La Commission royale sur les peuples autochtones mise en place après la crise d’Oka dans les années 1990 a tenté de réécrire l’histoire pour changer les rapports entre les peuples autochtones et le Canada. Ce nouveau récit était bien intentionné, dans une optique en rupture avec le colonialisme. Endossé par des commissaires à majorité autochtone, le rapport prétendait s’inspirer du passé, notamment de l’époque des traités d’alliance et de paix. Des leaders politiques autochtones contemporains soutiennent aussi qu’on devrait retourner à l’esprit qui avait inspiré les relations entre les Autochtones et les nouveaux venus européens, notamment à l’époque de la Grande Paix de Montréal (1701). En effet, une quarantaine de nations s’étaient entendues avec le gouverneur de Montréal, Louis-Hector de Callière, sur un projet d’alliance. L’administration française devenait le lieu de la médiation en cas de conflit entre les nations signataires le long de la vallée du Saint-Laurent (l’influence de la France dans les vastes territoires dépassant la vallée étant très limitée).
Après la Conquête
La Proclamation royale de 1763 imposée par le régime britannique a maintenu, selon le récit historique de la Commission, ce rapport de « coopération et d’interaction », étape qui précède la période de « déracinement et d’assimilation ». Le nouveau régime colonial s’ingère cependant davantage dans les affaires internes des Premières Nations, tout en instaurant un processus de cession de terres. L’État colonial à partir du XIXe siècle s’est approprié, au moyen de traités dits « numérotés », de vastes étendues des territoires reconnus comme « terres indiennes » par la Proclamation royale. Selon l’historien Denys Delâge, malgré les relations de nation à nation dans cette étape de « coopération et d’interaction », l’intégration au système économique mondial de l’époque allait créer un immense choc culturel[2]. La France et l’Angleterre instaurèrent un « échange inégal », anticipant en quelque sorte les politiques impérialistes et colonialistes qui ont caractérisé les « rapports Nord-Sud » dans les décennies et les siècles subséquents. Les Autochtones se sont retrouvés coincés dans un processus implacable qui a appauvri leurs territoires de piégeage et suscité des guerres intra-Autochtones. De cette manière, les pouvoirs coloniaux et les grands marchands qui leur étaient associés ont pu s’emparer de fourrures qu’ils échangeaient contre des marchandises européennes. L’Empire britannique, en s’enrichissant, a accentué le contrôle militaire sur les territoires. Toujours selon Delâge, diverses sociétés autochtones ont évolué de manière différenciée. La plupart ont été exploitées et déstabilisées. D’autres se sont insérées dans le développement à l’européenne, aggravant des inégalités sociales en leur sein. Le processus a été davantage marqué au sud du Québec, pendant qu’au nord, les Autochtones maintenaient un mode de subsistance qui leur permettait de garder une distance avec ce capitalisme.
Subjugation
Après avoir subjugué les populations franco-canadiennes en 1838 et forcé l’union du Bas-Canada et du Haut-Canada, institutionnalisant cette domination, le régime colonial s’est entendu avec l’élite anglo-canadienne pour constituer le « dominion » du Canada en 1867. Quelques années plus tard, en 1876, le Parlement adoptait une loi confiant au gouvernement canadien l’autorité exclusive de légiférer sur « les Indiens et les terres réservées pour les Indiens ». Au fil des décennies, cette Loi sur les Indiens a transformé les Premières Nations en « bandes » indiennes, reléguant le système de rapports établi auparavant entre Autochtones et Européens. Les Autochtones sont devenus des « Indiens inscrits » qui, au sens de la loi, ne sont pas des personnes juridiques. Ils ne pouvaient pas emprunter à la banque, ni voter aux élections provinciales et fédérales. Les bandes et les individus se retrouvaient sous la tutelle du ministre et de son représentant, l’« agent des affaires indiennes ». Autrement dit, pendant que les descendants et les descendantes des Européens exploitaient les ressources, les Premières Nations étaient confinées dans des réserves ne leur appartenant pas, dans le cadre d’une administration centralisée à Ottawa.
Le « développement séparé[3] »
La nouvelle politique était justifiée alors par le souci du gouvernement fédéral de « protéger » les Autochtones contre la vente d’alcool, de leur réserver une parcelle de terre et d’assurer l’exemption de taxes et d’impôts. Ottawa affirmait que les Autochtones de cette manière pourraient passer à travers une transition vers ce que l’on concevait à l’époque comme la « civilisation ». Des modalités de la loi donnaient aux « sauvages » le droit de « s’émanciper » en acquérant la pleine citoyenneté, en échange de leur abandon du statut d’Indien inscrit[4]. Pendant plus de cent ans, des femmes ont perdu leur statut lors de mariages avec des non-inscrits. La portée de la loi se limitait aux réserves et ne s’appliquait pas aux Métis, aux Inuits et aux non-inscrits, qui comptent de nos jours pour environ la moitié des Autochtones au Canada. Le suffrage universel a été imposé, souvent contre l’avis de la majorité de la population tenant à la tradition du consensus. Pour faire face à la résistance, le gouvernement a modifié la loi pour bloquer et contrôler des pratiques religieuses et certaines activités politiques. En fin de compte, la loi fédérale a supplanté le système traditionnel.
Hégémonie et coercition
L’anthropologue José Mailhot[5] a montré comment un conseil de bande avec ses membres élus est devenu au fil des ans un outil à l’intérieur d’un système de contrôle et de patronage, le suffrage universel donnant aux familles plus nombreuses pouvoirs et avantages. La Commission royale concluait dans le même sens quant à l’impact du système d’élections imposé par la Loi sur les Indiens. Ce système de distribution de faveurs est aujourd’hui la caractéristique fondamentale de plusieurs conseils de bande. Chez les Premières Nations qui s’étaient dotées avant la venue des Européens de systèmes politiques plus élaborés (comme les Iroquoiens), des traditionalistes se sont opposés à la Loi sur les Indiens et ont réussi à préserver certaines institutions s’inspirant du système politique qui prévalait avant la Loi sur les Indiens. Entre-temps, l’État canadien n’a pas protégé les terres fédérales réservées à l’usage des Autochthones. Selon la Commission, environ 60 % de ces terres ne sont plus aujourd’hui des terres de réserves. Depuis les années 1970, le bureau de revendications particulières a traité de ces litiges touchant la presque totalité des 630 bandes au Canada. En matière d’éducation, les dispositions de la Loi sur les Indiens ont donné des pouvoirs à l’État fédéral pour s’adonner à ce que la juge en chef de la Cour suprême a qualifié de « génocide culturel », d’où l’infâme politique des pensionnats[6].
Des réformes timides et contestées
Des conseils de bande ont demandé le retrait des agents des Affaires indiennes – qui détenaient des pouvoirs démesurés –, ce qui mena graduellement à l’abolition de ce poste. Les conseils de bande ont acquis avec le temps de plus larges responsabilités. Depuis 1951, une disposition de la loi autorise l’élection d’un conseil selon « la coutume ». Selon la loi, les pouvoirs de ce conseil concernent plusieurs domaines comme la santé, la circulation des véhicules, les animaux domestiques, l’entretien des routes, les règlements de construction, l’arpentage, la réglementation sur les jeux et les sports, l’imposition de taxes, les permis et licences aux entreprises, la nomination de fonctionnaires, mais le ministre garde ultimement tous les pouvoirs. Les opinions parmi les Autochtones diffèrent quant au caractère colonial de la loi. Plusieurs affirment que sans cette loi, ils auraient été assimilés. Certains la considèrent comme un avantage dont il faut tirer profit puisqu’il est possible d’adapter le mode de gouvernance à la culture et aux traditions. Cependant, la plupart des leaders la dénoncent, tout en spécifiant qu’il faut une transition avant de déterminer par quoi elle sera remplacée. Lors de la présentation du projet de loi C-7 en 2002 visant à modifier la Loi sur les Indiens, le gouvernement canadien a admis qu’il détenait trop d’autorité politique aux dépens des conseils de bande, et que ceux-ci avaient plus de comptes à rendre au ministère plutôt qu’à leur propre population. Ce projet de loi a cependant été retiré à cause de l’opposition de l’Assemblée des Premières Nations, qui s’opposait à son caractère unilatéral. En 2011, le gouvernement Harper a voulu retirer les dispositions de la loi en matière d’éducation, mais finalement, ce projet qui avait été endossé par le chef des Premières Nations a suscité beaucoup d’opposition et força la démission du chef de l’APN. Dans les années 1960, l’État fédéral tenta vainement, vu l’opposition des Autochtones, d’abolir la loi et les réserves en souhaitant « libérer » les « Indiens inscrits » d’un système injuste et discriminatoire. Depuis les années 1980, il propose des ententes d’autonomie politique. Une centaine de bandes ont opté pour ne plus relever de la Loi sur les Indiens, ou de ne plus relever de certaines dispositions de la loi, plus particulièrement celles concernant la gestion des terres et la fiscalité.
Trudeau et les droits « inhérents »
Comme l’avait recommandé la Commission royale en 1996, le gouvernement de Justin Trudeau a formé un comité de ministres, dont le rôle est de revoir le rapport entre les Autochtones et l’État canadien et, plus particulièrement, d’examiner les lois canadiennes en fonction des normes et critères déterminés par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Cet examen des lois devrait en toute logique mener à des propositions visant à remplacer la Loi sur les Indiens. Ottawa reconnait aujourd’hui timidement le droit inhérent des Autochtones à l’autonomie gouvernementale. Cette reconnaissance confirme, selon les Premières Nations, le fait qu’elles sont des peuples et qu’elles l’ont toujours été. Qu’est-ce que le qualificatif « inhérent » peut bien vouloir dire dans la réalité ? En quoi ce droit inhérent à l’autonomie gouvernementale se distingue-t-il de l’ancienne politique fédérale en matière d’autonomie gouvernementale des années 1970-1980 ? Si l’État fédéral a le pouvoir de conférer l’autonomie politique aux Premières Nations, il faut comprendre que les Autochtones détiennent moins de pouvoir dans les négociations déterminant leur statut politique. L’État peut toujours invoquer l’absence d’entente pour ne pas procéder. Il maintiendra alors le statu quo. Malgré tous les beaux discours, c’est souvent ce que recherchent les États jaloux de leurs pouvoirs.
Une lutte de pouvoirs qui continue
Si, au contraire, les peuples autochtones possèdent un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, ils peuvent procéder sans l’accord des gouvernements et occuper des champs de compétence qu’ils considèrent comme les leurs, par exemple l’éducation, les services sociaux, la police, etc. Dans les faits, sans entente, surtout financière, cela leur est difficile à réaliser. La notion de droit inhérent se distingue de celle de délégation de pouvoir. Dans le cas d’une délégation de pouvoir, l’État se réserve le droit de rapatrier la compétence conférée. Il pourrait, par exemple, casser la décision prise par un palier inférieur de gouvernement. Le projet d’instauration au Canada d’un troisième ordre de gouvernement que prévoyait l’Accord de Charlottetown de 1992, aurait concédé aux Autochtones un type de gouvernement s’apparentant davantage aux institutions provinciales qu’aux institutions municipales. Les Autochtones auraient été souverains, comme les provinces, dans certains domaines. Mais on le sait, cet accord a été rejeté dans le cadre d’un referendum tenu à l’échelle nationale. L’impasse persiste donc.
Comment s’en sortir ?
La Commission royale avait élaboré divers processus menant à respecter le droit à l’autodétermination des peuples autochtones, à l’échelle des communautés, des nations et du Canada. Elle recommandait également la réunification des bandes en nations pour rendre réalisables les revendications sur le droit à l’autodétermination. Il fallait, selon la Commission, instaurer un troisième ordre de gouvernement, institutionnalisé sous la forme d’une troisième chambre à la Chambre des communes, composée de représentantes et de représentants élus des nations autochtones. De plus, elle recommandait de réaliser une politique nationale de « traités », en passant une loi sur les traités accélérant un processus qui s’est, d’une certaine façon, réalisé dans le Nord du Québec. Inévitablement, le comité de ministres importants d’un gouvernement libéral se retrouvera devant la nécessité de proposer l’abolition de la Loi sur les Indiens, près de cinquante ans après l’avoir fait une première fois, mais cette fois-ci, le gouvernement de Justin Trudeau pourra s’inspirer des travaux de la Commission royale de 1996. Est-ce que Trudeau peut aller dans ce sens ? Et comment réagiront les Premières Nations ?
Pierre Trudel[1]
[1] Anthropologue et chargé de cours à l’UQAM. Une version antérieure de ce texte a été publiée dans la revue Droits et Libertés, vol. 34, n° 2, 2015, « Du colonialisme à la décolonisation ».
[2] Denys Delâge, Le pays renversé. Amérindiens et Européens en Amérique du Nord-Est 1600-1664, Montréal, Boréal, 1991.
[3] La mise en place du système d’apartheid en Afrique du Sud après 1948 établissait que le but du système était d’assurer un « développement séparé » entre les populations africaines et européennes.
[4] Cette disposition a été retirée dans les années 1980.
[5] José Mailhot, Au pays des Innus. Les gens de Sheshatschit, Édition spéciale de Recherches amérindiennes au Québec, 1999.
[6] Voir le texte de Brieg Capitaine, « De quoi la Commission de vérité et réconciliation du Canada est-elle le nom ? », dans ce numéro des NCS.
Ce texte est paru dans le nu 18 des Nouveaux Cahiers du socialisme.
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