En conversation avec Serge Denis
Pierre Beaudet, janvier 2020
Serge Denis, professeur émérite de l’Université d’Ottawa, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire et les réalités contemporaines des mouvements sociaux, vient de publier une monumentale histoire du mouvement syndical états-unien et de son rapport au pouvoir politique[1]. Sur la base d’une très riche documentation, l’auteur reconstitue les voies, les moyens et la nature de l’action politique des mouvements sociaux et du syndicalisme aux États-Unis et, plus globalement, de leurs rapports au système politique. Serge Denis conclut son analyse en identifiant dans les développements contemporains les options et les contradictions qui traversent ces mouvements.
Serge, on parle souvent dans les écrits politiques et journalistiques de l’« exceptionnalisme » états-unien. On a l’impression dans ce pays que le terrain politique, à part certaines grandes percées militantes, reste coincé à droite. En même temps, il est vrai que l’on observe des luttes magnifiques, des organisations extraordinairement créatives. La gauche états-unienne pourra-t-elle, un jour, surmonter cette situation, et s’assurer d’un impact durable sur le terrain politique ?
En effet, l’idée est répandue que le mouvement social aux États-Unis, en particulier les syndicats, reste apolitique, ou du moins, qu’il n’est pas un acteur important dans l’équation politique. C’est un peu vrai : l’action syndicale et les luttes populaires aux États-Unis n’ont pas produit un projet distinctif qui se serait incarné dans un parti politique indépendant de grande échelle. De sorte que le terrain de la politique reste désespérément dominé par les deux grands partis, républicain et démocrate. Ce dilemme est archi connu aux États-Unis. Toutes sortes de propositions ont été formulées depuis plusieurs décennies. Mais visiblement, nos camarades états-uniens cherchent encore !
D’où vient cette « anomalie » ?
Selon Anne-Marie D’Aoust, la notion de l’exceptionnalisme est progressivement devenue aux États-Unis l’idéologie dominante, une idéologie selon laquelle « le peuple américain possède une destinée particulière, différente de celle des autres nations et résultant du choix de Dieu », probablement le « mythe le plus fondamental, écrit-elle, de l’identité américaine »[2]. Au départ, les colons arrivent dans un cadre institutionnel qui, surtout après l’indépendance (1776), exalte la liberté et le pouvoir des individus, contre l’arbitraire étatique. Pendant les premières années de la république, les terres volées aux peuples autochtones sont libéralement distribuées parmi les nouveaux arrivants, ce qui servira de fondement à cette idéologie du « self-made man ».
Il y a comme l’émergence d’un consensus conservateur ?
Ce consensus écarte de lui-même l’attrait de projets contestataires, d’autant plus que le droit de vote universel pour la population masculine (blanche) est concédé bien avant les pays européens, ce qui fait disparaître une source profonde de mécontentement populaire. L’égalité devant la loi et le rôle de l’individualisme et des libertés personnelles, nettement plus avancés qu’en Europe, effacent, en partie au moins, les hiérarchies formelles, une des causes de l’opposition populaire aux structures de pouvoir. C’est ainsi que l’idée d’un « exceptionnalisme américain » fit d’abord référence à l’absence d’un grand parti ouvrier, du type de ceux qui existeront dans les autres pays industrialisés.
Malgré cela jusqu’au début du vingtième siècle, les luttes ouvrières se multiplient…
Effectivement, il y a une prolifération des luttes qui sont d’abord locales (ou régionales), ce qui est favorisé par l’étendue du territoire. Certains mouvements semblent avoir le potentiel de coaliser les luttes. Des revendications importantes sont mises de l’avant, notamment pour limiter la journée de travail, ce qui finit par aboutir à une grande action ouvrière le 1er mai1886. La répression est cependant brutale, coordonnée entre les autorités locales et nationales et les milices privées armées par les employeurs. Les Chevaliers du travail tentent d’organiser des syndicats par branches ou secteurs en combinant revendications concrètes sur les salaires et conditions de travail avec des propositions davantage politiques, surtout au niveau municipal, mais les sévères mesures de répression et des divisions multiples entre communautés diverses sont difficiles à surmonter.
Pourquoi ces réelles expériences militantes s’essoufflent-elles au tournant du siècle ?
L’American Federation of Labor (AFL) finit par dominer ce qui devient un syndicalisme conservateur qui, selon Robin Archer, est soudé par l’obligation de se défendre contre ce qu’il considère des périls, l’immigration notamment[3]. Par ailleurs, l’AFL fait une guerre sans répit contre les syndicats industriels, qui sont porteurs selon le célèbre Samuel Gompers (président fondateur de l’AFL) de dissensions destructives. Archer souligne également le poids spécifiquement réactionnaire de la religion aux États-Unis, pays où l’intensité de la pratique religieuse occupe en plus un rôle beaucoup plus grand qu’en Europe. Et il y a enfin la place du racisme qui, selon Kim Moody, remontant à l’esclavage, s’est développé en une véritable structure (de la pensée et de la réalité des rapports sociaux) qui se perpétue et qui « gangrène le mouvement de classe, le débilite profondément et réduit par le fait même sa capacité d’entrer de plain-pied sur le terrain de la dispute du pouvoir »[4].
Il faut alors attendre les années 1930 pour voir les syndicats revenir au combat…
Au début du siècle, les Industrial Workers of the World (IWW) avaient mené des luttes héroïques. Une grande grève dans l’acier dure six mois en 1919. Mais ces luttes sont vaincues par un patronat féroce bien appuyé par l’État et le réseau dense des associations chrétiennes. Lorsque la crise du capitalisme survient à la fin des années 1920, le syndicalisme d’affaires de l’AFL s’avère vite visiblement dépassé. Le Congress of Industrial Organizations (CIO) prend racine dans la classe ouvrière massifiée des grandes usines, sur la base de son énergie de classe, relayée et impulsée par le Parti communiste et d’autres factions de gauche. Des luttes très dures se politisent, certaines débouchent sur des grèves emblématiques, par exemple à Minneapolis, San Francisco, Toledo, New York et ailleurs, avec des occupations d’usines et des manifestations de masse, souvent confrontées à une violente répression. En même temps, des coalitions urbaines progressistes se constituent, ce qui peut faire penser que l’heure de la politique indépendante a sonné pour les syndicats.
Mais rapidement, l’idée d’un parti politique indépendant pour le mouvement ouvrier s’effiloche…
Devant la crise, une fraction « éclairée » de la bourgeoisie autour du Président Roosevelt comprend qu’il faut changer de politique. Sur la base d’orientations proches des théories mises en avant par l’économiste Keynes, la solution apparaît du côté d’une régulation de l’accumulation pour éviter les récessions prolongées; en même temps, il devient manifeste que le retour à la stabilité va exiger que le « new deal » de Roosevelt reconnaisse la pleine légitimité de l’action syndicale et qu’il cherche à s’associer politiquement le mouvement ouvrier, toutes choses qui contrastent fortement avec les traditions patronales. Dans ce cadre, le nombre de syndiqué-es explose de même que celui des conventions collectives. Au moment de la seconde Guerre mondiale, la régulation étatique rooseveltienne en développement s’étend pour moderniser les secteurs les plus productifs de l’économie. Cette politique est facilitée du fait que plusieurs syndicats militants appuyés par le Parti communiste ont décidé de mettre de côté la lutte des classes pour constituer le grand « front populaire » contre le fascisme, ce qui veut dire en pratique appuyer le Parti démocrate. En bout de ligne, le mouvement syndical qui avait été au premier rang de la lutte pour le renouveau social s’aligne sur le capitalisme du New Deal[5].Roosevelt décède en 1945 et il est remplacé à la présidence par Harry Truman, démocrate davantage conservateur, cependant que les républicains s’emparent bientôt des deux chambres du Congrès et ouvrent une véritable campagne répressive contre les syndicats. Pour protéger la capacité d’action de leurs organisations, les deux centrales AFL et CIO s’unifieront en 1955; comme ses deux prédécesseurs, la nouvelle centrale, appelée AFL-CIO, endosse la logique de la guerre froide et s’y inscrit.. Sous la chape de plomb du maccarthysme, le basculement à droite renforcera encore davantage le bipartisme républicains-démocrates, excluant pratiquement toute forme d’action politique indépendante.
Ce nouveau virage à droite s’avère durable…
Des éléments de contentement et la bureaucratisation à l’œuvre au sein du mouvement syndical contribuent à l’efficacité de cette orientation. D’autres facteurs favorisent aussi l’adoption de législations qui limitent le droit à l’organisation et le champ d’application des libertés collectives. Durant les décennies d’après-guerre, l’exceptionnalisme américain semble même se définir par cette diminution progressive de la puissance du mouvement de classe organisé. C’est une situation unique dans les pays capitalistes développés de démocratie libérale. L’action politique est alors confinée à un rôle de lobby dans le Parti démocrate, comme instance quasi officielle cependant et comme fraction, grâce aussi à la formation politique assurée par les syndicats auprès de leurs membres pour les inciter à voter.
Par la suite, le système politique états-unien se referme…
Le bipartisme américain paraît en effet indépassable, ce qui pousse davantage encore les mouvements à s’y adapter. Ce comportement implique un appui explicite au capitalisme. Également, il insère les syndicats et autres mouvements sociaux dans une dynamique d’appui à l’impérialisme américain qui devient la puissance mondiale dominante. La pérennisation de ce système procède en dernière analyse de son institutionnalisation, c’est-à-dire de son imbrication dans la mécanique de gouvernement du pays. Selon Leon D. Epstein[6], les deux partis agissent à la fois comme agences gouvernementales et quasi gouvernementales, comme services d’utilité publique. Au fil des décennies, cet encadrement partisan et institutionnel de la vie politique devient une espèce de cadenas, une chappe de plomb contraignant et décourageant les initiatives et la possibilité de la pleine expression politique du syndicalisme. À cela s’ajoute la panoplie des moyens pour limiter l’exercice démocratique : le système du « collège électoral», l’enregistrement des préférences partisanes des électeurs et des électrices (on est soit démocrate, soit républicain, soit indépendant) la refonte des circonscriptions électorales (par « gerrymandering »), etc.
Cette situation coïncide avec un affaiblissement sans précédent du mouvement syndical …
Depuis les années 1970, le déclin s’accélère. Arrive un moment où l’AFL-CIO n’est plus engagée dans aucune campagne d’organisation. La machine syndicale administre le produit de batailles du passé auxquelles plus personne n’a participé. Elle tourne sur elle-même et se nourrit d’elle-même, sans mettre au cœur de ses préoccupations la chute ininterrompue de cet univers. Né d’une certaine stabilisation de son rapport à la société ambiante, ce syndicalisme est fissuré ou en voie de dislocation. Il fuit de toutes parts.
Le virage néolibéral aggrave la dérive …
Avec les années 1980, les politiques néolibérales amorcées sous le démocrate Carter et intensifiées par les administrations républicaines mènent à des affrontements dont les syndicats sortent perdants. Des comités de base (rank-and-file) semi indépendants se mettent en place pour exiger le renouvellement des pratiques. Mais leurs initiatives, tout en semant les germes d’une relance éventuelle, ne vont pas plus loin que celles de leurs « ancêtres » IWW et autres. Le recul du syndicalisme s’approfondit alors que les emplois industriels déménagent vers le sud états-unien très hostile au syndicalisme, quand ce n’est pas vers le Mexique ou la Chine. Ce processus s’aggrave même durant la dernière décennie du vingtième siècle, ce qui entraîne une accentuation de toutes les inégalités, accentuation occultée pendant un temps par l’accès au crédit facile qui permet aux couches moyennes et populaires de vivre dans l’illusion de l’individualisme possessif. Dans le secteur public, les gestionnaires sont remplacés par les technocrates de la « nouvelle gestion publique », qui vise notamment à restreindre le champ des objets soumis à la négociation collective et à opérer des coupures de personnel, dégradant de ce fait les conditions de travail et les bénéfices sociaux.
La crise de 2008 secoue la cage, bien que le régime tienne le coup…
Poussé par le vent du changement, Obama essaie de remettre le couvercle sur la marmite. Avec le krach de Wall Street, il est rappelé à l’ordre pour renflouer les banques au lieu de réguler les institutions financières responsables en grande partie du krach. Entretemps, la vague des Occupy témoigne de la colère d’un segment significatif de la population, notamment dans les nouvelles couches scolarisées (les « unemployed graduates », notamment). Des centaines de milliers de personnes participent à ce grand mouvement, avec un appui par ailleurs très mitigé des syndicats, qui craignent d’affaiblir l’administration démocrate.
On observe quand même une initiative intéressante autour de Bernard Sanders…
Au terme du deuxième mandat d’Obama, en effet, une opposition prend forme dans le camp démocrate autour du sénateur indépendant Bernard Sanders. L’establishment du parti ferme la porte. Malgré tout, Sanders devient le porte-parole des mouvements populaires, dénonçant les millionnaires qui « achètent des élections », la fermeture des usines, la militarisation des corps policiers contaminés par le racisme, bref, la machine exprimant la domination du 1 %. C’est carrément une campagne à gauche. Elle ne rallie cependant pas tous les éléments progressistes, dont plusieurs se méfient de fonctionner dans le cadre du système corrompu actuel[7]. Malgré tout, des secteurs importants de la gauche estiment que cette campagne ouvre la porte à une plate-forme politique reprenant largement leurs idées progressistes. Par ailleurs, il faut mentionner que plusieurs des partisans de Sanders estiment qu’il sera nécessaire, à plus ou moins long terme, de constituer un nouveau parti, donc de rompre avec les démocrates…
L’AFL-CIO n’embarque pas cependant …
Lors d’un congrès de l’AFL-CIO, le président Richard Trumka dénonce les syndicalistes qui se prononcent en faveur de Bernie Sanders dans la course à la nomination démocrate. Trumka a l’appui d’une majorité des représentants des grands syndicats, qui expriment plutôt leur engagement avec Hillary Clinton[8].Plusieurs syndicalistes de base et des élu-es dans les syndicats locaux s’investissent néanmoins avec Sanders. Au fur et à mesure de la campagne, on note cependant que le discours de Sanders ne suscite pas alors beaucoup d’enthousiasme dans les communautés ouvrières et au sein de la population africaine-américaine.
Avec le tournant ultra-droite de Trump, il y a un certain réveil syndical …
Ce ‘réveil’ commence en fait sous Obama, surtout dans le secteur de l’éducation. À Chicago, des enseignants et des parents confrontent l’administration municipale menée par un proche d’Obama (Rahm Emanuel) qui veut promouvoir des écoles « à charte » dont la gestion doit être confiée à des entrepreneurs privés et où les conventions collectives en vigueur ne s’appliquent pas. La direction de la Chicago Teachers Union, qui mène une politique conforme à celle de l’AFL-CIO, est peu à peu remise en question par le Caucus of Rank-and-File Educators » (le CORE); celui-ci présente une liste d’opposition à la direction sortante du syndicat et l’emporte en juin 2010. Peu après, une nouvelle coalition voit le jour, la « Chicago Teachers Solidarity Campaign », qui réunit syndicats et groupes communautaires. Une grève des enseignants se conclut par une victoire partielle contre le puissant appareil démocrate de la ville et de l’État.
Néanmoins, ce genre d’initiatives prend un nouvel élan …
40 000 travailleurs de Verizon déclenchent une grève en 2016, qui dure six semaines et débouche sur une victoire syndicale importante. C’est un fait marquant dans ce gigantesque secteur des communications qui est particulièrement marqué par la dérèglementation, la concurrence effrénée et le néolibéralisme. Peu après, ça continue dans le secteur de l’éducation avec des grèves de masse en Virginie occidentale, au Kentucky, en Oklahoma et en Arizona, des États par ailleurs sans véritable tradition syndicale, et où les libertés syndicales s’avèrent minimes et les salaires très bas. En Virginie occidentale, malgré le fait que la grève soit illégale, un arrêt de travail de neuf jours impliquant des milliers d’enseignantes et d’enseignants avec l’appui de puissantes mobilisations de masse force le Gouverneur à accepter une augmentation immédiate des salaires, son engagement personnel à opposer son véto aux projets de loi qui viseraient à appuyer les écoles à charte.
C’est un point de bifurcation ?
Ces mouvements de grève reflètent l’exaspération devant des conditions socioéconomiques insupportables, collectivement ressenties dans les vies professionnelles et dans les vies individuelles. C’est un rejet de l’austérité comme horizon unique et indépassable, qui exprime le besoin de l’action personnelle et de base, la participation active – directe – de tous ceux et celles qui sont concernés, la capacité de prendre des responsabilités et de les assumer, de s’organiser volontairement, plus ou moins indépendamment du syndicat officiel, de plus en plus parallèlement à sa structure néanmoins. Et la capacité de passer outre les législations qui ont pratiquement interdit dans ces États l’action revendicative de groupe.
Est-ce qu’on voit l’impact ?
Il y a un impact politique qui se concrétise lors des élections à mi-mandat de 2018. Il y a de véritables débats sur l’éducation et les services publics. Quelques candidat-es provenant de la gauche du Parti démocrate sont élues, dont Alexandria Ocasio-Cortez. Les arrêts de travail dans l’enseignement, joints aux forts courants d’appui populaire qu’ils ont suscités, ébranlent le pouvoir politique, sans nécessairement entraîner de réelles percées politiques. Peut-être les suites n’emprunteront pas ce type de cheminement, ou alors indirectement, ou par étapes. Au-delà de ses limites, le mouvement de grève dans l’éducation constitue une réponse, à tout le moins partielle aux thèses de l’incapacité des travailleurs américains à se mettre en mouvement…
On observe parallèlement le développement d’organisations non conventionnelles ?
Des regroupements mis en place par des secteurs délaissés par les syndicats apparaissent dans le décor, pour se battre sur plusieurs terrains : défense des droits des locataires, des chômeurs, des collectivités immigrantes, prenant souvent la forme de « centres des travailleurs et travailleuses » (Workers’ Centers). La centrale syndicale AFL-CIO n’a généralement pas été à l’initiative de ces luttes.
Cela change la donne au niveau des populations migrantes…
Dans le seul comté de Los Angeles, on recense au début de la décennie 2010 plus de 900 000 « illégaux », près de 10 % de la main d’œuvre totale, qu’on retrouve massivement dans l’agriculture et les services. Après une bataille épique, la municipalité de Los Angeles adopte en 2014 une résolution fixant à $15.37 l’heure le salaire minimum dans tous les gros hôtels sur son territoire. Cela a un effet d’entrainement dans plusieurs secteurs économiques. Eu égard au passé de Los Angeles, où l’argent et les élites économiques ont toujours tenu le haut du pavé, il s’agit d’un véritable renversement de tendances qui profite surtout aux femmes, aux Africains Américains et aux Latinos qui constituent plus de 60 % des bas salariés.
Peut-on parler d’un nouveau syndicalisme ?
Sous l’effet d’entraînement de ces luttes, le syndicalisme retrouve pour une part sa puissance mouvementiste, en cherchant notamment à s’y insérer avec ses propres Conseils du travail (selon diverses formules). De grands syndicats ont aussi été amenés à ouvrir d’eux-mêmes de nouveaux champs de lutte. À mon avis, les expériences d’une relance du syndicalisme à Chicago et l’action des enseignant-es du Sud indiquent assez clairement le rôle immédiat que tient la « politique » dans l’action revendicative et l’effort d’organisation, que ce soit au niveau local, municipal, de comté ou d’État.
Que dire du fiasco de l’élection de 2016 …
Entraînés vers la droite par l’évolution néolibérale du pays, à laquelle ils ont eux-mêmes largement contribué, les démocrates perdent le terrain. Ils sont dépassés par le discours populiste ultra droitier des républicains et de leur aile « militante », le Tea Party. Ils sont souvent restés passifs par rapport aux règlementations antisyndicales mises en place par plusieurs États. Certes, il n’est pas nouveau que l’on reproche aux démocrates leur appui mitigé et leurs promesses non respectées. Mais il est possible qu’après plus de trois décennies de politiques publiques inspirées du néolibéralisme, la coupe soit remplie. En tout état de cause, l’establishment démocrate tient bon pour marginaliser Sanders. Finalement lors de l’élection, on a vu le résultat.
Que s’est-il passé depuis la dramatique campagne de 2020 ?
Il y a eu alors la même démarche pour éliminer Sanders, toujours avec l’appui de la direction de l’AFL-CIO. Le point positif est bien sûr la défaite de Donald Trump et de ce qu’il représente. Joe Biden a été élu grâce à l’implication massive et militante du syndicalisme dans les États-clés du Michigan, du Wisconsin et de la Pennsylvanie. On doit également souligner les victoires de candidats et candidates de l’aile gauche du Parti démocrate, dont plusieurs sont associés à la fraction des Democratic Socialists of America (DSA); ces résultats, joints à la puissance du courant pro-Sanders, peuvent s’avérer fort importants dans l’avenir. À cela s’est ajouté le coup de boutoir majeur donné en 2020 par le grand mouvement du Black Lives Matter à la gouverne républicaine du pays. Il n’en reste pas moins que Donald Trump a été « endossé » par 73 millions de personnes, dont une majorité de Blancs, hommes et femmes. Les secteurs ultra conservateurs ont consolidé leurs positions à la Chambre des représentants, où le parti républicain reste cependant minoritaire, et dans les administrations locales et les États.
Le syndicalisme et les autres mouvements sociaux sauront-ils s’opposer victorieusement à une nouvelle offensive de la droite dure ?
Déjà les mouvements comme Occupy Wall Street et les Black Lives Matter, ont ensemble réussi à contrecarrer le monopole sur le discours public qu’avait acquis le Tea Party. À ce stade, le mouvement ouvrier et les mouvements populaires se retrouvent à nouveau aux prises avec le besoin (plus criant que jamais) de faire entendre distinctement leur voix en politique. La réponse positive à ce besoin repose pour une part sur leur capacité à s’unir et, en ce qui a trait plus spécifiquement au syndicalisme, à ce que celui-ci recouvre de sa force comme mouvement et organisation.
NOTES
[1] Mouvements ouvriers, partis politiques et luttes populaires aux États-Unis (1938-2018), Québec, Presses de l’Université Laval, 2020, 1408 pages.
[2] Anne-Marie D’Aoust, « Identité et exceptionnalisme dans la rhétorique présidentielle américaine », dans David Grondin et Élisabeth Vallet (dir.), Les élections présidentielles américaines, Montréal: Presses de l’Université du Québec, coll. Enjeux contemporains, 2004, p. 203-230.
[3] Robin Archer, Why Is There No Labor Party in the United States?, 2007, Princeton, Princeton University Press
[4] Kim Moody, « The Party that Never Was », International Socialism, mis en ligne le 24/06/2008, disponible à l’adresse http://www.isj.org.uk/index.php4?=466E-issue=19
[5] Le parti communiste à la demande de l’Union soviétique abandonne les revendications ouvrières pour défendre la suspension du droit de grève et mettre la pédale douce sur les revendications des masses africaines-américaines à l’égalité.
[6] Leon D. Epstein, Political parties in the American mold, Madison, University of Wisconsin Press, 1986.
[7] Ashley Smith, « The Problem with Bernie Sanders », The Jacobin, consulté en ligne à l’adresse: https://www.jacobinmag.com/2015/05/bernie-sanders-socialist-president-clinton/
[8] Brian Mahoney, « AFL-CIO Leader Tries to Quell pro-Sanders Revolt », Politico, 03/07/2015, consulté sur le site de la revue: http://www.politico.com/story/2015/07/afl-cio-endorsement-2016-democratic-primary-119701