Retour du travailleur immigré

La grève des travailleurs sans-papiers marque le retour de la figure de l’immigré comme travailleur, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives de lutte.

Ce texte a été rédigé en avril 2008.
Par Lucie Tourette , Nicolas Jounin et Sébastien Chauvin

Le mardi 15 avril 2008 au matin, trois cents travailleurs sans papiers se mettent en grève simultanément sur une douzaine de sites en région parisienne : entreprises de nettoyage, restaurants, magasins, chantiers de démolition. Deux semaines plus tard, ils sont plus de six cents, répartis sur vingt sites. Epaulés par la CGT et l’association Droits Devant !!, ils demandent leur régularisation. Cette grève coordonnée est la première de l’histoire du pays. En quelques semaines, elle a relégué au second plan une actualité dominée par les rafles et les expulsions et remis sur le devant de la scène politique une figure qui en avait disparu : celle du travailleur immigré.

Alors que dans la France des années 1970, les luttes ouvrières avaient été au cœur de la question de l’immigration, elles disparaissent brusquement au début des années 1980 pour faire place à des questionnements sur le racisme, l’intégration culturelle, le devenir scolaire des enfants d’immigrés et les « violences urbaines » dans les quartiers populaires [1]. Le regroupement familial prend la place de l’immigration de travail comme principale voie légale d’entrée sur le territoire. En février 1980, des sans-papiers turcs employés dans la confection et syndiqués à la CFDT se mettent bien en grève de la faim mais, pourtant victorieux, leur mouvement ne fait pas d’émules [2]. Après la régularisation d’environ 130 000 personnes (majoritairement des travailleurs célibataires) par le gouvernement socialiste en 1981-82, les étrangers non autorisés restent invisibles pendant plus d’une décennie.

Introuvables salariés sans papiers

Le nouveau mouvement des « sans-papiers » qui émerge au milieu des années 1990 rompt avec l’image de clandestins sans voix et contribue à leur donner un visage. Mais il appuie avant tout ses demandes de régularisation sur un discours de droits humains universels. Les grèves sont des grèves de la faim. On occupe des églises et non des entreprises. Les leaders du mouvement s’affichent comme des citoyens du monde plus que comme des salariés. Leurs sources de revenu restent dans l’ombre et leurs employeurs ne sont pas mis en avant. Dans ce nouveau contexte, le GISTI, jusque là « Groupe d’Information et de Soutien aux Travailleurs Immigrés » devient, le 9 octobre 1996, « Groupe d’Information et de Soutien des Immigrés ».

Quant aux syndicats, ils ne sont qu’un appui parmi d’autres à ce qui apparaît alors comme un mouvement de droits civiques, moralement juste mais étranger au monde du travail. En 1996, un millier de sans-papiers chinois salariés de la confection et de la restauration adhèrent bien à la CGT en région parisienne. Mais la syndicalisation de la main-d’œuvre sans papiers n’est pas encore à l’ordre du jour. « Les syndicats ont défendu les sans-papiers en tant que personnes privées de titres de séjour et par conséquent privées de droits, témoigne Emmanuel Terray, alors acteur du mouvement. Mais pendant un certain temps, peut-être à cause de résistances internes, ils ont hésité à prendre en charge les sans-papiers comme travailleurs. » L’idée de former un nouveau syndicat de la confection parisienne, qui aurait pu compter 3 000 membres, est repoussée.

Cette mise en sourdine du travail s’est poursuivie dans les années 2000, aussi bien dans les médias que dans les associations de soutien et dans les collectifs de sans-papiers. Au printemps 2008, lorsqu’en préparation des actions à venir, la CGT demande à ces derniers de lui indiquer les entreprises où travaillent leurs membres, leurs responsables doivent se renseigner : l’information n’avait jamais été collectée de manière systématique.

Répression accrue et arbitraire d’Etat

Depuis le retour de la droite au pouvoir en 2002, la répression à l’encontre des sans-papiers s’intensifie. Alors que le nombre d’expulsions n’était que de 10 000 en 2003, il atteint près de 24 000 en 2007. Pas moins de trois lois en quatre ans ont durci les conditions du regroupement familial, fragilisé les conjoints étrangers, et supprimé plusieurs voies de régularisation automatique, notamment celle qui se fondait sur une présence de dix ans en France. Ces nouvelles dispositions n’impliquent pas en elles-mêmes une diminution des régularisations : si ces dernières peuvent être arbitrairement refusées, elles peuvent être tout aussi arbitrairement accordées. Simplement, c’est l’immigration choisie par les individus (les migrants, leurs proches, leurs amis) qui est restreinte au profit d’une sélection discrétionnaire par l’Etat, guidée par les besoins présumés du marché du travail. La loi du 24 juillet 2006 remet ainsi au goût du jour la carte de séjour « salarié » mais la cantonne à des métiers et des zones géographiques « caractérisés par des difficultés de recrutement ».

Les pouvoirs publics justifient cette politique restrictive en répétant qu’elle favorise en retour l’intégration de « l’immigration légale ». En réalité, une bonne part des étrangers en situation régulière sont menacés de ne pas voir renouveler leur titre de séjour. En multipliant les risques pour les immigrés de se retrouver dans l’illégalité, la répression accrue a pour conséquence paradoxale de venir grossir les rangs des plus « intégrés » des sans-papiers : étudiants perdant leur titre de séjour suite à un redoublement ou une réorientation, parents d’étrangers réguliers exclus du regroupement familial, salariés sans-papiers présents depuis plus de dix ans, etc. Ces catégories forment le noyau du mouvement actuel.

Pendant que le gouvernement français prône une « immigration de travail » régulière et strictement encadrée, les travailleurs sans papiers sont, eux, davantage traqués et leurs employeurs menacés. A l’automne 2003 déjà, le législateur avait envisagé de condamner pénalement l’étranger travaillant sans autorisation, renversant la doctrine traditionnelle selon laquelle seul l’employeur est responsable. Sur le terrain, les contrôles de police se multiplient, amenant parfois à des vérifications systématiques de tout le personnel d’une entreprise. D’autres institutions sont mises à contribution : les inspecteurs du travail et de l’URSSAF sont désormais sommés d’effectuer des contrôles conjointement avec la police, tandis que les agents des caisses primaires d’assurance maladie doivent vérifier de manière plus systématique les documents produits par les étrangers. Le décret du 11 mai 2007 oblige l’employeur, pour toute embauche d’un étranger, à communiquer préalablement les papiers de ce dernier à la préfecture afin de les authentifier.

C’est pourquoi, depuis un an environ, les sans-papiers trouvent plus difficilement à s’employer, tandis que les licenciements pour défaut d’autorisation de travail sont de plus en plus nombreux. Sékou, 38 ans, travaillait ainsi comme couvreur depuis 1996 : « Dans le bâtiment, il y a du travail partout. Mais maintenant les patrons ne peuvent pas te prendre s’ils n’ont pas vérifié tes papiers. Ils envoient tes papiers à la police et ensuite ils refusent de te prendre. Certains patrons sont obligés de refuser des chantiers parce qu’ils manquent de main-d’œuvre. » Du coup, les stratégies de contournement s’affinent : « Maintenant, il y a plus de fausses pièces d’identité françaises, explique un commercial de la société de travail temporaire LPI, qui préfère garder l’anonymat. Les sans-papiers savent qu’on n’a pas d’obligation de les vérifier ».

Tout en encadrant plus strictement le droit au regroupement familial (notamment par le biais de tests ADN), la loi du 20 novembre 2007 introduit la possibilité d’une « admission exceptionnelle au séjour » pour les étrangers salariés. Elle est aménagée un mois plus tard par une circulaire, qualifiée de raciste par ses opposants, qui facilite l’accès à 150 métiers dits « en tension » pour les seuls ressortissants des nouveaux États de l’Union Européenne, et n’ouvre aux non communautaires qu’une liste de 30 métiers hautement qualifiés, spécifiés selon les régions. Or, ces derniers (« informaticien expert », « attaché commercial », etc.) sont bien loin des emplois aujourd’hui effectivement occupés par les sans-papiers africains ou asiatiques. La circulaire du 7 janvier 2008 ajoute quant à elle une condition : que le demandeur puisse prouver un « engagement ferme de son employeur ».

Ces nouvelles dispositions ont laissé espérer à des dizaines de milliers de personnes l’éventualité d’une régularisation sur la base de leur emploi. Elles ont donc eu un effet symbolique disproportionné comparé aux possibilités juridiques limitées qu’elles ouvrent dans les faits. Mais elles ont aussi fourni au mouvement naissant des travailleurs sans papiers les termes d’une revendication minimale : l’ouverture des 150 métiers à tous les étrangers, la promesse d’embauche de l’employeur comme condition suffisante de la régularisation.

Avant même la parution de ces circulaires, les premières grèves de sans-papiers avaient eu lieu dans les entreprises Modelux, Métal Couleur et Buffalo Grill, appuyées par l’Union locale CGT de Massy et son secrétaire Raymond Chauveau. Les revendications ont alors pris une ampleur nouvelle grâce au poids politique des organisations de salariés. « Les associations peuvent protéger les sans-papiers en tant qu’exclus, explique Maryline Poulain, coordinatrice du groupe ‘Sans-papiers… et travailleurs !’ du collectif Uni-e-s Contre l’Immigration Jetable. Mais les syndicats sont légitimes pour défendre leurs droits de travailleurs et montrer qu’ils sont déjà inclus dans la société. » Suite à ces premières grèves très médiatisées, de plus en plus de sans-papiers affluent dans les permanences syndicales, souvent à l’occasion d’un licenciement. « Début 2007, il y a eu un premier licenciement dans mon entreprise, explique au premier jour de la grève Moussa Traoré, qui travaille chez Veolia depuis 10 ans comme rippeur. Depuis, ils virent les sans-papiers un par un, quand ils trouvent un remplaçant. Si on ne bouge pas, ils vont rapidement faire le ménage. »

En tant que travailleurs

La nouvelle campagne syndicale met en relief des faits qui n’étaient jusque là connus que d’une minorité : la quasi-totalité des immigrés sans papiers travaillent ; beaucoup ne travaillent pas au noir mais chez des employeurs qui ont pignon sur rue ; ces emplois « illégaux » peuvent être déclarés et donner lieu à versement de cotisations sociales. Quoique précaires, les travailleurs sans papiers sont gardés durablement par les mêmes employeurs, au besoin en changeant d’identité. Ils n’y restent pas nécessairement dans les échelons les plus bas de la hiérarchie et peuvent connaître des formes de promotion, bénéficier d’augmentations, ou encore obtenir des congés payés. Mais ces « droits » restent bridés par leur statut de sans-papiers, qui les soumet davantage au bon vouloir de leur employeur.

Ces éléments d’intégration concernent également le système de protection sociale. Les sans-papiers en grève ne se revendiquent pas seulement travailleurs, mais aussi salariés, c’est-à-dire cotisants [3]. Qu’ils utilisent la carte Vitale [4] d’une autre personne, ou qu’ils aient obtenu une carte à leur nom, ils sont nombreux à effectuer des versements aux organismes, mais beaucoup moins à percevoir dans les faits les prestations correspondantes, subventionnant de ce fait la Sécurité Sociale.

A l’instar du Réseau Education Sans Frontières qui a fondé ses revendications sur la figure de l’élève et de ses parents insérés dans un voisinage, les salariés sans papiers mettent en avant non plus leur marginalité mais au contraire leur intégration concrète au salariat, dans ses dimensions individuelle et collective. A cet égard, la lutte elle-même est pour beaucoup d’entre eux l’occasion de découvrir les droits dont ils jouissaient déjà en France, sans toujours le savoir, par le seul fait d’avoir un emploi : droit au salaire minimum, au repos hebdomadaire, aux indemnités de licenciements, droit à réclamer les salaires impayés ou de poursuivre leur employeur aux prud’hommes. Les grévistes ne se présentent plus comme des « sans-droits » mais comme des salariés qui ont déjà des droits, et qui réclament en quelque sorte le « reste ».

Une figure imposée ?

Cette mutation de la figure de l’étranger est d’abord une conséquence du récent tournant gouvernemental vers l’« immigration choisie ». Les syndicats se sont adaptés à ce changement : ainsi la CGT fonde son action sur des sans-papiers qui possèdent un emploi formel et peuvent donc fournir des fiches de salaires. Beaucoup peuvent aussi prouver que leur patron était au courant de leur situation : certains ont été licenciés sous une identité et à nouveau embauchés sous une autre ; d’autres savent que leur patron a reçu une lettre de la sécurité sociale leur indiquant que le numéro de carte de séjour utilisé par leur employé était faux.

Parmi les droits auxquels ouvre automatiquement le travail, il y a le droit de faire grève. Les pouvoirs publics peuvent envoyer les CRS sur une grève de la faim, mais plus difficilement sur une grève syndicale avec occupation d’entreprise. Pour les sans-papiers grévistes, c’est souvent une découverte. « Le premier soir d’occupation, notre patron a téléphoné à la police, témoignent ceux du restaurant Chez Papa dans le 10ème arrondissement. Vingt policiers sont arrivés. On avait très peur. Mais les délégués syndicaux nous ont expliqué qu’on avait le droit d’occuper notre lieu de travail et qu’il fallait un référé de justice pour nous évacuer. En faisant grève, on a décidé de ne plus se cacher, on nous a vus partout, un ami nous a même appelés d’Espagne pour dire qu’il nous avait vus à la télé. Finalement, c’est ça notre meilleure protection. »

L’expérience même de l’absence de répression produit un effet libératoire pour les grévistes et nourrit l’espoir des sans-papiers qui les observent. Dans les unions locales de la CGT, les permanents n’arrivent plus à faire face à l’afflux des demandes et doivent se contenter de noter les coordonnées de chaque nouveau travailleur sans papiers et le nom de son entreprise. A l’association Autremonde, qui anime des ateliers d’alphabétisation dans plusieurs foyers d’immigrés, on note que les autres sans-papiers se sont identifiés aux grévistes et veulent suivre le mouvement, même si la méfiance n’a pas complètement disparu. Dans les réunions d’information, les questions fusent : « Si on va voir les syndicats de notre entreprise, ils ne vont pas nous dénoncer ? », « Est-ce qu’on peut aller voir les syndicats même si on n’a pas de problèmes avec notre patron ? », « Est-ce qu’on peut se mettre en grève tout seul ? », « Ça fait 5 ou 6 ans que tu travailles pour ton patron, comment lui dire que tu es sans papiers ? » Certains sont prêts à se rendre en préfecture, imaginant à tort que, puisque des grévistes sont régularisés, la loi a changé et qu’ils ont désormais toutes leurs chances. Du côté des patrons aussi la grève joue un rôle d’accélérateur, mais dans l’autre sens : certains, qui ne sont pas touchés par la grève, cherchent à se débarrasser au plus vite de leurs salariés sans papiers devenus compromettants.

Des actions de solidarités ont lieu sur certains des sites occupés. Les grévistes, souvent anxieux le premier jour de la grève, défilent fièrement quinze jours plus tard dans le cortège du premier mai, applaudis par les passants. Entre temps, se sont écoulées de longues journées d’occupation, faites d’ennui, mais aussi de la satisfaction de découvrir que d’autres personnes « avec papiers » soutiennent la grève. Au chantier de la rue Xantrailles, situé dans un quartier populaire du 13ème arrondissement de Paris, de nombreux habitants apportent leur aide. Les militants CGT proposent aux passants d’entrer dans la cour occupée, d’aller parler avec « les copains ». Tous n’osent pas. Mais certains au bout d’une semaine ont déjà leurs habitudes. Samedi 19 avril, en début d’après-midi, une habituée emporte le linge sale des grévistes à la laverie. Une timide murmure avec une couette sous le bras : « Ma voisine m’a dit que vous auriez peut-être besoin de ça ? » Une trentenaire est passée la veille demander ce qui serait utile ; elle revient avec des bananes et des oranges. Une dame à lunettes propose d’apporter des livres pour occuper les longues journées d’inactivité. Ceux qui militent pour d’autres causes viennent dire leur solidarité : une mère de famille « en lutte pour les crèches », des militants du Réseau Education Sans Frontières… Pique-niques et barbecues sont organisés sur les sites occupés, avec les habitants du quartier. Des collectes sont réalisées pour soutenir les grévistes. Des élus passent aussi apporter leur soutien. Les patrons sont plus accommodants qu’au début : ainsi, la première grosse colère passée, le patron de l’entreprise LPP, située à Boissy-sous-saint-Yon, dans l’Essonne, a installé des toilettes et des bungalows.

Le discours des grévistes sur leurs patrons n’est pas uniforme, signe de la diversité des cas de figure. Mamadou, un gréviste qui conduit depuis trois ans des minipelles et des bulldozers sur des chantiers (sans permis), trouve son employeur portugais « sympa », est déjà parti en week-end à Lisbonne avec lui. Mais il s’est tout de même mis en grève, car son absence de papiers est devenue trop problématique : suite à un contrôle d’identité, son patron, trois collègues et lui se sont retrouvés en garde à vue. Le patron a alors déclaré : « Tous ceux qui n’ont pas de papiers, vous allez arrêter de travailler. » Mamadou décrit un chef d’entreprise pris au dépourvu, conseillant à ses employés d’aller chercher de l’aide auprès des syndicats. Samba, 27 ans, est, lui, beaucoup plus remonté contre son employeur : « Il n’est même pas encore venu nous voir. On a vu dans le journal [5] un patron qui est avec ses employés, qui demande leur régularisation. Ce serait bien que notre patron fasse pareil. Si tu n’as pas de papiers, les lois n’existent pas pour toi. Par exemple, tu ne pourras jamais trouver un appartement. » L’un de ses collègues confirme : « Notre patron nous traite comme des chiens. Il nous dit : ‘‘T’as pas de papiers, tu fais ce que je te dis ou je te vire. La porte est ouverte, il y a d’autres travailleurs qui attendent.’’ Quand il m’a embauché, il m’a dit qu’il savait que mes papiers étaient faux, mais qu’il s’en foutait, que l’important, c’était que je travaille. »

Pris au dépourvu, certains employeurs se sont déclarés solidaires des grévistes, invoquant le manque de main-d’œuvre dans leur secteur et le savoir-faire de leurs salariés sans papiers. Ainsi Bruno Druilhe, patron de la chaîne de restaurants Chez Papa déclarait à tous les journalistes qui passaient par son restaurant : « Bien sûr, j’aurais préféré recruter des Gaulois, mais c’est des blacks. Et ma fierté, c’est que ces gars-là, ils fassent un oxoa (plat basque) mieux que nous. Bien sûr je sais qu’il y a un papier pour six mecs. Mais je ferme les yeux, je ne suis pas la préfecture. » Johann Le Goff, patron de Konex, une entreprise de câblage informatique de Seine-Saint-Denis, a fondé le Groupement des Entreprises pour la Régularisation de leurs Salariés (GERS) qui regroupe une trentaine d’employeurs. Côté syndicats, le SYNHORCAT (Syndicat National des Hôteliers, restaurateurs, cafetiers et traiteurs) et l’UMIH (Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie) ont réclamé la régularisation des salariés sans papiers embauchés avant juillet 2007. Les syndicats du bâtiment et du nettoyage ont été plus discrets. Pour la Fédération Française du Bâtiment, une décision de régularisation relève de l’Etat. Elle souligne également qu’ « il y a beaucoup de demandeurs d’emploi à former à nos métiers avant de recourir à l’immigration ». La Fédération des entreprises de propreté ne pense pas que des régularisations soient une solution : « La clef est de rendre le secteur attractif. » [6] Le MEDEF est resté muet.

Liberté sous contrôle pour les régularisés

En juillet 2007, seuls vingt des cinquante-et-un grévistes sans papiers des restaurants Buffalo Grill avaient obtenu une régularisation, par une carte « vie privée et familiale ». Ce titre, qui se fonde en théorie sur la présence en France et les attaches familiales, devrait leur être renouvelé un an plus tard, sans que la préfecture ne puisse leur opposer un changement de situation professionnelle ou une période de chômage. Qu’ont obtenu les grévistes d’avril dont les dossiers ont été déposés à la préfecture ? Le volume de régularisations est plus important. En revanche, le titre de séjour obtenu est cette fois une carte « salarié ». Les personnes concernées pourront certes circuler et vivre un peu plus sereinement, mais si elles changent d’employeur, de branche ou de région, si elles démissionnent, si elles sont licenciées et épuisent leurs droits aux indemnités chômage, elles risquent de se voir refuser un renouvellement de leur droit au séjour dans un an et ainsi redevenir sans papiers. Cette carte est donc moins protectrice que la carte « vie privée et familiale » pour son détenteur, tandis qu’elle prémunit l’heureux employeur de ce dernier contre des emportements salariaux intempestifs.

L’élargissement de la lutte des travailleurs sans papiers s’est donc réalisé au prix d’une insertion partielle dans la rhétorique de « l’immigration choisie », qui passe par une mise sous condition des droits des individus. Si le gouvernement a cédé, c’est parce que les grévistes l’ont pris au piège de son utilitarisme affiché, mais aussi parce qu’il pouvait continuer à afficher son utilitarisme. Ainsi, Brice Hortefeux déclarait dans Le Figaro du 23 Avril : « La loi que j’ai fait voter prévoit (…) de permettre à titre exceptionnel de régulariser au cas par cas dans des secteurs connaissant de graves pénuries de main d’œuvre. La loi s’applique donc. » Alors, qui attrape qui ? En annonçant rapidement la régularisation des grévistes (même « au cas par cas », selon l’incantation rituelle) par crainte de la généralisation du mouvement, le gouvernement a témoigné de son embarras et redonné espoir à des milliers d’autres sans-papiers qui manifestent aujourd’hui leur volonté de se joindre à cette dynamique. Une brèche s’ouvre, disponible pour des percées plus profondes.

Enfin, en impulsant un tournant dans la lutte des sans-papiers, la grève de 2008 est peut-être en train de changer un peu l’image du syndicalisme : alors que, depuis le mouvement de grèves de décembre 1995, les médias et le gouvernement avaient eu tendance à renvoyer le mouvement syndical à une défense de salariés sécurisés concentrés dans le secteur public, la mobilisation du printemps 2008 vient s’ajouter à celle des caissières de supermarché pour rattraper le retard accumulé dans l’organisation des nouveaux travailleurs précaires, Français ou étrangers, blancs et non-blancs.

Une intégration « vitale »

Lamin, d’origine mauritanienne, entré sur le territoire français le 16 mai 2001 pour faire une demande d’asile politique, reçoit un récépissé qui lui permet d’obtenir une carte Vitale. Quand finalement, en 2004, sa demande d’asile est rejetée, il entre dans l’illégalité. Il trouve du travail grâce à une fausse carte de séjour. Mais sa carte Vitale fonctionne toujours. « J’ai perdu ma carte Vitale récemment, raconte-t-il, alors je suis allé à la Sécu. Je leur ai montré mon attestation, ils ont noté le numéro et j’ai reçu une nouvelle carte. Quand j’achète des médicaments, je suis remboursé à chaque fois. Je ne me suis jamais fait contrôler par la Sécu. Je pense qu’ils commencent à contrôler quand il y a beaucoup d’accidents du travail sur une même carte. »


Son collègue Kébé, 30 ans, malien, entré en France en 1998 avec un visa touristique d’un mois, est lui aussi inscrit au régime général de la sécurité sociale. « En octobre 2007, j’ai eu un accident du travail : je me suis brûlé à la main gauche. J’ai fait un dossier que je suis allé déposer moi-même à la Sécu. On m’a donné des papiers pour que je puisse me soigner gratuitement jusqu’à la fin de mon arrêt. Cette fois encore, j’ai eu de la chance, mais peut-être qu’il n’y aura pas de prochaine fois. Si demain, je me fais licencier, comment est-ce que je vais toucher les ASSEDIC ? » En réalité, beaucoup de salariés en possession d’une carte Vitale ne l’utilisent pas afin de ne pas courir de risque. C’est le cas de Bakary : « J’ai une carte Vitale, mais quand j’ai eu des problèmes de santé, je n’ai pas demandé à me faire rembourser parce que j’ai eu peur de me faire contrôler. Quelques semaines auparavant, un ami a demandé à se faire rembourser, et la Sécu lui a demandé d’apporter un RIB et sa carte d’identité. Je lui ai conseillé de ne pas y aller. » En effet, si la Sécurité Sociale refuse rarement les cotisations de salariés sans papiers, les contrôles se font plus fréquents lorsque ces mêmes salariés cherchent à toucher les prestations correspondantes.

La nébuleuse du « salariat bridé »

La focalisation médiatique sur la situation des sans-papiers ne doit pas faire oublier qu’ils ne constituent en France qu’une forme, peut-être la plus extrême, de « salariat bridé ». Par cette expression, l’économiste Yann Moulier-Boutang désigne toutes les formes dérogatoires au « salariat libre », à savoir les catégories de travailleurs frappées par des restrictions à leur mobilité (géographique, professionnelle, statutaire). Les sans-papiers en font bien sûr partie : fixés dans des niches économiques spécifiques, attachés à l’employeur qui « a bien voulu » les embaucher ou qui n’a pas vu les faux papiers, craignant de revendiquer puisqu’ils n’ont pas même le droit d’être là. Mais d’autres travailleurs, en situation régulière, font l’objet de restrictions administratives dérogatoires. Ce ne sont pas toujours les « damnés de la terre » non qualifiés : que l’on songe aux médecins à diplôme étranger, que l’on reconnaît suffisamment pour leur faire effectuer les tâches de tout praticien hospitalier, mais pas assez pour les titulariser, les rémunérer autant que leurs confrères, ou leur donner le droit d’exercer en libéral.


Dans l’agriculture, perdure un système particulièrement strict de conditionnement du séjour par le travail. Sous le nom de « contrats OMI » , des salariés marocains ou tunisiens travaillent dans les champs ou dans les serres du sud de la France durant quatre à huit mois, avant d’être contraints à repartir dans leur pays d’origine y attendre que l’exploitant veuille bien les reprendre l’année suivante. En dépit de leurs venues répétées, des années durant, ces saisonniers n’acquièrent aucun droit à un séjour stable ; ils ne sont pas même considérés comme immigrés puisque résidant toujours moins d’un an sur le territoire français . Par des détours juridiques différents mais pour un résultat finalement assez proche, se développe depuis quelques années la « prestation transnationale de services » ou détachement de salariés, permis par la libéralisation des services à l’échelle européenne et internationale. Dans cette hypothèse, une entreprise française recourt aux services d’une entreprise étrangère, qui détache ses salariés sur le territoire français. Ces salariés n’ont le droit d’y travailler que parce que leur entreprise les appointe, en vertu de leur contrat de travail ; cela ne crée pour eux aucun droit à proposer leurs services à une autre entreprise (pour les ressortissants des nouveaux entrants dans l’UE) ni même à y séjourner (pour ceux des pays tiers). Si leur contrat de travail est rompu, ils n’ont plus rien à faire ici.
Lors de la médiatisation de la directive dite Bolkestein, la polémique avait porté sur le « principe du pays d’origine » (les normes du travail du pays d’où est issue l’entreprise s’appliqueraient), en laissant de côté le fait que, rémunérés ou non à hauteur des salaires locaux, les salariés détachés voient leurs droits réduits. Un arrêt fondateur de la Cour de justice des communautés européennes du 27 mars 1990 avait fixé la règle : les salariés détachés n’ont pas à solliciter un titre de séjour ou une autorisation de travail, ils ne sont pas véritablement immigrés, mais juste amenés par une entreprise (un peu au même titre que son matériel). A la condition bien sûr, qu’ils « retournent dans leur pays d’origine après l’accomplissement de leur mission, sans accéder à aucun moment au marché de l’emploi de l’Etat membre d’accueil ».

Dans le cas des travailleurs saisonniers et « détachés », il n’est donc plus vraiment possible de parler d’immigration. Le terme approprié serait plutôt « importation ».


Source : Mouvements


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