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« Rosa », de Jonathan Rabb

  • Rosa, Jonathan Rabb, 
  • traduit de l’anglais (USA) par Eric Moreau, 
  • coll. Grands détectives, 10/18, 2011, 
  • 576 pages, 9,60 euros.

Premier volume d’une trilogie désormais intégralement disponible chez 10/18[1],Rosa déploie sa trame dans les replis de la tragédie qui se joue à Berlin, aux lendemains de la première Guerre Mondiale, sur les cendres encore chaudes du soulèvement spartakiste. En cette fin janvier 1919, la situation reste encore incertaine : Ebert et les sociaux-démocrates s’installent au pouvoir, mais les différentes factions s’agitent et l’instauration de la République semble encore peu assurée. C’est dans cette ambiance de naufrage de la vieille Allemagne impériale que le commissaire Hoffner doit mener une enquête particulièrement difficile, qui le met sur la piste d’un meurtrier que l’on n’a pas encore baptisé serial killer.

Sur le dos de chacune de ses victimes, le bourreau trace dans les chairs un dessin étrange, toujours le même. L’affaire prend une tout autre dimension lorsque l’on retrouve, ce même mois de janvier, le corps de Rosa Luxemburg, le dos tailladé ! Jonathan Rabb a inséré avec brio son intrigue dans les interstices de l’histoire, le corps de Rosa Luxemburg n’ayant été retrouvé en fait que le 31 mai 1919. Entre son arrestation, son assassinat et la découverte du cadavre, il s’est écoulé plusieurs semaines dont on ne sait rien.

Willkommen in Berlin !

L’enquête criminelle est l’occasion tout à la fois d’une découverte de la capitale allemande du début du siècle, ses avenues, ses parcs, ses grands magasins, et l’exploration des tensions sociales et politiques qui se penchent, telles de mauvaises fées, sur le berceau de la république de Weimar. On y croise un militant prolétarien éprouvé, Leo Jogisches, un savant de gros calibre, Albert Einstein, ainsi qu’une des grandes artistes de l’époque, Käthe Kollwitz. Comme très souvent dans le roman policier, les apparences sont trompeuses et l’enquêteur se doit d’aller chercher la vérité au-delà des évidences. Rabb s’en tire à merveille en jouant avec les éléments classiques du roman policier contemporain, en en faisant en quelque sorte la genèse : le journaliste fouineur, le chef de la pègre, l’agent de la police politique, le jeune détective encore idéaliste… Il parvient à faire tenir ces figures ensemble et à nous les montrer à leurs débuts, comme en train de sortir de leur cocon, encore un peu empruntés.

Tous ces personnages émergent dans un cadre défini, celui du capitalisme allemand, qui est en train de finir de briser la vieille gangue aristocratique qui l’empêtrait et l’empêchait de se lancer à l’assaut du marché mondial et de son concurrent principal, le capitalisme états-unien. Alors que les sociaux-démocrates et les différents groupes paramilitaires font régner l’ordre et écrasent toute tentative de révolte, la bourgeoisie peut laisser libre cours à son appétit de profit. Mais qu’un psychopathe commence à semer des cadavres et c’est le début de la panique. Par petites touches, le roman fait aussi le portrait du Berlin des petites gens, jeunes filles pleines d’espoir, gamin des rues, ivrognes et autres monte-en-l’air, toutes celles et ceux que la ronde de valorisation du capital broie et laisse sur le carreau. Ce jeu des personnages qui se croisent et s’affrontent dans le labyrinthe urbain trace un parallèle frappant avec les figures classiques du polar hard boiledaméricain, saupoudré d’une pincée de Döblin[2].

Rosa privée/publique

Parmi cette galerie, la figure de Rosa traverse l’ensemble du roman et devient presque une obsession pour Hoffner, qui cherche à percer le mystère entourant son meurtre et sa mutilation. Aidé d’un mystérieux « K », le commissaire fouille la vie de la militante, surnommée la « diablesse juive » par les tenants de l’ordre établi. Dans cette enquête, qui nous livre quelques facettes plus personnelles de la militante, Rabb parvient à éviter l’écueil que l’on retrouve dans certaines approches contemporaines, celui de la dépolitisation. Cette attitude revient à considérer que Rosa n’a été qu’une militante par défaut, pour s’imposer dans un monde d’hommes, alors que sa nature profonde se retrouverait en particulier dans ses lettres à ses amis, lorsqu’elle s’inquiète de ses chats, s’intéresse à la mode ou à la botanique[3]. Un tel point de vue n’est pas étranger à la représentation sexiste des rôles attribués aux individus dans notre société. L’auteur quant à lui parvient à maintenir cette tension entre la femme privée et la figure publique : « Enfin perçait son humanité, pensa Hoffner. Jogisches avait décelé en Rosa une force plus vitale que sa conviction froide, et c’était cela, rien que cela, qu’il cherchait désormais à sauver à tout prix » (p. 492). Cette dimension, Gilbert Badia l’avait déjà mise en avant dans son imposante biographie, qui constitue un excellent prolongement à cette fiction : « C’est l’abondance du cœur qui la fait écrire, jamais l’habitude, la routine »[4]. La Rosa épistolière nous laisse entrevoir ses sentiments et sa sensibilité, ce que l’enquête du commissaire (re)met à jour. Malgré quelques maladresses, l’auteur parvient ainsi à éviter l’embaumement de Luxemburg, sa disparition derrière une figure fabriquée et rigide, et elle devient en quelque sorte l’exact opposé de la momie de Lénine emprisonnée dans son sarcophage de verre sur la Place Rouge. Et il se fait d’une certaine façon le passeur de son héritage théorique, de sa vigueur intellectuelle, depuis une malle remplie de ses écrits jusqu’à cette ultime sentence du commissaire, sur les bords du Landwehrkanal : « Ces hommes vont revenir à la charge. Et alors… nous repenserons à Rosa et à sa révolution, et nous verrons combien nous étions naïfs » (p. 557).

Aux racines du nazisme

Il y a là la seule véritable critique que nous pouvons formuler à l’égard de l’écrivain, qui confère une certaine fatalité à son récit, en suggérant que tout se joue dès les premiers jours de la République de Weimar, notamment en ce qui concerne le nazisme. Il est victime en cela d’une forme d’illusion rétrospective. Il explore avec beaucoup de maîtrise les origines des théories nazies, ces petits groupes, pour certains illuminés, qui se développent dans l’ambiance de chaos et d’amertume liés à la défaite. Dans ce magma naissent de nombreux complots, mêlant rédemption du peuple allemand, antisémitisme et anciennes religions nordiques, dont les ramifications courent jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. La place qu’il accorde avec raison à la question de l’antisémitisme, et de sa mutation politique, retombe en partie dans la vieille ornière du Sonderweg allemand, en omettant que ces théories racistes étaient très largement répandues dans le monde occidental[5]. Cette vision a permis de dédouaner les démocraties victorieuses de la seconde Guerre Mondiale de leurs responsabilités à l’égard du judéocide en faisant reposer l’intégralité de la faute sur les épaules du peuple allemand. Mais il a cependant raison d’insister sur l’enracinement des préjugés antisémites dans la société allemande[6], héritage de la société de caste wilhelmienne, terreau fertile sur lequel se développera l’antisémitisme politique des nazis.

En mêlant enquête criminelle et complot politique, Jonathan Rabb a réussi un roman véritablement captivant qui embarque le lecteur au cœur des convulsions de la société allemande, et nous rappelle à juste titre que les périodes de profondes crises sociales sont souvent favorables aux thèses nationalistes et réactionnaires, comme vient de nous le rappeler le 1er tour de l’élection présidentielle, et qu’elles ne doivent donc pas être prises à la légère. Mais Rosa Luxemburg nous rappelle également que ces chocs sociaux sont des processus contradictoires dans lesquels rien n’est joué d’avance et qu’il ne sert à rien de se lamenter : il faut étudier et se battre ! Ce récit est donc une invitation à renouer avec « la richesse et la diversité d’un esprit et d’un talent dont on ne saurait épuiser tous les prestiges et qui conservent, à un demi-siècle de distance, leur attrait et même leur fascination »[7]. Et ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre que de susciter cette envie !

Notes

  1. Les deux autres titres, dans la même collection, sont L’homme intérieur, et Le second fils.
  2. Les lecteurs et lectrices qui auront goûté Rosa devraient apprécier les romans de Döblin,Berlin Alexanderplatz, ainsi que sa tétralogie, Novembre 1918, indispensable, consacrée à cette période et disponible chez Agone.
  3. Sur cet aspect, voir l’entretien de Pierre Baton avec Anouk Grinberg, publié dans Tout est à nous ! la revue n° 4 au sujet de son spectacle et de l’ouvrage Rosa la vie (http://www.npa2009.org/content/rosa-la-vie-%C2%ABil-n%E2%80%99y-nul-renoncement-il-n%E2%80%99y-aucun-angle-mort%C2%BB-interview-danouk-grinberg).
  4. Gilbert Badia, Rosa Luxemburg, Journaliste Polémiste Révolutionnaire, Editions Sociales, 1975, p. 755.
  5. Dans le domaine de la fiction, le roman de Philip Roth, Le complot contre l’Amérique, disponible chez Folio, donne une bonne approche de cette réalité.
  6. Sur cet aspect, nous ne saurions trop recommander la lecture de la bande dessinée en trois tomes de David Vandermeulen, Fritz Haber, chez Delcourt (http://www.npa2009.org/content/fritz-haber-une-g%C3%A9n%C3%A9alogie-de-la-barbarie-moderne).
  7. Gilbert Badia, Rosa Luxemburg, p. 822.
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