Gilles Labelle
Professeur en études politiques à l’Université d’Ottawa
L’unité théorétique sans divers est vide et dénuée de sens.
Hegel1
Pourquoi choisir de revenir aujourd’hui sur l’épisode maoïste, dit marxiste-léniniste (m.-l.), de l’histoire de la gauche québécoise ? LCMLC, PCCML, PCO, CMO, COR, MREQ, RCT, CAP, En Lutte!, Unité prolétarienne, La Forge : intitulés ou sigles dont seuls les contemporains de l’épisode (et encore) se souviennent, et qui ne disent pour ainsi dire rien à personne maintenant2. Ne s’agit-il pas d’un « passé mort et enterré » ? Qui ne renvoie à rien qui peut faire l’objet d’une « réhabilitation », chose « simplement impossible » à envisager dans ce cas3 ? Pour paraphraser Cornelius Castoriadis : il n’y a même pas de ruines à contempler, comme si cet épisode, pourtant si marquant pour celles et ceux qui y ont participé ou en ont été les spectateurs, s’était purement et simplement évaporé, presque du jour au lendemain4. On peut d’autant plus douter de la pertinence de revenir sur l’épisode m.-l., qu’il est pour ainsi dire impossible de prétendre identifier un seul texte produit par cette mouvance qui puisse encore être lu avec profit aujourd’hui – à moins que l’on considère crucial de déterminer comment il convient de surmonter l’« économisme » dans le mouvement ouvrier, ou de déterminer si la « contradiction principale » se situe entre la « bourgeoisie canadienne » et le prolétariat, ou entre ce dernier et la « bourgeoisie canadienne alliée à l’impérialisme américain », à moins qu’il ne s’agisse de la contradiction entre le prolétariat et la « bourgeoisie compradore » (à ne pas confondre avec la « bourgeoisie nationale »), etc.
Cette dernière remarque est cependant quelque peu injuste. Car il existe en fait un texte, à mon sens absolument remarquable, qui, sans être le produit du mouvement marxiste-léniniste, est pourtant incompréhensible si on ne fait pas référence à ce dernier. Il s’agit d’un texte qui est demeuré à peu près sans écho quand il est paru : sans doute parce qu’il a été publié dans le dernier numéro de la revue Chroniques, daté de l’automne 1977-hiver 1978; mais aussi et surtout parce qu’il s’est trouvé en quelque sorte sans lectorat : les marxistes-léninistes, à qui il était destiné en priorité, ne pouvaient simplement pas en accuser réception tellement la critique qui leur était adressée était dure et frappait juste; quant aux autres lectrices et lecteurs, ils étaient trop empressés à répondre ou à se défendre contre les marxistes-léninistes, qui prétendaient alors à une hégémonie sans reste au sein de la gauche, pour lui prêter beaucoup d’attention.
Ce qui fait que ce texte, plus de quarante années après sa publication, interpelle à mon sens encore maintenant la lectrice ou le lecteur est que son auteur, Gordon Lefebvre, réussit à nouer, en moins d’une centaine de pages, à la fois la crise du marxisme québécois – ceci dit alors qu’on est encore en pleine ascendance du mouvement marxiste-léniniste – et ce qu’il tient pour une crise non seulement de la pensée, mais également de la société québécoise. L’épisode marxiste-léniniste, soutient Gordon Lefebvre, ne peut pas être compris isolément, aussi singulier puisse-t-il sembler; ce qu’il est, l’impasse, le « blocage » qu’il représente (je reviens sur ce mot plus loin) est le symptôme d’un malaise qui mine la pensée et la société québécoises tout entières. Analyser correctement le mouvement marxiste-léniniste, c’est donc se frayer un chemin pour ne comprendre rien de moins que le destin du Québec moderne.
La question avec laquelle nous laisse le texte de Gordon Lefebvre paraît dès lors à mes yeux la suivante : la dissolution du mouvement marxiste-léniniste indique-t-elle que le malaise de la pensée et de la société québécoises dont il témoigne a été surmonté ? Ou, au contraire, que le Québec bute toujours sur les mêmes obstacles, fait face, sans avoir réussi à le surmonter, au même blocage ? On verra, à mesure de l’examen de l’argumentation de Gordon Lefebvre, que ce blocage a à voir, même si c’est indirectement peut-être plutôt que directement, avec la nation ou la « question nationale ».
Mais commençons par le commencement. Il faut d’abord dire ce qu’est le texte de Gordon Lefebvre, intitulé : « Réflexions sur l’autocritique de Mobilisation5 ». Mobilisation était un groupe d’extrême gauche auquel le mouvement marxiste-léniniste a d’abord reproché son éclectisme avant de l’attaquer violemment comme « révisionniste », une accusation très grave à l’époque, puisqu’elle laissait entendre (pour parler comme Mao, qu’on citait à tout bout de champ) « qu’on y brandissait le drapeau rouge pour mieux le trahir ». En conséquence, il fallait que Mobilisation fasse son « autocritique », c’est-à-dire que le groupe décide non seulement sa dissolution, mais également, après avoir dûment exposé publiquement en quoi il avait péché par « opportunisme » et cédé au « révisionnisme » et par le fait même en quoi il avait amené le prolétariat dans l’impasse, qu’il rejoigne les rangs des véritables marxistes-léninistes. Pierre Beaudet a raconté, dans un premier chapitre au ton très personnel, le véritable climat d’intimidation qui s’est installé très rapidement à Mobilisation, auquel il s’est trouvé confronté à titre de responsable, et qui a été suffisamment délirant pour qu’une amie use de ces mots pour le rassurer : « Calma, calma. Après tout, nous ne sommes pas à Moscou ni à Phnom Penh » (bref : pas d’inquiétude, comme ils ne sont pas au pouvoir – merci, mon Dieu – ils ne vont pas te fusiller)6. Ce qui n’a pas empêché, au final, Mobilisation de faire son autocritique et de décider son autodissolution, annonçant la défaite présumément historique que venait de subir le révisionnisme dans un retentissant pamphlet : Liquidons le spontanéisme, l’opportunisme et l’économisme. Autocritique de Mobilisation. C’est ce texte, qui « s’ouvre et se ferme par le même maître-mot : Liquidons », qui est l’objet de la réflexion de Gordon Lefebvre7.
Quel est donc le sens de ce maître-mot ? Pourquoi écrase-t-il littéralement tout le texte ? « Liquider » est plus qu’un mot d’ordre; au travers de sa répétition incessante, lancinante, c’est une « structure mentale », qui est aussi une « manière d’être », qui s’exprime ici (p. 139). « Liquider », c’est, plus encore que couper les ponts avec un passé honni (voire vomi), indiquer qu’on veut, qu’on doit impérativement s’en abstraire – cela, au sens littéral du terme, c’est-à-dire qu’on doit s’efforcer d’habiter le présent comme si on pouvait faire totalement abstraction de son passé, un peu comme si on avait la possibilité de le détacher de soi et de se le rendre totalement étranger (p. 78). Pour parler le langage de Hegel, qui court en filigrane et entre les lignes dans tout le texte de Gordon Lefebvre, il y a dans ce maître-mot qu’est « Liquidons » une forme de vie et de « conscience scissionnée et malheureuse » (p. 76), par où la subjectivité prétend en quelque sorte se tirer par les cheveux pour s’élever dans les airs, afin de contempler le sol où elle s’enracine pourtant, de manière à en faire un objet totalement autre, étranger, avec lequel elle n’aurait rien à voir et qu’elle pourrait dès lors examiner en surplomb. Cette forme de conscience est le socle du gauchisme, qui repose, par-delà ses envolées lyriques censées être très radicales et très subversives, sur un fondement tout à fait classique, c’est-à-dire résolument dualiste8 : d’un côté il y aurait une subjectivité qui, parce qu’elle ne devrait rien au monde, trouverait disposée face à elle, de l’autre, une objectivité qui lui est étrangère, aliénée, contre laquelle il s’agirait de se dresser, dans une lutte sans merci et à mort. Liquider le spontanéisme, l’opportunisme, etc., n’est ainsi qu’un prélude : il s’agit de se liquider soi-même (p. 79), comme subjectivité impure parce que liée au monde, c’est-à-dire enracinée ou engluée dans des médiations concrètes, ce qui veut dire historiques – et donc nationales, culturelles, symboliques – pour se donner les moyens de liquider au final le monde objectif lui-même, d’en faire table rase (p. 127, 136).
Lénine ne qualifiait pas le gauchisme de « maladie infantile » pour rien. Le gauchiste est celui qui, comme l’enfant, n’est pas tout à fait dans le monde, qui rêve et qui prend parfois ses rêves pour des réalités. Aussi tonitruant, aussi intimidant soit-il, le gauchisme, retranché dans une subjectivité qui nie toutes les médiations par quoi tout existant est lié au monde concret historique, se traduit en réalité en un plat empirisme : il navigue au jour le jour en manœuvrant dans un monde auquel il appartient comme tout autre, tout en refusant de tenter de comprendre les médiations qui le régissent dans leur complexité et sur lesquelles il conviendrait de s’appuyer pour le transformer (p. 67, 70). Qui se propose de liquider l’opportunisme se révèle ainsi le premier des opportunistes. Comme il ne veut pas admettre cela, le gauchisme masque son empirisme opportuniste d’un supplément d’âme (toujours pour parler le langage hégélien) : il insiste pour rattacher tous les gestes qu’il pose à une grande trame, en fait une histoire fantasmée qu’il ne connaît pas vraiment, mais où il puise au hasard pour se justifier : dans le cas des marxistes-léninistes, c’est le Sixième Congrès de l’Internationale communiste de 1928 qui est la grande référence, parce que la stratégie qui y est adoptée, à la fois imbécile et criminelle en ce sens qu’elle ouvre la voie tout droit au triomphe du fascisme en désignant la social-démocratie comme l’ennemi principal, a l’avantage de paraître très radicale en légitimant le mépris de toutes les médiations qui font le tissu même des sociétés (p. 99, 111, 117). Quand il s’agit de mener le combat « classe contre classe », plus rien d’autre en effet que la lutte à mort n’a de consistance : exit la texture concrète des rapports sociaux, exit les médiations culturelles, symboliques, il n’y a qu’une classe face à une autre, comme si on avait affaire à des essences pures, sans histoire, sans ancrages culturels, flottant dans une sorte d’espace vide, indéterminé. En somme : militer à coup de marteau, pour paraphraser Nietzsche; toute autre considération, par exemple la prise en compte de la complexité des rapports entre conscience ouvrière et conscience nationale, est tenue pour du révisionnisme et donc, aussi, à liquider.
Dans le cas de la société québécoise, Gordon Lefebvre insiste, cette posture « classe contre classe » permet de liquider purement et simplement la nation. Puisque cet ensemble culturel, symbolique et normatif est difficile à saisir du point de vue du marxisme (ce qui ne veut pas dire que ce soit impossible), on prend prétexte de la pseudo-radicalité tonitruante dans laquelle on s’installe pour simplement l’éliminer : circulez, il n’y a rien à voir, la vraie lutte est celle du prolétariat pancanadien et de son ennemi principal. Le reste, c’est soit une illusion, soit un machin pour tromper les masses – rien qui soit réel en somme.
Or cette manière d’être, aussi singulière puisse-t-elle paraître, n’est pas neuve dans la société québécoise selon Gordon Lefebvre. Tout au contraire : c’est la structure de conscience et d’être telle qu’elle émerge du catholicisme tel qu’il a été compris au Québec qui est ici reprise. Il ne s’agit pas de dire que les groupes m.-l. étaient semblables à des sectes religieuses, etc.; ce n’est pas de cela dont parle Gordon Lefebvre. Mais plutôt de saisir que le dualisme subjectivité abstraite/objectivité aliénée est le fond de cette forme très particulière et (au sens étymologique) débile de catholicisme instituée au Québec, une sorte de « jansénisme canadien-français » (p. 139), encore lisible chez Lionel Groulx par exemple, où face à une objectivité totalement aliénée (l’Empire, capitaliste, protestant et matérialiste) est appelée à se dresser une forme de subjectivité censée lui être demeurée imperméable de par un mystérieux décret de la Providence. Une forme de subjectivité qui ne peut que se révéler, par la force des choses, empiriste, opportuniste (il faut bien s’arranger avec le monde tel qu’il existe) et dogmatique (il faut couvrir le pragmatisme par le recours à une grande histoire, ici celle de l’Église catholique dans son combat bimillénaire mené contre le monde corrompu). Avec, au final, un même destin, à force de se cogner la tête sur les murs, contre le réel, soit l’autodestruction.
C’est ici que le mot de blocage prend tout son sens. En 2012, Gordon Lefebvre, Eric Martin et Pierre Beaudet estimaient que la société québécoise était « à débloquer9 ». L’idée de « société bloquée » est déjà dans le texte de Lefebvre de 1977-1978 (p. 129). Bloquée parce qu’une subjectivité abstraite, c’est-à-dire qui fait littéralement abstraction de son inscription dans une objectivité sociale tissée par des médiations historiques, culturelles, symboliques, normatives, est par définition incapable d’entrer en rapport actif, vivant, dialogique ou dialectique avec les formes objectives, pour se les approprier et éventuellement les transformer (et par-là même, s’autotransformer10). Du catholicisme étayé sur un sujet présumé logé hors le monde et laissant par là l’Empire à lui-même, au gauchisme censé s’élever au-dessus de toutes les médiations concrètes pour se dresser face à une objectivité aliénée et appelant la tabula rasa, le lien est clair (même s’il faut le décrypter car il se donne à lire dans des termes chaque fois particuliers) : c’est une même structure dualiste, qui confine à l’impuissance, qui se répète. Et comme le disait Marx,, s, é , –’r : si la répétition historique est une tragédie la première fois (la catholicité québécoise, qui confine à vivre dans le mensonge pendant un siècle), elle se révèle une farce la fois suivante (l’épisode marxiste-léniniste, un formidable coup de gueule qui s’imagine terroriser tout le monde mais qui se révèle au final un insignifiant coup d’épée dans l’eau et qui a pour principal résultat de faire reculer le socialisme –et pour longtemps – au Québec, p. 125).
Que la pensée et la société québécoise aient rompu avec cette manière de penser et d’êtrequ’elles aient surmontleur blocage et le dualisme radical, profondément antidialectique, sur lequel il s’appuiereste à prouver à prouver dans la pratique, car « cest dans la pratique » que l’humanité « doit prouve la vérité », nulle part ailleurs11.
1 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, L’esprit du christianisme et son destin, trad. Jacques Martin, Paris, Vrin, 1988, p. 136.
2 Dans On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 7-10, Pierre Beaudet donne la signification de tous ces sigles et intitulés. J’y renvoie le lecteur ou la lectrice et lui épargne un fastidieux rappel ici.
3 Ibid., p. 36.
4 Plusieurs des acteurs hésitent même à revenir sur ce passé militant, comme l’indique Jean-Philippe Warren, Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec, Montréal, VLB, 2007.
5 Gordon Lebvre, « Réflexions sur l’autocritique de Mobilisation », Chroniques, 29, 30, 31,32, automne 1977-hiver 1978, p. 67-143.
6 Beaudet, op. cit., p. 26, 30.
7 Lefebvre, op. cit., p. 67 (caractère gras dans le texte). Désormais les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses, sans autre indication.
8 Ce plat dualisme est, selon Marx, le fondement du « matérialisme qui ne conçoit pas le sensible comme activité pratique » et qui définit la philosophie propre à la « société bourgeoise » : Karl Marx, « ad Feuerbach », thèse IX, dans Œuvres III. Philosophie, éd. Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1982, p. 1033.
9 Pierre Beaudet, Gordon Lefebvre et Eric Martin, « Conflit étudiant. Le Québec : une société à débloquer », Le Devoir, 17 juillet 2012.
10 C’est ce que Marx désignait comme « praxis révolutionnaire » : la « coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine » (« ad Feuerbach », thèse III, op. cit., p. 1031).
,, s, é , –’r Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éd. sociales, 1952.
11 Karl Marx, « ad Feuerbach », op. cit., thèse II, p. 1030.