
4. Perspectives politiques pour la gauche québécoise
Une élection à l’échelle du Québec devrait être le moment privilégié pour se demander qui a besoin de façon aiguë et urgente de l’action gouvernementale. Ma réponse à cette question est simple : il s’agit des couches populaires fragilisées par le néolibéralisme, à savoir les chômeurs et chômeuses, les personnes assistées sociales, les personnes travaillant au salaire minimum, les salariéEs à statut précaire, les étudiantEs qui vivent sur les campus universitaires et collégiaux, les immigrants et immigrantes de première génération, les gens ‘au bas de l’échelle’, etc. Or, ces catégories sociales ont, en définitive, été larguées lors des élections du 26 mars dernier.
Dans une large proportion, ces couches populaires fragilisées vivent dans les zones urbaines. En ville. Par le passé, ces catégories sociales ont souvent été les grandes perdantes des élections. Et la tendance s’accentuera lors des élections à venir. Il me semble que jamais auparavant on a proclamé de manière aussi claire et arrogante le triomphe de ces fameuses « classes moyennes » des banlieues et zones semi urbaines.
De plus en plus au Québec, des gens refusent le modèle de développement qui privilégie les habitudes de consommation de l’American way of life; c’est ce style de consommation qui s’étend frénétiquement dans les banlieues et les zones semi urbaines en Amérique du Nord, y inclus au Québec. Si appliqué à l’échelle de l’humanité, ce modèle de développement à la nord-américaine est suicidaire pour l’espèce humaine. Le refus d’un tel modèle et l’abandon par le trio infernal (PQ, PLQ, ADQ) des couches populaires fragilisées par le néolibéralisme expliquent en bonne partie, selon moi, la popularité grandissante des formations progressistes émergentes comme le Parti vert et Québec solidaire.
ADDENDUM (2 septembre 2007)
La réflexion sur le rôle des mouvements sociaux dans la lutte pour le progrès social, et la question plus précise de leurs rapports avec les partis politiques, ont été des sujets chauds de ce Forum social québécois, événement qui fut une grande réussite. Toutefois, durant le Forum, j’ai été mal à l’aise avec un certain discours, qui revenait souvent, voulant que les syndicats soient plus ou moins des agents de ralentissement social. Des interventions de participantEs – et de panélistes – dépeignaient les organisations syndicales québécoises comme apathiques, sans combativité, ou même paralysées. En lisant entre les lignes, ce discours revenait à dire, à peu de choses près : « Si vous voulez obtenir rapidement le changement social, tenez-vous loin des syndicats ».
Vous aurez compris que je ne souffre pas de cette allergie envers les syndicats, qui repose sur une analyse bien trop catégorique de l’action syndicale contemporaine. Oui, il y a du bureaucratisme dans les appareils syndicaux et oui, d’importants pans du mouvement syndical actuel ne brillent pas par leur combativité. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
Très souvent, cette méfiance envers les organisations syndicales exprimée durant le FSQ obéissait malheureusement à une grille d’analyse (discutable) sur la façon de mener nos luttes et de construire le rapport de forces nécessaire pour les gagner. Selon cette grille, c’est en définitive l’action citoyenne spontanée et ‘pure’, dépouillée idéalement de toute influence des structures et des organisations de masse (celles-ci étant forcément bureaucratiques, n’est-ce pas…), qui peut le mieux permettre de faire des gains sur la longue route de la transformation sociale.
Évidemment, la culture interne du FSQ pave un peu la voie à ce genre de glissement qui fait de l’expression individuelle citoyenne le nec plus ultra du combat social et qui dépeint les grandes organisations syndicales comme des boulets rivés à nos chevilles.
Durant le Forum, cette méfiance se déclinait à diverses sauces et dans des contextes variés. À propos du sujet très précis qui nous concerne ici, à savoir la social-démocratie, je me suis demandé si la composition actuelle de Québec solidaire, qui repose uniquement – comme tous les autres partis politiques au Québec – sur le membership individuel, était un choix définitif. Et prémédité. Autrement dit, est-ce que le projet de Québec solidaire est de ne pas construire un parti social-démocrate digne de ce nom? Est-il inscrit dans le bagage génétique de QS que ce parti n’entretiendra jamais de lien organique avec le mouvement ouvrier? L’ambiance qui régnait au Forum, sur cette question, laissait souvent croire que oui.
Et pourtant… Le Conseil central du Montréal métropolitain (CSN) accomplit un travail exemplaire en vue de construire au Québec un alternative politique de gauche, en rupture avec les partis ayant soutenu ou soutenant le néolibéralisme (PQ, PLQ, ADQ). Les militantes et militants du CCMM, et ceux/celles des syndicats locaux affiliés, en s’investissant de diverses façons en faveur de – et dans – Québec solidaire, donnent peut-être l’exemple de ce qu’il est aujourd’hui possible de faire en matière d’action politique des syndicats, tout en conservant par ailleurs une totale autonomie de parole et d’action syndicales. Avons-nous là l’émergence, toute embryonnaire soit-elle, d’un nouveau pattern de construction d’une formation social-démocrate ? Est-ce que d’autres organisations syndicales lorgnent elles aussi de ce côté? Québec solidaire espère-t-il être un jour investi par les syndicats ?
Ce sont des questions auxquelles il faut réfléchir ouvertement et dont il faut débattre largement…
Philippe Boudreau
Social-démocratie et social-libéralisme en contexte québécois (PDF)