« Mes tableaux considérés comme les plus abstraits auront été, pour moi, les plus figuratifs au sens propre du terme. À l’inverse, les oies, les hiboux, les orignaux… Ces peintures dont on croit lire le sens ne sont-elles pas davantage abstraites que le reste ? […] Je ne tire pas de la Nature, je vais vers la Nature. » – Jean Paul Riopelle, 1993 (Source : Gilbert Érouart, Entretiens avec Jean-Paul Riopelle, suivis de Fernand Seguin rencontre Jean-Paul Riopelle, Montréal, Liber, 1993, p. 40.)
Jean Paul Riopelle (1923-2002), Point de rencontre – Quintette (polyptyque), 1963, huile sur toile, 428 x 564 cm (5 panneaux). Paris, Centre national des arts plastiques. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2021). Photo MBAM, Jean-François Brière
L’exposition consacrée à Jean-Paul Riopelle (1923-2002), présentement à l’affiche au Musée des Beaux-arts de Montréal, est indiscutablement à voir. Il s’agit d’une présentation riche en explosion de couleurs, débordante de créations remarquables et nous y retrouvons également des associations audacieuses des genres. Le tout s’inscrit dans le cadre d’une démarche originale passionnée et souvent rebelle. Vous serez convaincus de ce que nous avançons ici dès votre arrivée en haut de l’escalier du pavillon Hornstein. Au sommet de cette imposante suite de marches se dresse cette toile impressionnante intitulée Point de rencontre. Une œuvre qui rassemble la plupart des éléments mentionnés ci-haut. La production créatrice de Riopelle de la nature et des grands espaces du Nord canadien rassemblée ici s’expose avec un doigté qui mérite d’être qualifié de brillant. Nous avons eu, devant certaines des 110 œuvres de l’artiste et diverses citations qui jalonnent les murs de l’exposition, des interrogations toujours stimulantes, même si elles étaient parfois un peu dérangeantes (nous vous référons aux citations reproduites en annexe).
Grand Nord et Glaciers
Dans cette exposition, la visiteuse et le visiteur s’interrogeront sur le rapport que pouvait bien entretenir Riopelle entre la création et l’esprit créatif à partir de ces espaces géographiques faits de glaciers et de l’art des Autochtones. Il n’y a ici aucune plate équivalence entre le « modèle » et les représentations. Cette exposition est une occasion à saisir pour celles et ceux qui veulent se laisser interpeller par le riche potentiel d’émotions auquel nous expose le langage plastique. C’est probablement l’association du figuratif et de l’abstrait que nous retrouvons dans certaines réalisations de Riopelle qui nous a personnellement le plus touché. Voir à ce sujet, entre autres choses, les représentations des Icebergs, ces toiles où se côtoient les teintes associées au « préprimaire » (le blanc, le noir et le gris) et où émergent des couleurs. Crépuscule glacial ou aurore sonore dans le Grand Nord, nous sommes-nous demandé ? Les hiboux que Riopelle a tellement bien su nous présenter dans un mélange hybride nous donnent la franche impression qu’il est parvenu à transcender l’opposition factice du duale (figuratif versus abstrait) dans une représentation monade intégrée.
« Appropriation culturelle » ?
Il nous est difficile d’associer ces créations à de « l’appropriation culturelle » [4]. Tout au long de notre visite, nous nous sommes posé la question suivante : à qui appartient la Terre en général et les différents lieux habités en particulier ? Uniquement à celles et ceux qui ont vu le jour sur un territoire limitativement circonscrit ou à tout le monde ? Alors, « appropriation culturelle » ou « ouverture aux Premières Nations et à leurs espaces géographiques » ? Sommes-nous condamnés à nous borner dans nos représentations créatrices uniquement à notre environnement immédiat, cet endroit où nous avons vu le jour et ce pour toute notre vie entière ? Que faisons-nous de la richesse qui résulte de la rencontre avec l’autre sur les terres qu’il habite ? Il ne faut pas oublier qu’une des premières œuvres de la Modernité, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, de Galieleo Galilei, est un dialogue de type platonicien. Un texte publié en 1612 et rédigé dans un style propre à la Grèce antique du temps de Platon (c’est-à-dire au IVe siècle avant Jésus-Christ). Devons-nous parler d’une appropriation quelconque ici ou d’une reconnaissance de style à l’endroit d’un auteur canonique ?
Riopelle ne nous donne pas l’impression de copier les arts autochtones. Il y a plutôt une rencontre entre un paysage peu modifié par un mode de production productiviste destructeur de l’environnement et un jeu de représentation à travers les couleurs et les autres objets de création utilisés par les populations du Grand Nord (les ficelles notamment). Un rapport entre l’objet et la production artistique (ou l’art défini en tant que représentation plastique d’une perception d’un paysage, d’un animal ou d’un visage humain dans sa réalité la plus simple et authentique). Mieux vaut le reconnaître d’emblée, nous sommes nécessairement notre propre histoire. Riopelle est né à Montréal, il a vécu à Paris durant quelques années et il a effectué des voyages dans le Grand Nord canadien. Ses œuvres sont le résultat de ses fréquentations et des lieux où il a vécu et qu’il a visités. Cette exposition nous présente donc des compositions qui sont indiscutablement en lien avec son cheminement dans sa vie.
Pour conclure
À quoi peut bien servir parfois une exposition ? À nous présenter minimalement un aspect du parcours d’un ou de plusieurs artistes. Ce qui est fort bien réussi avec cette exposition. Par ailleurs, de par la spécificité des œuvres présentées et du contexte historique dans lequel elle s’insère, il y a nécessairement un questionnement à soulever autour du concept « d’appropriation culturelle » ? À quoi au juste correspond cette notion ? Comment le cerner sans sombrer dans l’exclusivisme égoïste ? Nous soumettons à la discussion une piste de réflexion non limitative : « pillage des productions culturelles des populations colonisées ou opprimées. Pillage encouragé ou initié par les groupes puissants et avantagés par le colonialisme et les autres systèmes de domination et d’oppression ». Ce qui inclut le vol des œuvres d’art, cette subtilisation qui est trop longtemps restée une pratique répandue et impunie par les pouvoirs politique et juridique. Il y a selon nous une nuance importante entre une rencontre créatrice et une mainmise ou un empiétement ou encore une usurpation qui s’inscrit dans un processus de domination ou d’échange inégal (source d’une non-reconnaissance qui relègue la créatrice ou le créateur véritable dans l’anonymat).
Cette exposition rassemble plus de 160 œuvres, dont certaines d’artistes autochtones. Il faut donc y aller plus d’une fois pour l’apprécier pleinement. Le catalogue rassemble plusieurs textes de différentEs auteurEs et vient avec des photos qui seront pour vous une source inépuisable « d’éternels retours » (pour reprendre un concept cher à Nietzsche).
Lors de votre visite, vous comprendrez Riopelle quand il écrivait ceci : « Mes Esquimaux viennent de Paris ».
Yvan Perrier
4 avril 2021
Remarques préliminaires (« gnosies[5] » et « prolégomènes [6] »)
- Platon entretenait un rapport difficile avec l’art. Il y voyait une vulgaire imitation. Une imitation nécessairement imparfaite, une apparence trompeuse. L’art de Riopelle interroge certaines oppositions arbitraires (le figuratif et l’abstrait) tout en nous livrant des œuvres où il semble s’être affranchi de cette banale dualité. Ses toiles, ses sculptures, ses lithographies et ses décalques sont une représentation particulière de ce qui compose le réel. Il offre ses créations à notre appréciation critique subjective qui transite par nos sens.
- Nature : les espaces infinis où « la main de l’homme » n’avait pas encore laissé son empreinte productiviste et destructrice de l’environnement. Paysage dans son état primitif, premier, le moins modifié par l’intervention humaine ou détruite par le génie mécanique. Culture : le rapport, entre autres choses, à la capacité plastique (transformatrice) des humains, sans égard pour leur lieu de naissance ou de résidence. Dépassement de la condition initiale ou de l’état premier (geoet homo).
III. Quelle est la marge de manœuvre véritable dont dispose l’artiste dans sa création et sa possibilité à représenter le monde? Où commence le sacré ? Jusqu’où s’étend le profane en art ? Peut-il y avoir du sacré areligieux, autrement dit « un pas touche » athée ou agnostique, en art ? La Renaissance italienne est un retour à l’art des Anciens. Un art qui renoue avec les canons de la Grèce antique (recherche du beau, de l’harmonie et de l’équilibre des volumes, utilisation de la géométrie). Y a-t-il une appropriation là-dedans ?
- « L’Hommage à Rosa Luxemburg » de Riopelle : qu’en diraient les marxistes et les apparatchiks de la nomenklatura de l’ex-Allemagne de l’Est ? Devant cette œuvre, crieraient-ils à l’hérésie et (ou) à une dénaturation (ou une récupération de mauvais goût) politico-idéologique ? Qu’en dirait Rosa Luxemburg elle-même ? « Rosa la rouge » n’est plus de ce monde pour nous le préciser. C’est quand même elle qui a écrit : « La liberté est toujours la liberté de penser autrement ».
- Qui peut revendiquer l’usage exclusif d’objets (usuels ou non) depuis le Ready-made initié par le précurseur de l’art contemporain Marcel Duchamp ? (« Précurseur » qui a été précédé, il faut le rappeler, par le mouvement « Les Incohérents» (Source : Christine Sourgins. 2005. Les mirages de l’Art contemporain). Les arts plastiques aujourd’hui se réalisent et se matérialisent à travers une multitude d’objets qui vont au-delà du pinceau et de la peinture. Toute la question de la définition du concept d’appropriation culturelle, selon la définition de l’Office québécois de la langue française, consiste en ceci : sommes-nous en présence d’une pratique artistique d’éléments culturels appartenant à une autre culture, généralement minoritaire, susceptible d’être jugée « offensante, abusive ou inappropriée » ? Jusqu’à quel point la définition proposée par l’Office est-elle adéquate ou compatible avec la portée de l’Art contemporain?
- Dans ce qu’il est convenu d’appeler l’art contemporain, l’acte artistique s’est largement éloigné, dans plusieurs cas, de son objet pictural à proprement parler. Il se situe davantage dans la conception, les discours qui l’accompagnent et les réactions qu’il suscite. L’œuvre artistique réputée contemporaine peut être éphémère, évolutive, biodégradable et également blasphématoire. N’ayons pas peur de le dire, ce que l’art contemporain remet en cause va aussi loin que le principe même de l’art défini comme étant la représentation d’une perception à travers le langage plastique (de manière figurative et (ou) abstraite). Chez Riopelle, l’objet pictural est bel et bien présent, même quand il utilise la peinture en aérosol.
VII. Dans L’idéologie allemande Marx et Engels ont écrit ceci :
« […] Nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire. L’histoire peut être examinée sous deux aspects. On peut la scinder en histoire de la nature et histoire des hommes. Les deux aspects cependant ne sont pas séparables ; aussi longtemps qu’existent des hommes, leur histoire et celle de la nature se conditionnent réciproquement. L’histoire de la nature, ce qu’on désigne comme science de la nature, ne nous intéresse pas ici ; par contre, il nous faudra nous occuper en détail de l’histoire des hommes. »
Je ne partage pas cette division et cette opposition arbitraire établie par Marx et Engels. Il faut s’intéresser autant à « l’histoire de la nature » qu’à « l’histoire des hommes » (sic). Pourquoi ? Parce que « l’histoire de la nature » et « l’histoire des hommes » « se conditionnent réciproquement ». Les pratiques humaines participent incontestablement à la modification de certains éléments de la nature. La lecture du livre d’Hélène Tierchant intitulé Ces plantes qui ont marqué l’histoire : Des bombes à l’aconit au yucca des mormons nous fait prendre conscience que sans la végétation, il n’y a pas d’oxygène, donc pas d’humains sur la Planète bleue. Donc, en détruisant la végétation, l’humanité court à sa propre perte. La foi aveugle de Marx dans le développement tous azimuts des forces productives est un « paradigme » (un modèle de développement) à combattre au même titre que celui de Descartes en vertu duquel « l’homme » doit se comporter comme « maître et possesseur de la nature ».
Lexique
« Appropriation : Action de s’approprier une chose, d’en faire sa propriété. » (Le Petit Robert, 2017, p. 124).
Hypothèse de travail (Ouverture)
Le « Beau » (la catégorie, les standards) de l’Académie a été combattu avec succès. Voilà maintenant que certaines personnes du monde lexicologique (et muséal) semblent souhaiter qu’il y ait un substitut (un équivalent universel) à partir duquel serait décidé ce qui est acceptable en art. Acceptable au sens d’obtenir l’approbation (ou, à l’opposé, susciter la réprobation). Quelque chose d’équivalent au critère du « Beau de jadis de l’Académie ». Une nouvelle catégorie normative à partir de laquelle seraient décrétés ce qui est « Bien » et ce qui est « Mal ». N’est-ce pas à ce genre d’exercice auquel on nous invite quand on nous suggère (ou propose) de juger une exposition à travers le prisme de « l’appropriation culturelle » (sans définir précisément ce à quoi ce concept correspond) ?
Est-ce cela la liberté dans le champ des arts ? La liberté au sens où l’entendait Rosa Luxemburg : « La liberté est toujours la liberté de penser autrement » écrivait-elle. Nous ajoutons ou précisons ceci : « La liberté est toujours la liberté de penser autrement » et de l’exprimer différemment à travers les diverses formes de langage.
Annexe
Citations à discuter:
« Riopelle, empreint d’une profonde admiration pour les Autochtones et leurs cultures matérielles, embrasse ici les possibilités dialogiques de l’appropriation et leur rend hommage sous une forme qui pourrait aujourd’hui être susceptible de réprobation. » Sans auteur. L’appropriation comme stratégie de dialogue.
« L’artiste embrasse les possibilités dialogiques de l’appropriation – et tout son potentiel transformateur. » – Stacy A. Ernst et Ruth B. Phillips, 2019 (Source Stacy A. Ernst et Ruth B. Phillips, « Riopelle et l’art de la côte Nord-Ouest : appropriation, dialogue, transformation »). « […] les possibilités dialogiques de l’appropriation ».
« Riopelle reste canadien […] par ce phénomène de mimétisme qui lui permet de conserver une “mémoire” prodigieuse de la nature de son pays natal et qui nous amène, à travers lui, à mieux nous découvrir nous-mêmes. » Guy Viau, « Jean-Paul Riopelle », dans Jean-Paul Riopelle, cat. exp., Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1963, [n. p.].
« Riopelle reste canadien […] par ce phénomène de mimétisme ».
[1] Merci à mademoiselle Patricia Lachance (Chargée des relations médias, Musée des Beaux-Arts de Montréal).
[2] Primitif : Près de son origine (rencontre du blanc et du noir et émergence de la couleur).
[3] Monade = Un. Substance indivisible. Par opposition à duale : figuratif versus abstrait.
[4] L’Office québécois de la langue française décrit l’appropriation culturelle comme « l’utilisation, par une personne ou un groupe de personnes, d’éléments culturels appartenant à une autre culture, généralement minoritaire, d’une manière qui est jugée offensante, abusive ou inappropriée ». Note L’élément culturel n’est habituellement pas adopté de façon permanente par la personne ou le groupe de personnes qui l’utilise. » http://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=26542525. Consulté le 31 mars 2021.
[5] Perception, connaissance élémentaire.
[6] Principes préliminaires à l’étude de certaines questions qui ont surgi en moi lors de ma première visite de l’exposition.