Retour vers les années 1930

  1. Il n’y a pas de monnaie sans Etat. Ensemble, Etat et monnaie constituent, dans le capitalisme, le moyen de la gestion de l’intérêt général du capital, transcendant les intérêts particuliers de ses segments qui sont en concurrence. La dogmatique en cours, imaginant un capitalisme géré par le marché – voire sans Etat, réduit à ses fonctions minimales de gardien de l’ordre -, ne repose ni sur une lecture sérieuse de l’histoire du capitalisme réel, ni sur une théorie à prétention « scientifique » capable de démontrer que la gestion par le marché produit – même tendanciellement – un équilibre quelconque (a fortiori « optimal »).

    Or l’euro a été créé en l’absence d’un Etat européen, substitut aux Etats nationaux, dont les fonctions essentielles de gestionnaire des intérêts généraux du capital étaient elles-mêmes en voie d’abolition. Le dogme d’une monnaie « indépendante » de l’Etat exprime cette absurdité.

    L’« Europe politique » est un mirage. En dépit de l’imaginaire naïf appelant à dépasser le principe de la souveraineté, les Etats nationaux demeurent seuls légitimes. La maturité politique qui ferait accepter le résultat d’un scrutin « européen » par le peuple de l’une quelconque des nations historiques dont l’Union européenne est constituée n’existe tout simplement pas. On peut certes le souhaiter, mais il faudra attendre encore longtemps pour qu’une légitimité européenne émerge.

    L’Europe économique et sociale n’existe pas davantage. Une Europe de 27 ou 30 Etats reste une région profondément inégale dans son développement capitaliste. Les groupes oligopolistiques qui contrôlent désormais l’ensemble de l’économie (et, au-delà, la politique courante et la culture politique) de la région ont une « nationalité » déterminée par celle de leurs dirigeants majeurs. Ce sont des groupes principalement britanniques, allemands, français et, accessoirement, néerlandais, suédois, espagnols, italiens.

    L’Europe de l’Est et, en partie, celle du Sud sont dans un rapport à l’Europe du nord-ouest et du centre analogue à celui qui régit, dans les Amériques, la relation entre l’Amérique latine et les Etats-Unis. L’Europe n’est guère, dans ces conditions, qu’un marché commun, voire unique, lui-même partie du marché global du capitalisme tardif des oligopoles généralisés, mondialisés et financiarisés. L’Europe est, de ce point de vue, comme je l’ai écrit, la « région la plus mondialisée » du système global. De cette réalité, renforcée par l’impossible Europe politique, découle une diversité des niveaux de salaires réels et des systèmes de solidarité sociale, tout comme des fiscalités, qui ne peut être abolie dans le cadre des institutions européennes telles qu’elles sont.

  2. La création de l’euro a donc mis la charrue avant les bœufs. Les politiciens qui en ont décidé ainsi l’ont d’ailleurs parfois avoué, en prétendant que l’opération contraindrait l« Europe » à inventer son Etat transnational, replaçant par là même les bœufs devant la charrue. Ce miracle n’a pas eu lieu, et tout laisse entendre qu’il n’aura pas lieu. Dès la fin des années 1990, j’avais eu l’occasion d’exprimer mes doutes sur cette manœuvre. L’expression « placer la charrue avant les bœufs », qui fut la mienne, a été récemment reprise par un haut responsable de la création de l’euro, lequel, en l’occurrence, m’avait fait part de sa certitude que mon jugement était pessimiste sans raison.

    Un système absurde de ce genre ne pouvait donner l’apparence de fonctionner sans grave accroc, ai-je écrit, que tant que la conjoncture générale demeurait facile et favorable. Il fallait donc s’attendre à ce qui est arrivé : dès lors qu’une « crise » (fût-elle, dans un premier temps, d’apparence financière) frappait le système, la gestion de l’euro devait se révéler impossible, incapable de permettre des réponses cohérentes et efficaces.

    La crise en cours est appelée à durer, voire à s’approfondir. Ses effets sont différents, et souvent inégaux, d’un pays européen à l’autre. Les réponses sociales et politiques aux défis qu’ils constituent pour les classes populaires, les classes moyennes et les systèmes de pouvoir politique sont et seront, de ce fait, différentes d’un pays à l’autre. La gestion de ces conflits appelés à se développer est impossible en l’absence d’un Etat européen, réel et légitime ; et l’instrument monétaire de cette gestion n’existe pas.

    Par voie de conséquence, les réponses données par les institutions européennes – Banque centrale européenne incluse – à la « crise » (grecque, entre autres) sont ineptes, et appelées à faire faillite. Elles se résument en un seul terme – l’austérité partout, pour tous – et sont analogues à celles mises en place par les gouvernements en 1929-1930. Ces politiques avaient alors aggravé la crise réelle ; celles préconisées aujourd’hui par Bruxelles et le Fonds monétaire international produiront le même résultat.

  3. Ce qu’il aurait été possible de faire au cours des années 1990 aurait dû être défini dans le cadre de la mise en place d’un « serpent monétaire » européen. Chaque nation européenne, demeurée souveraine, aurait donc géré son économie et sa monnaie selon ses possibilités et ses besoins, même limités par l’ouverture commerciale (le marché intérieur). L’interdépendance aurait été institutionnalisée par le serpent monétaire : les monnaies nationales auraient été échangées à taux fixes (ou relativement fixes), révisés de temps à autre par des ajustements négociés (dévaluations ou réévaluations).

    La perspective – longue – d’un « durcissement du serpent » (préparant peut-être l’adoption d’une monnaie unique) aurait alors été ouverte. Le progrès dans cette direction aurait été mesuré par la convergence – lente, progressive – de l’efficacité des systèmes de production, des salaires réels et de la protection sociale. Autrement dit, le serpent aurait facilité – et non handicapé – une progression possible par une convergence vers le haut. Celle-ci aurait exigé des politiques nationales différenciées se donnant ces objectifs et les moyens de ces politiques, entre autres par le contrôle des flux financiers, lequel implique le refus de l’absurde intégration financière dérégulée et sans frontières.

  4. La crise de l’euro en cours pourrait fournir l’occasion d’un abandon du système insensé de gestion de cette monnaie illusoire, et la mise en place d’un serpent monétaire européen en consonance avec les possibilités réelles des pays concernés.

    La Grèce et l’Espagne pourraient amorcer le mouvement en décidant : (i) de sortir (provisoirement) de l’Euro ; (ii) de dévaluer ; (iii) d’instaurer le contrôle des changes, au moins en ce qui concerne les flux financiers. Ces pays seraient alors en position de force pour négocier véritablement le rééchelonnement de leurs dettes et, après audit, la répudiation de celles associées à des opérations de corruption ou de spéculation (auxquelles les oligopoles étrangers ont participé, et dont ils ont tiré même de beaux bénéfices !). L’exemple, j’en suis persuadé, ferait école.

  5. Malheureusement, la probabilité d’une sortie de crise par ces moyens est probablement proche de zéro. Car le choix de la gestion de d’un euro « indépendant » des Etats, et le respect sacro-saint de la « loi » des marchés financiers ne sont pas les produits d’une pensée théorique primitive. Ils conviennent parfaitement au maintien des oligopoles aux postes de commande. Ils constituent des pièces de la construction européenne d’ensemble, conçue elle-même exclusivement et intégralement pour rendre impossible la remise en cause du pouvoir économique et politique exercé par ces oligopoles, et à leur seul bénéfice.

    Dans un article publié sur de nombreux sites, intitulé « Open letter by G. Papandreou to A. Merkel », les auteurs grecs de cette lettre imaginaire comparent l’arrogance de l’Allemagne d’hier et d’aujourd’hui. Par deux fois au XXème siècle, les classes dirigeantes de ce pays ont poursuivi le projet chimérique de façonner l’Europe par des moyens militaires, chaque fois surestimés. Leur objectif de leadership d’une Europe conçue comme une zone mark, n’est-il pas, à son tour, fondé sur une surestimation de la supériorité de l’économie allemande, en fait toute relative et fragile ?

    Une sortie de la crise ne serait possible que si – et dans la mesure où – une gauche radicale osait prendre l’initiative politique de la constitution de blocs historiques alternatifs anti-oligarchiques. L’Europe sera de gauche ou ne sera pas, ai-je écrit. Le ralliement des gauches électorales européennes à l’idée que « l’Europe telle qu’elle est vaut mieux que pas d’Europe » ne permet pas de sortir de l’impasse. Cela exigerait en effet la déconstruction des institutions et des traités européens.

    A défaut donc, le système de l’euro, et, derrière lui, celui de l’« Europe » telle qu’elle est est, s’enfonceront dans un chaos dont l’issue est imprévisible. Tous les scénarios peuvent alors être imaginés, y compris celui qu’on prétend vouloir éviter : la renaissance de projets d’ultra-droite. Dans ces conditions, pour les Etats-Unis, la survie d’une Union européenne parfaitement impuissante ou son éclatement ne changent pas grand chose. L’idée d’une Europe unie et puissante, contraignant Washington à tenir compte de ses points de vue et de ses intérêts, relève de l’illusion.

  6. J’ai donné à cette réflexion un caractère concis, afin d’éviter les redites. Je me suis en effet déjà étendu sur différents aspects de l’impasse européenne dans des écrits antérieurs :
  • L’Hégémonisme des Etats-Unis et l’effacement du projet européen, section II, 2000
  • Au-delà du capitalisme sénile, chapitre VI, 2002
  • Le Virus libéral, chapitre V, 2003
  • Pour un monde multipolaire, chapitre I, 2005
  • La Crise. Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ? , chapitre I, 2008.

Mardi, 8 juin 2010 par Samir Amin — Président du Forum mondial des alternatives (FMA)

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