Diego ACUÑA-MARCHANT et Pierre-Olivier CHAPUT. Radio Parleur, 18 juin 2019
Le capitalisme patriarcal, dernier ouvrage de l’enseignante, universitaire et militante féministe Silvia Federici, retrace l’importance des travaux de Karl Marx dans l’histoire féministe, pour mieux dépasser les limites de sa pensée et aboutir à une théorie féministe conséquente. Radio Parleur l’a rencontrée à l’occasion de sa venue à Paris.
En quoi la théorie de Marx, mise en perspective tout au long de votre ouvrage, a-t-elle été utile au féminisme ?
Silvia Federici : La théorie de Marx a été utile directement et indirectement. L’un des apports incontestables de Marx est d’avoir dénaturalisé la question de la nature humaine, en affirmant qu’elle n’est pas fixe, mais plutôt le fruit d’une production sociale et historique. Ceci a certainement été utile pour la théorie féministe, afin de dénaturaliser l’idée de féminité. Par ailleurs, Marx a aussi pris ouvertement position, dès ses premiers ouvrages, contre le patriarcat. Mais je crois que la chose la plus importante pour les militantes qui ont réfléchi à la question du travail domestique a été l’analyse que Marx fait de la reproduction de la force de travail.
Marx dit que la force de travail n’est pas une chose naturelle : elle est consommée dans le processus de production, et doit être reproduite tous les jours. Cependant, il ne reconnaît pas que le travail domestique fait partie de cette reproduction. Il se limite à affirmer que le travailleur, grâce à son salaire, va acheter ce dont il a besoin. Il ne parle d’ailleurs presque pas de sexe ou de procréation. Cependant, son analyse comme quoi la force de travail doit être produite et reproduite nous a bien permis d’identifier ce qu’est le travail domestique à proprement parler. Ce que l’on voit comme un service personnel est en réalité un type de production intégré au capitalisme, au même titre que la production dans les usines.
C’est l’analyse de ce type de production qui vous a enjoint à dépasser ce qu’a établi Marx ?
Silvia Federici : La nécessité d’aller au-delà de Marx est claire, puisque ce dernier n’aborde jamais véritablement cette question. Il ne voyait les femmes travailleuses que lorsqu’elles étaient à l’usine. Dans son optique, c’est sur le plan du travail industriel que l’humanité sera libérée, et dans ce sens, sa vision de l’industrialisation et du capitalisme reste très idéalisée. Même s’ils amènent beaucoup de souffrance et de mort, ce sont pour lui des maux nécessaires, voués à établir les bases matérielles de la future société socialiste. L’expansion des relations capitalistes et de l’industrialisation auraient à terme un effet de remise à niveau. Les femmes, en accédant de plus en plus au travail dans les usines, verraient aussi la hiérarchisation qu’instaure le patriarcat disparaître progressivement.
Marx s’est bien trompé sur ce point. Au moment où il écrit le Capital, des réformes d’importance majeure ont lieu en même temps. Elles ont eu pour conséquence la fabrique de la nouvelle famille prolétaire : la famille nucléaire, fondée sur le salaire familial et sur le rôle de la femme comme ménagère. Ainsi débuta un nouveau régime capitaliste et un nouveau cycle du patriarcat, que j’appelle patriarcat du salaire, où l’organisation familiale a été fondée sur la différence entre salaire et non-salaire. Son émergence est une réponse directe à la crise de la reproduction de la classe ouvrière au milieu XIXe siècle
Cette notion de « travail reproductif » au sein du capitalisme est centrale dans votre ouvrage, pouvez-vous l’expliciter ?
Silvia Federici : Nous, les femmes engagées dans le mouvement pour le salaire domestique, avons défini le travail reproductif comme le travail qui reproduit la vie. C’est le travail de procréation, le travail domestique, le travail sexuel, et plus généralement tout celui qui a été considéré comme étant le propre des femmes. Nous avons utilisé le terme « travail reproductif » plutôt que « travail domestique » pour souligner le fait que s’y joue un processus de reproduction.
Dans toute la littérature et la politique socialistes, à partir de Marx, le seul travail qui a été considéré productif est le travail salarié, typiquement à l’usine. La tradition marxiste a oublié l’autre partie du travail : la reproduction, non seulement celle de la vie, mais surtout, dans le capitalisme, celle de la force de travail, c’est-à dire de la capacité de travailler. C’est ce qui fait la spécificité de l’exploitation des femmes dans ce système.
Dans l’analyse marxiste comme dans la société capitaliste, le travail domestique est considéré une affaire de femmes, invisibilisé et naturalisé. Or, il relève bien d’une construction sociale et historique, qui en l’état bénéficie en priorité non pas à la famille, mais surtout aux employeurs. Sans lui, ces derniers auraient à créer toute une infrastructure reproductive permettant aux travailleuses et travailleurs de se présenter chaque jour sur le lieu de travail salarié. Lorsqu’on parle de travail domestique, on parle donc d’un type particulier de production : la production du producteur.
L’une des distinctions fondamentales que vous développez concerne d’une part l’invention de la ménagère ouvrière et d’autre part la criminalisation du travail du sexe. Pouvez-vous décrire ce double mouvement ?
Silvia Federici : La grande séparation entre la ménagère et la travailleuse du sexe se fait entre le milieu et la fin du XIXe siècle. C’est un processus qui accompagne la création de la nouvelle famille nucléaire, puisque c’est dans ce cadre que se construit la figure de l’épouse qui reste à la maison et a pour devoir de « reproduire » son mari. De fait, cette dynamique a impliqué une séparation : pendant toute la période de la révolution industrielle, les femmes prolétaires étaient travailleuses à l’usine et travailleuses du sexe en même temps, à cause des bas salaires. Aujourd’hui, d’ailleurs, nous observons à nouveau ce type de configuration : de nombreuses femmes compensent des salaires très bas avec les revenus du travail sexuel.
Au sein du prolétariat, donc, les deux formes de travail n’étaient pas opposées. Il n’y avait pas de honte à l’exercice du travail du sexe. D’où le fait qu’une division ait été à mon avis nécessaire, car la ménagère devait travailler à la maison sans recevoir de salaire. Son travail a été sacralisé afin de mieux le naturaliser. En France par exemple, une législation très lourde est introduite à cette époque, impliquant des contrôles policiers et médicaux, qui ont relégué à la marginalité les femmes qui se prostituaient. Inversement, la maternité des travailleuses du sexe sera désormais occultée.
La maternité, telle qu’elle a été sacralisée, sera associée à l’espace de la maison, par opposition à la rue.
Vous décrivez une reconfiguration du monde par l’invention de la forme salaire : d’une part l’espace domestique et de l’autre celui du « vrai travail », dont l’usine est l’exemple classique. De quelle manière attirer l’attention sur la place fondamentale du travail reproductif permet de déplacer le terrain de la lutte du simple lieu de travail à l’espace du privé et à celui de la communauté ?
Silvia Federici : Partons d’un exemple historique. Pendant les années 30 aux États-Unis, avant le New Deal, époque qui a vu l’institutionnalisation des syndicats, il y avait des organisations de travailleurs qui s’occupaient de nombreux aspects de la vie : les accidents, la santé, les pensions, etc. Celles-ci prenaient racine dans les communautés, et n’étaient pas seulement concernées par les problèmes du travail à l’usine, comme la négociation du salaire ou le temps du travail. D’après certains historiens, le New Deal et l’institutionnalisation des syndicats s’est faite pour saper le pouvoir de ces institutions, qui établissaient une continuité entre l’usine et la communauté.
Avec la reconnaissance des syndicats par l’État et le patronat se crée une séparation entre les deux sphères, et ces organisations se détachent, peu à peu, de leurs communautés. La sphère du travail a été délimitée, et tout ce qui ne rentrait plus dans cette catégorie va être invisibilisé, et sorti du cadre de la lutte des classes. Que fait le marxisme face à cela ? Et qu’en résulte-t-il pour la relation entre genre et classe ? Il présumera que les femmes n’intégreront la lutte des classes que lorsqu’elles entreront dans les usines ; à la maison, elles ne font pas partie de la classe ouvrière. Nous concentrer sur la production nous a permis, en tant que féministes, de repenser la lutte des classes d’une façon qui ne diviserait pas les travailleuses et travailleurs, réunissant ce que le capitalisme a divisé.
Pour moi, partir de la reproduction n’est pas juste partir d’un point en amont, mais aussi commencer à repenser les termes de la lutte au sein même du travail salarié. En effet, on peut étendre la question de la reproduction au domaine du travail salarié, en interrogeant, par exemple, la production de biens qui sont, en dernière instance, nocifs pour la santé. Il s’agit d’articuler des luttes qui prennent en compte la relation production-reproduction. Voilà ce que j’entends par « mettre la reproduction au centre de la lutte ». Quand les femmes en Amérique Latine arborent ce slogan, elles militent pour une transformation qui ne se limite pas à l’espace domestique, mais à l’ensemble de la société.
Vous avez évoqué un point sur lequel vous êtes en désaccord avec Marx : celui du progrès technique. Marx pense que, même s’il fait des dégâts sur son chemin, celui-ci mène vers une société meilleure, et est donc émancipateur. Vous pensez que non seulement l’automatisation contribue au désastre écologique, mais qu’en plus, le travail domestique est difficilement automatisable.
Silvia Federici : Nous voyons déjà que la production des technologies électroniques est en train de détruire le monde. La politique extractiviste et la destruction de l’environnement sont fortement liées à la production d’objets tels qu’ordinateurs et téléphones portables. Le progrès technique, notamment dans le domaine du travail domestique, contribue non seulement au désastre écologique, mais aussi à un désastre émotionnel et relationnel. Imaginez une vie où tout serait fait par des robots : le nettoyage de la maison, l’éducation des enfants, les soins aux personnes âgées qui ne sont pas autosuffisantes, etc. Personnellement, même si je ne veux pas faire appel à une notion d’ « humanité », je n’aime pas la perspective d’une telle vie, .
Le travail domestique, écrivez-vous, est celui que l’on n’aime pas faire. Dans une certaine tradition féministe, il y a un rejet de ces tâches-là. Pourquoi appelez-vous à changer de point de vue sur ce travail ?
Silvia Federici : J’ai affirmé qu’il y avait une dévalorisation de ces tâches sur plusieurs aspects. Le manque de rémunération a servi à occulter ce travail, à faire culpabiliser les femmes qui ont voulu le refuser et à les rendre dépendantes de leurs maris. Je pense que le travail domestique dans le système capitaliste est configuré d’une manière telle que c’est bien la dernière chose que les femmes voudraient faire. Mais il ne faut pas oublier que, potentiellement, il peut s’agir d’un travail très créatif. Pourquoi le travail reproductif serait-il moins créatif qu’un autre ?
Le soin des enfants, pour prendre un exemple, peut être la chose la plus créative qu’il soit : il s’agit de créer le monde à venir et de le transmettre par la voie de l’éducation. C’est un travail qui laisse potentiellement beaucoup de place à la créativité. Mais dans cette société, on n’a ni les ressources ni le temps pour que ce soit ainsi. Il en va de même pour la cuisine. Prises en charge collectivement, ces tâches sont le socle de la production de la culture. Mais réalisées dans l’isolement et des conditions précaires, elles deviennent une peine.
En veillant à revaloriser la reproduction sociale, de nombreux fronts de lutte s’ouvrent : la lutte pour se ré-approprier des ressources matérielles ou pour communaliser ce type de travail, par exemple. Sur ce dernier point, le mouvement Wages for Housework (« Un salaire pour le travail ménager ») a été mal compris : on a cru comprendre qu’on voulait enfermer les femmes dans ces rôles en leur donnant un salaire pour le faire. Or, nous appelions à rémunérer ce travail, non pas les femmes en particulier.
Je crois qu’une façon de dénaturaliser ces tâches, et de dépasser les inégalités entre hommes et femmes, est bien de donner une reconnaissance à ce travail. Surtout, il est urgent de l’identifier comme une forme particulière d’exploitation, qui bénéficie surtout aux employeurs. Le but principal du travail reproductif aujourd’hui n’est pas notre santé ni notre bien-être : il s’agit de faire de nous de bonnes travailleuses et travailleurs.
Quel rôle jouent dans ce processus les femmes des pays qui forment ce qu’on avait l’habitude d’appeler le « tiers-monde » ?
Silvia Federici : A la fin des années 70 et au début des 80s, le capitalisme est en crise face aux luttes anti-coloniales, aux luttes des travailleurs industriels, aux mouvements étudiants, etc. Une restructuration de l’économie globale s’opère à ce moment, qui va ouvrir massivement la porte au travail salarié des femmes en Europe et aux États-Unis. En même temps, on organise l’immigration de femmes de pays du Sud, re-colonisés par la dette externe. Je ne veux pas dire que c’est une chose mécanique, l’immigration est une lutte aussi, une lutte pour échapper à la pauvreté. Mais il y a eu une manipulation des banques mondiales, qui ont joué un rôle très fort pour organiser l’immigration de femmes des Philippines, du Mexique, des Caraïbes, d’Afrique, pour faire le travail domestique.
Ce n’est pas seulement à travers les femmes migrantes que le capitalisme international va exploiter les femmes du Sud, cependant. Celles-ci produisent, année après année, de nouveaux travailleurs migrants. J’étais au Mexique récemment, et je dis, après avoir discuté du rôle de l’impérialisme américain dans ce pays que je crois que les femmes mexicaines doivent présenter leur addition au gouvernement américain, parce que les femmes mexicaines ont produit toute la force de travail qui a fait l’économie du sud et de l’ouest de la Californie. Toute l’agriculture de cette zone dépend des travailleurs mexicains. Et pas seulement l’agriculture. Une grande part de l’économie du pays, jusqu’à New York, est ainsi soutenue.
Et c’est la même chose avec l’Afrique. Combien de migrants sont venus en France de Tunisie, d’Algérie ? Et alors, qui a payé pour la reproduction de ces migrants ? L’État français s’est approprié du travail sans avoir contribué d’aucune façon à sa reproduction. C’est vraiment un scandale, ça ne doit jamais être oublié, de parler de la dette du tiers monde. Notre slogan doit être : « Qui doit à qui ? » Le tiers-monde, l’Afrique, l’Amérique latine ont été exploités. Pensez seulement à tous les esclaves qui ont été expatriés. Et on dit que l’Afrique a une dette ? C’est l’Europe, ce sont les États-Unis qui ont une dette envers l’Afrique ! Ce qu’il faudrait commencer, ce n’est pas un programme de paiement de la dette, c’est un programme de réparation.
Quelle place l’idée de « communs », qui anime de nombreuses luttes contemporaines, a-t-elle dans votre réflexion ?
Silvia Federici : La notion de commun est très importante. Lorsqu’on parle de communs, on ne parle pas que de petites choses ou projets. Un jardin urbain en est un, certes, mais les communs sont avant tout un principe d’organisation sociale, pouvant se matérialiser de façons très différentes.
Je me suis avant tout intéressé à la production de communs dans le domaine de la reproduction, aux « communs reproductifs », précisément car celle-ci a été organisée de manière à isoler les femmes, avant tout les unes des autres. Une féministe italienne, Leopoldina Fortunati a dit très bien que le capitalisme a concentré les ouvrières dans les usines et les a séparées dans la reproduction. Cette séparation était essentielle, du fait même qu’à l’usine elles étaient réunies. Cela a servi à dissiper la possibilité d’une organisation des femmes.
On critique souvent le fait que je ne parle essentiellement que des femmes dans mes écrits ; or ce sont bien les femmes qui se mobilisent le plus sur ce terrain, aujourd’hui. Si les hommes les rejoignent, c’est tant mieux. Ce sont aussi les femmes qui sont en première ligne en train de s’opposer aux politiques extractivistes, car elles voient que lorsque les eaux sont contaminées, que les forêts sont détruites, il n’y a plus de futur possible pour la communauté.
Dans mon dernier ouvrage, j’ai réfléchi à la question des communs reproductifs notamment autour d’expériences menées par des communautés de femmes en Amérique Latine. Ayant quitté les milieux ruraux, migrantes, elles viennent occuper de nouveaux espaces dans les grandes villes. Elles y développent de plus en plus des formes de vie basées sur la coopération, car elles ont compris qu’isolées elles ne peuvent pas faire face à l’État. Elles doivent donc tout rebâtir sur de nouvelles bases : construire des rues, convaincre la municipalité de les alimenter en eau, etc. De cette façon, elles permettent à de nombreuses personnes de survivre, mais elles construisent aussi un tissu social pouvant résister à l’État, à la police, à la précarité. Ce faisant elles créent de nouvelles formes de vie, plus coopératives et solidaires, capables de dépasser l’individualisme de cette société. Les communs sont ainsi importants non seulement pour la survie, mais aussi pour la lutte, car ils permettent de mettre en place des bases de résistance.
Un entretien réalisé par
Le livre : Le Capitalisme patriarcal – Silvia Federici (La Fabrique, 2019)