L’accumulation de gaz carbonique, la montée de la température, la fonte des glaciers polaires et des « neiges éternelles », la désertification des terres, les sécheresses, les inondations : tout se précipite, et les bilans des scientifiques, à peine l’encre des documents séchée, se revèlent trop optimistes. On penche maintenant, de plus en plus, pour les fourchettes les plus élévées, dans les prévisions pour l’avenir prochain. On ne parle plus – ou de moins en moins – de ce qui va se passer à la fin du siècle, ou dans un demi-siècle, mais dans les dix, vingt, trente prochaines années. Il n’est plus seulement question de la planète que nous laisserons à nos enfants et petits-enfants, mais de l’avenir de cette génération-ci !
Un exemple, assez inquiétant : si la glace du Groenland fondait, le niveau de la mer pourrait monter de six mètres : cela veut dire l’inondation, non seulement de Dacca et autres villes maritimes asiatiques, mais aussi de…New York, Amsterdam et Londres. Or, des études récentes montrent que la surface de la calotte glaciaire du Groenland au dessus de 2000 mètres ayant fondu est supérieure de 150% à la moyenne mésurée entre 1988 et 2006. 1 Selon Richard Alley, glaciologue de la Penn State University, la fusion de la calotte du Groenland, qu’on avait l’habitude de calculer en centaines d’années, pourrait se produire en quelques décénies. 2
Cette accélération s’explique, entre autres, par des effets de rétroaction (feed-back). Quelques exemples :
- la fonte des glaciers de l’Arctique – déjà bien entamée – en réduisant l’albedo, c’est à dire le dégré de réfléxion du rayonnement solaire (il est maximum pour les surfaces blanches) – ne peut qu’augmenter la quantité de chaleur qui est absorbé par le sol ; des scientifiques ont calculé que la réduction de 10% de l’albedo de la planète aurait l’effet équivalent d’une augmentation de cinq fois du volume de CO2 dans l’atmosphère. 3
- la montée de la température de la mer transforme des surfaces immenses des océans en déserts sans plancton ni poissons, ce qui réduit leur capacité à absorber le CO2. Ce phénomène s’est accéléré, selon un étude récente, quinze fois plus vite que prévu dans les modèles existants ! 4
D’autres possibilités de rétroaction existent, encore plus dangereuses. Jusqu’ici peu étudiées, elles ne sont pas incluses dans les modèles du GIEC, mais risquent de provoquer un saut qualitatif dans l’effet de serre :
- les 400 milliards de tonnes de carbone pour le moment emprisonnés dans le perglisol (permafrost), cette tundra congélée qui s’étend du Canada à la Sibérie. Si les glaciers commencent à fondre, pourquoi le perglisol ne fondrait pas lui-aussi ? En se décomposant, ce carbone se transforme en méthane, dont l’effet de serre est bien plus puissant que le CO2.
- Des quantitiés astronomiques de méthane se trouvent aussi dans les profondeurs des océans : au moins un trillion de tonnes, sous forme de clathrates de méthane. Si les océans se réchauffent, la possibilité existe que ce méthane soit libéré dans l’atmosphère, provoquant un saut dans le changement climatique. Par ailleurs, ce gas est inflammable : des chercheurs Russes ont observé, dans la Mer Caspienne, des émissions de méthane sous forme de torches enflammées qui montent à des centaines de mètres. 5 Selon l’ingénieur chimiste Gregory Ryskin, une éruption majeure du méthane océanique pourrait générer une force explosive équivalente à 10 mille fois tout le stock d’armes nucléaires de la planète. 6 Mark Lynas, qui cite cette source, tire la conclusion qu’une planète avec six degrés de plus serait bien pire que l’Enfer décrit par Dante dans la Divine Comédie…Ajoutons que, selon le dernier rapport du GIEC, la montée de la température pourrait dépasser les six degrés, considérés jusqu’ici comme le maximum prévisible.
Tout ces processus commencent de façon très graduelle, mais à partir d’un certain moment, ils peuvent se dévélopper par sauts qualitatifs. La ménace la plus inquiétante, de plus en plus envisagée par les chercheurs, est donc celle d’un runaway climate change, d’un glissement rapide et incontrôlable du réchauffement. Il existent peu de scénarios du pire, c’est à dire, si la température dépasse les 2°-3° degrés : les scientifiques évitent de dresser des tableaux catastrophiques, mais on sait déjà les risques encourus. A partir d’un certain niveau de la température, la terre sera-t-elle encore habitable par notre espèce ? Malheureusement, nous ne disposons pas en ce moment d’une planète de réchange dans l’univers connu des astronomes…
La discussion de ces « scénarios du pire » n’est pas un vain exercice apocalyptique : il s’agit de réels dangers, dont il faut prendre toute la mesure. Ce n’est pas non plus du fatalisme : les jeux ne sont pas encore faits, et il est encore temps d’agir pour inverser le cours des événéments. Mais il nous faut le pessimisme de la raison, avant de laisser toute sa place à l’optimisme de la volonté…
Les solutions des élites dirigeantes
Qui est responsable de cette situation, inédite dans l’histoire de l’humanité ? C’est l’homme, nous répondent les scientifiques. La réponse est juste, mais un peu courte : l’homme habite sur Terre depuis des millénaires, la concentration de CO2 a commencé à devenir un danger depuis quelques décénies seulement. En tant que marxistes, nous répondons ceci : la faute en incombe au système capitaliste, à sa logique absurde et myope d’expansion et accumulation à l’infini, à son productivisme irrationnel obsédé par la recherche du profit .
Quelles sont donc les propositions, les solutions, les alternatives proposées par les « responsables », les élites capitalistes dirigeantes ? C’est peu de dire qu’elles ne sont pas à la hauteur du défi. On peut ranger leurs positions en trois grands groupes :
1) Les autruches : ceux qui prétendent que la terre est plate et que le changement climatique n’a pas de source « anthropique » : ce serait le résultat des tâches du soleil, etc (inutile d’allonger la liste des explications farfelues). C’était, il n’y a pas longtemps, la position de l’administration Bush. Elle a été défendue par un certain nombre – décroissant – de scientifiques, certains lourdement subventionnés par l’industrie pétrolière. 7 On a tenté de silencier l’opinion de scientifiques « gênants » comme James Hansen, le responsable climatique de la NASA. Ce négationisme climatique est une bataille d’arrière garde, en perte de vitesse. Même Bush et Cie n’osent plus défendre cette thèse, discréditée par le consensus de la communauté scientifique.
2) Les partisans du « business as usual » : certes, le problème existe, mais il peut être résolu par le volontariat des entreprises, et par des mésures techniques, sans qu’il soit nécéssaire de prendre des décisions contraignantes chiffrées C’est la ligne actuelle de Bush, avec le soutien de quelques autres gouvernements. Elle a même été approuvée lors de la dernière réunion du G8 (juin 2007), cette pompeuse rencontre des puissants de ce monde, qui a solennellement décidé, avec l’accord des USA, de l’Union Européenne, du Japon et du Canada – les grands pollueurs de la planète – qu’il fallait « prendre sérieusement en considération » la proposition de réduction des émissions de CO2. Nicolas Sarkozy s’est bruyamment félicité d’avoir convaincu George W. Bush d’inclure, in extremis, l’adverbe « sérieusement » dans la résolution…8
Cette posture peut se combiner avec une sorte d’ « opportunisme » affairiste : puisque le réchauffement global est inévitable, essayons d’en tirer le mieux pour nos affaires.
Un exemple est éclairant : la fonte de la banquise arctique en été . Le phénomène se produit bien plus vite que prévu : selon les dernières observations scientifiques, (février 2008), on prévoit leur complète dissolution non plus vers 2050 mais vers 2013 ! Comment expliquer cet emballement ? Selon le scientifique Jean Claude Gascard, coordonateur du programme européen d’étude de l’Artctique, il est essentiellement du à l’albedo : l’océan absorbe plus de chaleur que la glace, qui le réfléchit. « Les choses bougent beaucoup plus vist »e que ce que tous les modèles avaient prévu. Nous vivons ce qui devait se produire dans trente ou quarante ans. Tout le monde est au travail pour comprendre pourquoi les modèles ne suivent pas ». 9
Elle risque d’avoir des conséquences dramatiques ; d’une part, un effet de rétroaction ; comme nous l’avons vu plus haut, tandis que la glace réfléchissait, comme un miroir, la chaleur solaire (albedo élévé), la mer ou la terre l’absorbent, intensifiant ainsi le changement climatique ; d’autre part le danger, à terme, d’une montée du niveau de la mer submergeant des pays entiers. Or, que font les gouvernement limitrofes de la region, USA, Russie et Canada ? Ils se disputent, à coups d’expéditions militaires patriotiques, le tracé des respectives zones de souverainété, en vue de la future exploitation du pétrole qui git actuellement sous les glaciers…
Un autre exemple intérésssant, qui concerne cette fois la Commision Européenne : un rapport confidentiel attirait l’attention sur le danger d’une inondation de certains pays, tels que l’Hollande, comme résultat probable de l’élévation du niveau de la mer. Le rapport considérait l’hypothèse d’un déménagement massif de la population concernée, ce que créerait des opportunités extraordinaires pour l’industrie du bâtiment…
Quelles sont les mesures techniques pouvant faire front à la ménace ? On trouve ici une grande diversité de propositions. Certains relèvent de la « géo-ingéniérie » la plus délirante : semer les océans avec des fertilisants, pour favoriser l’essor du plancton ; diffuser dans la stratosphère des myriades de fragments de miroirs, pour réfléchir la chaleur solaire. Et ainsi de suite, l’imagination technocratique est assez fértile. Une autre voie, plus classique, c’est de proposer l’énérgie nucléaire, qui est censée ne pas produire pas des émissions, comme alternative. Sauf que, pour remplacer l’ensemble des énérgies fossiles, il faudrait construire des centaines de centrales nucléaires, avec un nombre inévitable d’accidents – un, deux, trois, plusieurs Tchernobyls ? – et une masse astronomique de déchets radioactifs – certains avec une durée de milliers d’années – dont personne sait que faire. Sans parler du risque majeur de prolifération militaire des armes atomiques.
Mentionnons aussi le dernier remède miracle, parraîné par Bush et Lula, mais qui interesse aussi l’Europe : remplacer le pétrole – de toute façon destiné à s’épuiser – par les biocarburants. Les céréales ou le maïs, plutôt que de nourrir les peuples affamés du Tiers Monde, rempliront les tanks des voitures des pays riches. Selon la FAO (Food and Agriculture Organisation) des Nations Unies, les prix des céréales ont déjà considérablement augmenté, à cause de forte démande des biocarburants, vouant à la faim des millions de personnes des pays pauvres. Ajoutons que, selon un nombre grandissant de scientifiques, le bilan carbone de la plupart de ses agro-carburants n’est pas vraiment favorable, leur production générant – par les fertilisants, les transports, etc – autant d’émissions qu’ils sont censés économiser (par rapport au pétrole). Sans parler de la déforestation que la production agro-capitaliste de ces carburants est en train de provoquer, déjà, au Brésil, en Indonésie, et dans d’autres pays. Ce n’est qu’encore une tentative, assez vaine, de sauver un système de transport irrationnel fondé sur la voiture et le camion.
La plus intéréssante de ces solutions-miracle techniques est la capture et séquestration du carbone, qui concerne surtout les centrales éléctriques. Reste que pour le moment on ne connaît que quelques rares expérience locales, et beaucoup d’experts mettent en doute l’efficacité de la méthode.
3) Les accords internationaux contraignants. C’est le cas de Kyoto, portée notamment par les gouvernement européens. Kyoto réprésente, à certains égards, une vraie avancée, par le principe même d’accords internationaux avec des objectifs chiffrés et des pénalités. Cela dit, son dispositif central, le « Marché des Droits d’Emission » s’est révélé bien décévant : l’ Europe, le groupe de pays le plus engagé, n’a réussi, pendant dix années, à réduire les émissions que de 2% ; on voit mal comment elle pourra atteindre en 2012 l’objectif déclaré de 8% – un objectif si modeste qu’il n’aurait pratiquement aucune incidence sur l’effet de serre. 10 Cet échec n’est pas un hasard : les quotas d’émission distribués par les « responsables » étaient tellement généreuses, que tous les pays ont fini l’année 2006 avec des grands excédents de « droits d’emission ». Résultat : le prix de la tonne de CO2 s’est effondré de 20 euros en 2006 à moins d’un euro en 2007…. L’autre dispositif de Kyoto, les « Mécanismes de Développement Durables » – échange entre droits d’émission au Nord et investissements « propres » dans les pays du Sud – n’a, de l’avis général, qu’une portée limitée, parce que invérifiable et servant à couvrir toutes sortes de combines et abus. 11
Une des vertus de Kyoto cependant c’est de porter la question du changement climatique sur le terrain politique. Voici une bonne nouvelle : le gouvernement conservateur d’Australie – dirigé par John Howard, un ami de Georges Bush et un négateur obstiné du réchauffement de la planète – vient de perdre les éléctions au profit de son adversaire travailliste qui s’est engagé à signer les accords de Kyoto : c’est la prémière fois dans l’histoire d’un pays, que la question du changement climatique joue un rôle important dans une éléction.
Il y a quelques mois a eu lieu à Bali, en Indonésie, la conférence des Nations Unies sur le changement climatique, qui doit préparer l’après-Kyoto, c’est à dire un nouveau traité pour la période qui commence en 2013. Le gouvernement américain participe aux négociations, et tente d’imposer sa méthode : pas de chiffres contraignants, des accords séparés par gaz et par secteur industriel. Ces discussions vont durer encore une ou deux années. Rien d’important en sortira, à moins que les populations de la planète, du Nord au Sud, et de l’Est à l’Ouest, se mobilisent et réussissent à imposer des changements véritables.
Peut-on attendre un réveil tardif de la part des olygarchies dominantes ? Rien n’est à exclure, mais toutes les propositions jusqu’ici – le rapport Stern en est un exemple éclairant – sont parfaitement incapables de renverser le cours des choses. Comme le constate Hervé Kampf, journaliste au quotidien Le Monde, dans son interessant ouvrage Comment les riches détruisent la planète : « le système social qui regit actuellement la société humaine, le capitalisme, s’arc-boute de manière aveugle contre les changements qu’il est indispensable d’opérer si l’on veut conserver à l’existence humaine sa dignité et sa promesse ». 12
Pour affronter les enjeux du changement climatique – et de la crise écologique générale, dont ceux-ci sont l’expression la plus ménaçante – il faut un changement radical et structurel, qui touche aux fondements du système capitaliste : une transformation non seulement des rapports de production (la propriété privée des moyens de production) mais aussi des forces productives. Cela implique tout d’abord une véritable révolution du système énérgetique, du système des transports et des modes de consommation actuels, fondées sur le gaspillage et la consommation ostentatoire, induits par la publicité. Bref, il s’agit d’un changement du paradigme de civilisation, et de la transition vers une nouvelle société, où la production sera démocratiquement planifiée par la population ; c’est à dire, où les grandes décisions sur les priorités de la production et de la consommation ne seront plus décidées par une poignée d’exploiteurs, ou par les forces aveugles du marché, ni par un olygarchie de bureaucrates et d’experts, mais par les travailleurs et les consommateurs, bref, la population, après un débat démocratique et contradictoire entre differentes propositions. C’est ce que nous désignons par le terme ecosocialisme.
Un détour par Marx et Engels
L’œuvre de Marx et d’Engels peut-elle nous être utile dans cette réfléxion sur l’alternative ecosocialiste ? Les écologistes accusent Marx et Engels de « productivisme ». Cette accusation est-elle justifiée ?
Non, dans la mesure où personne n’a autant dénoncé que Marx la logique capitaliste de production pour la production, l’accumulation du capital, des richesses et des marchandises comme but en soi. L’idée même de socialisme – au contraire de ses misérables contrefaçons bureaucratiques – est celle d’une production de valeurs d’usage, de biens nécessaires à la satisfaction de nécessités humaines. L’objectif suprême du progrès technique pour Marx n’est pas l’accroissement infini de biens (« l’avoir ») mais la réduction de la journée de travail, et l’accroissement du temps libre (« l’être »).13
En fait, il existe une tension non résolue dans l’œuvre de Marx et d’Engels, entre la réconnaissance du caractère destructif, par rapport à l’environnement, du « progrès » capitaliste, et l’acceptation des forces productives crées par le capitalisme comme base économique de la nouvelle société.
Le premier aspect est présent dans des nombreux passages du Livre I du Capital, dont le plus connu se trouve dans la conclusion du chapitre sur la grande industrie et l’agriculture. Dans ce texte il est explicitement question des ravages provoquées par le capital sur l’environnement naturel, et il esquisse une vision dialectique des contradictions du « progrès » induit par les forces productives :
« La production capitaliste…détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie spirituelle des travailleurs ruraux, mais trouble encore la circulation matérielle (Stoffwechsel) entre l’homme et la terre, et la condition naturelle éternelle de la fertilité durable (dauernder) du sol, en rendant de plus en plus difficile la restitution au sol des ingrédients qui lui sont enlevés et usés sous forme d’aliments, de vêtements, etc. Mais en bouleversant les conditions dans lesquelles s’accomplit presque spontanément cette circulation, elle force de la rétablir d’une manière systématique, sous une forme adéquate au développement humain intégral et comme loi régulatrice de la production sociale. (…) En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, est un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les Etats Unis du Nord de l’Amérique par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce processus de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en sapant (untergräbt) en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur ». 14
Plusieurs aspects sont notables dans ce texte : tout d’abord, l’idée que le progrès peut être destructif, un « progrès » dans la dégradation et la détérioration de l’environnement naturel. L’exemple choisi n’est pas le meilleur, et apparaît trop limité – la perte de fertilité du sol – mais il ne pose pas moins la question plus générale des atteintes au milieu naturel, aux « conditions naturelles éternelles », par la production capitaliste.
Il s’ensuit que le socialisme ne peut pas réproduire les pratiques destructrices du productivisme capitaliste. Dans plusieurs écrits Marx et Engels présentent la conservation de l’environnement naturel comme une tâche fondamentale du socialisme. Par exemple, le volume III du Capital oppose à la logique capitaliste de la grande production agricole, fondée sur l’exploitation et le gaspillage des forces du sol, une autre logique, de nature socialiste : « le traitement consciemment rationnel de la terre comme éternelle propriété communautaire, et comme condition inaliénable (unveräusserlichen) de l’existence et de la reproduction de la chaîne des générations humaines successives ». Un raisonnement analogue se trouve quelques pages plut haut : « Même une société tout entière, une nation, enfin toutes les sociétés contemporaines prises ensemble, ne sont pas des propriétaires de la terre. Ils n’en sont que les occupants, les usufruitiers (Nutzniesser), et ils doivent, comme des boni patres familias, la laisser en état amélioré aux futures générations ». 15 En d’autres termes : Marx semble accepter le « Principe Responsabilité » cher à Hans Jonas, l’obligation de la chaque génération de respecter l’environnement – condition d’existence pour les générations humaines à venir.
« La seule liberté possible est que l’homme social, le producteurs associés réglent rationellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sqa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes et les plous conformes à la nature humaine ». 16
Cependant, il est vrai que l’on trouve souvent chez Marx ou Engels (et encore plus dans le marxisme ultérieur) une posture peu critique envers le système de production crée par le capital et une tendance à faire du « développement des forces productives » le principal vecteur du progrès. Le texte « canonique » de ce point de vue c’est la célèbre Préface à la Contribution à la Critique de l’Economie Politique (1859), un des écrits de Marx les plus marqués par un certain évolutionnisme, par la philosophie du progrès, par le scientisme (le modèle des sciences de la nature) et par une vision nullement problématisée des forces productives : “ A une certain stade de leur d
éveloppement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants (…). De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. (…) Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir (…) ”. 17 Dans ce passage célèbre, les forces productives apparaîssent comme “ neutres ”, et la révolution n’a pour tâche que d’abolir les rapports de production qui sont devenus une “ entrave ” à un développement illimité de celles-ci.
On trouve un raisonnement analogue dans la célèbre conclusion du chapitre sur l’accumulation primitive du Capital, Marx écrit : « Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné. (…) La production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature ». 18 Outre le déterminisme fataliste et positiviste, ce passage semble laisser intacte, dans la perspective socialiste, l’ensemble du mode de production crée « sous les auspices » du capital, ne mettant en question que « l’enveloppe » de la propriété privée, dévénue un obstacle pour les ressorts matériels de la production.
Dans ces écrits Marx et Engels semblent concevoir la transformation socialiste simplement comme l’appropriation collective des forces et moyens de production développés par le capitalisme : une fois abolie l' »entrave » que répresentent les rapports de production et en particulier les rapports de propriété, ces forces pourront se développer sans limites. Il y aurait donc une sorte de continuité substantielle entre l’appareil productif capitaliste et le socialiste, l’enjeu socialiste étant avant tout la gestion planifiée et rationnelle de cette civilisation matérielle créée par le capital.
Dans cette optique, la transformation socialiste consisterait avant tout dans l’appropriation sociale des forces productives crées par la civilisation capitaliste et leur mise au service des travailleurs. Pour citer un passage de l’Anti-Dühring d’Engels – cet ouvrage canonique pour des générations de socialistes : dans le socialisme « la société prend possession ouvertement et sans détours des forces productives qui sont devenues trop grandes pour toute autre direction que la sienne. »19
La même logique « continuiste » préside aux passages de l’Anti-Dühring, où il est question du socialisme comme synonyme de développement illimité des forces productives : « La force d’expansion des moyens de production fait sauter les chaînes dont le mode de production capitaliste l’avait chargé. Sa libération des chaînes est la seule condition requise pour un développement des forces productives ininterrompu, progressant à une rythme toujours plus rapide, et par suite, pour une accroissement sans bornes de la production elle-même ».20
L’expérience du « socialisme réel » illustre bien les problèmes qui résultent d’une prise en charge collectiviste de l’appareil productif capitaliste : dès les débuts de l’URSS a prédominé la thèse d’une appropriation sociale des forces productives existantes. Certes, pendant les prémières années qu’ont suivi la Révolution d’Octobre, un courant écologiste a pu se dévélopper, et certaines mesures protectionnistes (limitées) ont été prises par les autorités soviétiques. Cependant, avec le processus de bureaucratisation stalinienne, les tendances productivistes – que ce soit dans l’industrie, avec les Plans Quinquenaux, ou dans l’agriculture, avec le triomphe du Lyssenkisme – s’imposent par des méthodes totalitaires, tandis que les écologistes sont marginalisés ou liquidés. La catastrophe de Tchernobyl est un exemple extrême – mais pas le seul – des conséquences désastreuses de l’imitation des technologies productives occidentales (aggravées par une gestion bureaucratique). L’expérience de l’URSS et des autres ex-pays « socialistes » – selon certain marxistes, plutôt une variante du capitalisme d’Etat – montre bien qu’un changement des formes de propriété qui n’est pas accompagné d’une gestion démocratique, et d’une réorganisation du système productif, ne peut que conduire à une impasse.
L’alternative ecosocialiste
Qu’est-ce donc l’écosocialisme ? Il s’agit d’un courant de pensée et d’action écologique qui fait siens les acquis fondamentaux du socialisme – tout en le débarassant de ses scories productivistes . Pour les écosocialistes la logique du marché et du profit – de même que celle de l’autoritarisme bureaucratique de feu le « socialisme réel » – sont incompatibles avec les exigences de sauvegarde de l’environnement naturel. Tout en critiquant l’idéologie des courants dominants du mouvement ouvrier, ils savent que les travailleurs et leurs organisations sont une force essentielle pour toute transformation radicale du système, et pour l’établissement d’une nouvelle société, socialiste et écologique.
L’éco-socialisme s’est dévéloppé surtout au cours des trente dernières années, grâce aux travaux de penseurs de la taille de Manuel Sacristan, Raymond Williams, Rudolf Bahro (dans ses prémiers écrits) et André Gorz (ibidem), ainsi que des précieuses contributions de James O’Connor, Barry Commoner, John Bellamy Foster, Joel Kovel (USA), Juan Martinez Allier, Francisco Fernandez Buey, Jorge Riechman (Espagne), Jean-Paul Déléage, Jean-Marie Harribey, Pierre Rousset (France), Elmar Altvater, Frieder Otto Wolf (Allemagne), et beaucoup d’autres, qui s’expriment dans un réseau de révues telles que Capitalism, Nature and Socialism, Ecologia Politica, etc.
Ce courant est loin d’être politiquement homogène, mais la plupart de ses répresentants partage certains thèmes communs. En rupture avec l’idéologie productiviste du progrès – dans sa forme capitaliste et/ou bureaucratique – et opposé à l’expansion à l’infini d’un mode de production et de consommation destructeur de la nature, il répresente une tentative originale d’articuler les idées fondamentales du marxisme avec les acquis de la critique écologique.
James O’Connor définit comme ecosocialistes les théories et les mouvements qui aspirent à subordonner la valeur d’échange à la valeur d’usage, en organisant la production en fonction des besoins sociaux et des exigences de la protection de l’environnement. Leur but, un socialisme écologique, serait une societé écologiquement rationnelle fondée sur le contrôle démocratique, l’égalité sociale, et la prédominance de la valeur d’usage.21 J’ajouterais que : a) cette société suppose la propriété collective des moyens de production, une planification démocratique qui permette à la société de définir les buts de la production et les investissements, et une nouvelle structure technologique des forces productive ; b) l’écosocialisme serait un système basé non seulement sur la satisfaction des besoins humains démocratiquement déterminés mais aussi sur la gestion rationnelle collective des échanges de matières avec l’environnement, en respectant les ecosystèmes.
L’écosocialisme développe donc une critique de la thèse de la « neutralité » des forces productives qui a prédominé dans la gauche du 20ème siècle, dans ses deux versants, social-démocrate et communiste soviétique. Cette critique, pourrait s’inspirer, à mon avis, des remarques de Marx sur la Commune de Paris : les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de l’appareil d’Etat capitaliste et le mettre à fonctionner à leur service. Ils doivent le « briser » et le remplacer par un autre, de nature totalement distincte, une forme non-étatique et démocratique de pouvoir politique.
Le même vaut, mutatis mutandis, pour l’appareil productif : par sa nature, et sa structure, il n’est pas neutre, mais au service de l’accumulation du capital et de l’expansion illimité du marché. Il est en contradiction avec les impératifs de sauvegarde de l’environnement et de santé de la force de travail. Il faut dont le « révolutionnariser », en le transformant radicalement. Cela peut signifier, pour certaines branches de la production – les centrales nucléaires par exemple – de les « briser ». En tout cas, les forces productives elles-mêmes doivent être profondément modifiées. Certes, des nombreux acquis scientifiques et technologiques du passé sont précieux, mais l’ensemble du système productif doit être mis en question du point de vue de sa compatibilité avec les exigences vitales de préservation des equilibres écologiques.
Cela signifie tout d’abord, une révolution énérgétique, le remplacement des énérgies non-renouvelables et responsables de la polution, l’empoisonnement de l’environnement et le réchauffement de la planète – charbon, pétrole et nucléaire – par des énérgies « douces » « propres » et renouvelables : eau, vent, soleil, ainsi que par la réduction drastique de la consommation d’énérgie (et donc des émissions de CO2).
Mais c’est l’ensemble du mode de production et de consommation – fondé par exemple sur la voiture individuelle et d’autres produits de ce type – qui doit être transformé, ensemble avec la suppression des rapports de production capitalistes et le début d’une transition au socialisme. J’entends par socialisme l’idée originaire, commune à Marx et aux socialistes libertaires, qui n’a pas grand chose à voir avec les prétendus régimes « socialistes » qui se sont écroulés à partir de 1989 : il s’agit de « l’utopie concrète » – pour utiliser le concept d’Ernst Bloch – d’une société sans classes et sans domination, où les principaux moyens de production appartiennent à la collectivité, et les grandes décisions sur les investissements, la production et la distribution ne sont pas abandonnés aux lois aveugles du marché, à une élite de propriétaires, ou à une clique bureaucratique, mais prises, après un large débat démocratique et pluraliste, par l’ensemble de la population. L’enjeu planétaire de ce processus de transformation radicale des rapports des humains entr’eux et avec la nature est un changement de paradigme civilisationnel, qui concerne non seulement l’appareil productif et les habitudes de consommation, mais aussi l’habitat, la culture, les valeurs, le style de vie.
Quel sera l’avenir des forces productives dans cette transition au socialisme – un processus historique qui ne se compte pas en mois ou années ?
Deux écoles s’affrontent au sein de ce qu’on pourrait appeller la gauche écologique :
L’école optimiste, selon laquelle, grâce au progrès technologique et aux énérgies douces, le dévéloppement des forces productives socialistes peut connaître une expansion illimitée, visant à satisfaire « chacun selon ses besoins ». Cette école ne prend pas en compte les limites naturelles de la planète, et finit par réproduire, sous l’étiquette « dévéloppement durable » le modèle socialiste ancien.
L’école pessimiste, qui , partant de ces limites naturelles, considère qu’il faut limiter, de forme draconienne, la croissance démographique et le niveau de vie des populations. Il faudrait prendre la voie de la décroissance, au prix du rénoncement aux maisons individuelles, au chauffage, etc. Comme ces mésures sont fort impopulaires, cette école caresse, parfois, le rêve d’une « dictature écologique éclairée ».
Il me semble que ces deux écoles partagent une conception purement quantitative de la « croissance « ou du dévéloppement des forces productives. Il y a une troisième position, qui me paraît plus appropriée, dont l’hypothèse principale est le changement qualitatif du dévéloppement : mettre fin au monstrueux gaspillage de ressources par le capitalisme, fondé sur la production, en grande échelle, de produits inutiles ou nuisibles : l’industrie d’armement est un exemple évident. Il s’agit donc d’orienter la production vers la satisfaction des bésoins authentiques, à commencer par ceux qu’on peut désigner comme « bibliques » : l’eau, la nourriture, le vêtement, le logement – auxquelles il faut ajouter, bien entendu, la santé, l’éducation et la culture.
Comment distinguer les besoins authentiques de ceux artificiels et factices ? Ces derniers sont induits par le système de manipulation mentale qui s’appelle « publicité ». Pièce indispensable au fonctionnement du marché capitaliste, la publicité est vouée à disparaître dans une société de transition au socialisme, pour être remplacé par l’information fournie par les associations de consommateurs. Le critère pour distinguer un bésoin authentique d’un autre artificiel, c’est sa persistence après la suppression de la publicité…(Coca-cola !).
La voiture individuelle, par contre, répond à un besoin réel, mais dans un projet ecosocialiste, fondé sur l’abondance des transports publics gratuits, celle-ci aura un rôle bien plus réduit que dans la société bourgeoise, où elle est devenue un fétiche marchand, un signe de prestige, et le centre de la vie sociale des individus.
Certes, répondront les pessimistes, mais les individus sont mus par des désirs et des aspirations infinies, qu’il faut contrôler et refouler. Or, l’écosocialisme est fondé sur un pari, qui était déjà celui de Marx : la prédominance, dans une société sans classes, de l’ « être » sur « l’avoir », c’est à dire la réalisation personnelle, par des activités culturelles, ludiques, érotiques, sportives, artistiques, politiques, plutôt que le désir d’accumulation à l’infini de biens et de produits. Ce dernier est induit par le fétichisme de la marchandise inhérent au système capitaliste, par l’idéologie dominante et par la publicité : rien n’indique qu’il constitue une « nature humaine éternelle ».
Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de conflits, entre les exigences de la protéction de l’environnement et les besoins sociaux, entre les impératifs écologiques et les nécéssités du dévéloppement, notamment dans les pays pauvres. C’est à la démocratie socialiste, libérée des impératifs du capital et du « marché », de résoudre ces contradictions.
Oui, nous répondra-t-on, elle est sympathique cette utopie, mais en attendant, faut-il rester les bras croisés ? Certainement pas ! Il faut mener bataille pour chaque avancée, chaque mésure de réglémentation des émissions de gaz à effets de serre, chaque action de défense de l’environnement.
Le combat pour des réformes eco-sociales peut être porteur d’une dynamique de changement, à condition qu’on refuse les arguments et les pressions des interêts dominants, au nom des « règles du marché », de la « competitivité » ou de la « modernisation ».
Certaines demandes immédiates sont déjà, ou peuvent rapidement devenir, le lieu d’une convergence entre mouvements sociaux et mouvements écologistes, syndicats et defenseurs de l’environnement, « rouges » et « verts ». Ce sont des démandes qui souvent « préfigurent » ce qui pourraît être une société éco-socialiste :
- la promotion de transports publics – trains, métros, bus, trams – bon-marché ou gratuits comme alternative à l’étouffement et la pollution des villes et des campagnes par la voiture individuelle et par le système des transport routiers.
- la lutte contre le système de la dette et les « ajustements » ultra-libéraux imposé par le FMI et la Banque Mondiale aux pays du Sud, aux conséquences sociales et écologiques dramatiques : chômage massif, destruction des protections sociales et des cultures vivrières, destruction des ressources naturelles pour l’exportation.
- défense de la santé publique, contre la pollution de l’air, de l’eau (nappes phréatiques) ou de la nourriture par l’avidité des grandes entreprises capitalistes.
- dévéloppement subventionné de l’agriculture biologique, à la place de l’agro-industrie.
- la réduction du temps de travail comme réponse au chômage et comme vision de la société privilégiant le temps libre par rapport à l’accumulation de biens.22
La liste des mesures nécéssaires existe, mais elle est difficilement compatible avec le néo-liberalisme et la soumission aux interêts du capital… Chaque victoire partielle est importante, à condition de ne pas se limiter aux acquis, mais mobiliser immédiatement pour un objectif supérieur, dans une dynamique de radicalisation croissante. Chaque gain dans cette bataille est précieux, non seulement parce qu’il ralentit la course vers l’abîme, mais parce qu’ils permet aux gens, aux travailleurs, aux individus, aux femmes, aux communautés locales, notamment paysannes et indigènes, de s’organiser, de lutter et de prendre conscience des enjeux du combat, de comprendre, par leur expérience collective, la faillite du système capitaliste et la nécessité d’un changement de civilisation.
Ce texte est le contenu d’un rapport fait en février 2008 dans un séminaire de la IVème Internationale sur le changement climatique.