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Résister avant et après les élections

Depuis la publication de mon livre Contre Harper[1], j’ai appelé essentiellement les lecteurs à deux choses. En premier lieu, j’ai voulu souligner l’importance cruciale d’un vote massif contre les conservateurs, et ce en fonction des particularités propres à chaque circonscription. En second lieu, j’ai convié les acteurs de la société civile à penser aujourd’hui même à la mobilisation dont nous aurons besoin au lendemain des élections. En effet, à supposer même – ce dont je doute fort – que les troupes de Stephen Harper perdent ces élections, nous aurons énormément de travail pour reconstruire les institutions canadiennes et les pratiques démocratiques nécessaires pour le maintien d’un État de droit. Si, comme je le crains, les conservateurs l’emportent– minoritaires ou majoritaires, alors il nous faudra être en mesure de résister à leurs agressions, et ce dès les premiers jours suivant l’élection. Si nous ne sommes pas prêts à les affronter, eux le seront et nous pourrons alors constater à quel point nous n’avions encore rien vu.

À court ou à long terme, la démocratie au Canada est attaquée à deux niveaux. Elle est remise en cause par le démantèlement systématique des institutions par les conservateurs. Mais elle est aussi minée de l’intérieur en raison du culte de l’indifférence. Les soi-disant analyses de certains médias sont la cause de beaucoup de dégâts, tant un grand nombre de journalistes sont occupés à commenter l’actualité politique comme s’il s’agissait d’un simple match sportif ou d’une performance artistique. Combien de fois entendons nous des commentateurs nous dirent que les outrages au parlement, le mépris de la justice sociale et de la démocratie, etc., etc., toutes ces questions ne touchent pas l’électeur moyen. Il est très facile de prétendre savoir ce que pensent les citoyens en prenant la parole pour eux. Le « vrai monde », nous disent ces analyses de pacotille, veut entendre parler d’économie, et rien d’autre. Étrange raisonnement, car comment diable pouvons-nous discuter d’économie si le Parlement n’est pas fonctionnel, s’il cache les coûts réels des avions de chasse F-35, ou si la distribution des fonds aux organismes d’aide au développement repose sur l’arbitraire le plus complet de quelques personnes ? Il est évident que l’économie est une question politique cruciale. Mais elle ne veut rien dire si elle est pensée pour elle-même, sans points de référence dans notre manière même de concevoir ce qu’est une société juste et démocratique.

Un autre problème de la campagne en cours est que nous semblons déjà avoir oublié pourquoi nous sommes en élection. Tout se passe comme si la seule chose importante dont il fallait discuter en ce moment était la manière dont Ignatieff courtise les électeurs ou si Harper était prêt ou non à former une coalition en 2004. Je ne dis pas que ces informations sont sans pertinence, mais elles semblent avoir priorité dans les médias et ailleurs au sein de la société civile sur des enjeux fondamentaux qu’on refuse de discuter, car on présuppose un manque d’intérêt de la part des électeurs. De toute évidence, à force de prédire l’indifférence, nous la cultivons alors qu’il pourrait en être autrement.

Il ne vient à l’idée de personne de monter sur scène si le spectacle n’est pas bon ou si les joueurs d’une équipe ne font pas d’effort pour gagner. Or, la scène politique n’est pas un théâtre à l’italienne où les spectateurs sont clairement séparés des comédiens. Nous pouvons et devons exprimer ce que nous voulons. À force de dire au citoyen que toute la politique n’est qu’un jeu où il n’a aucune chance de gagner quoi que ce soit, nous favorisons précisément ce qu’il faut empêcher de toutes nos forces : la passivité des électeurs.

Est-il impossible de répondre à tous ces défis ? La tâche est-elle trop lourde ? Non, car nous sommes très nombreux. Non, car nous sommes très forts, très organisés et capables d’une formidable mobilisation. La société civile existe, nous en avons des preuves partout, et il suffit de peu pour donner lieu à la plus importante opposition jamais vue au pays contre un gouvernement qui ne peut plus, et qui ne doit plus, agir en notre nom. Cela est vrai ici et maintenant, avant les élections. Et cela doit le demeurer après les élections. Tous ensemble, nous pouvons éviter le pire, à la condition de penser sur le long terme.

Il existe des dizaines d’organisations qui se battent sans relâche pour nous protéger. Investissons-les. En se limitant au seul cas du Québec, on ne peut passer sous silence le rôle crucial des syndicats, la CSN, la FTQ, la CSQ, ou encore d’acteurs essentiels de la société civile, je pense à Alternatives, à la Ligue des droits et libertés, ou encore aux principales organisations étudiantes, les militants du FRAPRU, le Conseil québécois des gais et lesbiennes, la Fédération des femmes du Québec, Amnistie internationale, bref, toutes ces organisations essentielles au bon fonctionnement de ce que Rousseau nommait une « société bien ordonnée ». Le combat est possible : nous ne sommes pas seuls.

La grande imprudence de Stephen Harper, mais elle est constitutive de sa manière de penser son rapport au pouvoir, est de saper les bases mêmes de son autorité morale. Les politiques préconisées par son équipe, ou encore son recours infâme à la prorogation, ont eu pour effet la dissolution du lien de confiance entre le peuple et ce gouvernement. Il s’ensuit alors qu’il peut compter moins sur son réel pouvoir que sur des rapports de force. N’ayant plus aucune légitimité morale, il force le passage pour ses projets et sème le désordre dans l’opposition en alimentant la zizanie. Notre propre force, au contraire, nous vient de la légitimité des causes pour lesquelles nous sommes prêts à lutter et à unir nos forces.

J’espère sincèrement qu’il y aura au cours des prochaines semaines d’immenses manifestations au pays, des dizaines de milliers de personnes dans chaque grande ville,  à Montréal, Québec, Toronto, Ottawa et aussi à Winnipeg ou Vancouver, pour ne nommer que celles-ci. Il faudra aussi des rassemblements importants en dehors des grands centres urbains pour lutter contre ce gouvernement qui n’a aucune crédibilité et dont les projets sont aux antipodes d’une société juste. J’espère aussi que ces mobilisations se poursuivront après les élections, pour ne jamais perdre de vue que nous ne luttons pas contre l’individu Harper et ses acolytes, mais contre ce qu’ils représentent. Un rêve de philosophe ? Nous verrons bien…

Christian Nadeau

Professeur au Département de Philosophie

Université de Montréal

[1] Contre Harper. Bref traité philosophique sur la révolution conservatrice, Montréal, Boréal, 2010 (traduction anglaise Rogue in Power. Why Stephen Harper is remaking Canada by stealth, Toronto, Lorimer,  2011).

 

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