Isabelle Garo, extraits de Communisme et stratégie, Éditions Amsterdam, 2018.
À la veille de la révolution européenne de 1848, Marx et Engels, s’apprêtent à rencontrer leur moment pratique. Le Manifeste du Parti communiste condense dans son titre cette perspective neuve, qui modifie une fois encore les thèses de l’Idéologie allemande, ouvrage entre temps abandonné à la « critique rongeuse des souris » faute d’éditeur. Ce texte-intervention, qui deviendra canonique longtemps après sa rédaction au point de se trouver transformé en bréviaire, est en réalité profondément lié à son contexte, aux formes d’organisation du mouvement ouvrier et à l’espoir immense qu’engendre la révolution qui se dessine. Ainsi l’expression de « parti communiste » sera-t-elle source de contresens en raison de ses utilisations ultérieures : car ici, Marx tient à affirmer que les communistes ne forment justement pas un parti distinct, ni une classe, mais qu’ils sont la « fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays ».
Ni doctrinaires isolés, ni adhérents disciplinés d’organisations labellisées, les communistes sont ceux qui militent sans relâche pour gagner à leur cause des individus et des couches sociales, par-delà et parfois en dépit des structures par essence transitoires qui sont celles du mouvement ouvrier. Cette conception explique à la fois que Marx continue d’associer fondamentalement parti et classe en lutte, et qu’il considère que les organisations sont de simples instruments de propagande, éphémères, à une époque où la question de leur structuration institutionnelle dans un cadre parlementaire ne se pose pas. Au cours de leur vie militante, Engels et lui n’hésiteront pas à quitter mais aussi à dissoudre des organisations qu’ils jugent inutiles ou néfastes, notamment lorsque des politiques unitaires leur semblent à l’ordre du jour. L’émergence de la social-démocratie allemande, à partir des années 1870, transformera en profondeur le sens du mot « parti », ouvrant un débat stratégique inconnu en 1848.
A la suite d’une première version proposée par Engels sous le titre Les principes du communisme, le Manifeste qui en reprend nombre d’éléments est rédigé et publié en février 1848 à la demande la Ligue des communistes, petite organisation ouvrière qui descend directement de la Ligue des Justes, fondée en 1836 en tant que section allemande de la Société des Saisons, d’obédience blanquiste. La Ligue se développe à Paris, mais aussi à Londres et en Suisse et elle est traversée de débats très vifs, qui portent notamment sur l’opposition entre réformisme et révolution. Les délégués anglais, proches du chartisme, optent pour des positions modérées. Mais le débat porte aussi sur le rôle de la connaissance et sur le rôle des « savants » : Marx et Engels apparaissant aux dirigeants londoniens être surtout des représentants de cette catégorie sociale, à leurs yeux suspecte. Au terme d’une bataille interne, et alors même que Marx et Engels sont loin d’être convaincus de l’importance stratégique de cette organisation, et même, plus généralement, de l’opportunité de construire une organisation révolutionnaire en tant que telle, ils se révèlent les seuls à être en mesure de rédiger ce texte en vue de l’explosion politique et sociale qui s’annonce.
Une des premières exigences de Marx et d’Engels est que le culte des autorités soit éliminé des statuts,[1] ces derniers devenant élus et révocables. On peut considérer que cette question de la démocratie interne tend aujourd’hui à retrouver sa centralité, au coeur même de la définition du communisme, alors qu’à l’autre extrémité de cette histoire l’institutionnalisation achevée des partis coïncide avec leur crise profonde. A l’époque de la rédaction du Manifeste, c’est avant tout sous l’angle de la diffusion des idées révolutionnaires qu’ils envisagent le rôle de la Ligue. C’est pourquoi le rétablissement de la liberté de la presse la rendra inutile aux yeux de Marx, proposant alors sa dissolution. Il faut ajouter que Marx ne parviendra jamais à imposer tout à fait son point de vue au sein de la Ligue elle-même, sans parler de la diffusion très réduite et du faible impact du Manifeste au moment de sa parution. Le Manifeste n’est donc pas avant tout un programme politique, mais un opuscule pédagogique et militant, qui s’ouvre sur un texte fameux, présentant l’histoire humaine comme histoire des luttes de classe. Le capitalisme est défini comme mode de production réalisant la domination de la classe bourgeoise, qui « ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production ». Cette bourgeoisie a donné naissance à des forces productives gigantesques, dont elle ne peut maîtriser la croissance et les contradictions qu’elles engendrent. Ces forces productives sont ainsi devenues « les armes qui la mettront à mort », auxquelles il faut ajouter « les hommes qui manieront ces armes – les ouvriers modernes, les prolétaires ».
En dépit de son ton affirmatif et de son optimisme militant, ce texte ne confond pas logique historique et une logique politique, signalant au passage que l’ »organisation des prolétaires en classe, et par suite en parti politique, est à tout moment de nouveau détruite par la concurrence que se font les ouvriers entre eux », ces tendances et contre-tendances étant destinées à devenir le terrain par excellence de l’intervention militante. Dans ces conditions, être communiste est la tâche de l’heure. Et elle consiste à oeuvrer à l’unité du mouvement ouvrier, à l’échelle nationale et internationale, dans la perspective de la révolution prochaine : « les communistes ne se distinguent des autres partis prolétariens qu’en ce que, d’une part, ils soulignent et font valoir les intérêts communs à l’ensemble du prolétariat, indépendamment de la nationalité, et que, d’autre part, dans les différentes phases de développement que traverse la lutte entre prolétariat et bourgeoisie, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité ». Sur ce plan, le texte mentionne trois séries de propositions, en esquissant une réflexion spécifiquement stratégique au sujet de la propriété, du travail et de l’État.
Concernant la propriété, Marx et Engels réaffirment, comme dans les textes précédents, qu’il ne s’agit pas d’abolir la propriété « personnellement acquise, fruit du travail de l’individu », mais seulement « la propriété bourgeoise ». Une série de mesures, réforme fiscale, abolition du droit de succession, expropriation des grands propriétaires fonciers et nationalisations devra permettre le passage rapide du capitalisme au communisme. Quant à l’État, défini comme « le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre », il est une fois de plus destiné à être aboli au cours d’un processus qui verra le prolétariat d’abord s’en emparer et s’organiser en classe dominante pour mieux œuvrer à la suppression des classes en général et à la destruction de tout appareil étatique séparé de la vie sociale, en vue de la « conquête de la démocratie » : les nationalisations, la centralisation du crédit et des transports, la « coordination de l’activité agricole et industrielle seront placées sous la responsabilité d’un « pouvoir public » ayant perdu son caractère politique, c’est-à-dire son caractère de classe. Quant au travail, ce n’est plus sa suppression qui est à l’ordre du jour, mais le renversement de la soumission du travail vivant au travail mort accumulé, ce qui en réalité revient au même : « dans la société communiste, le travail accumulé n’est qu’un moyen d’élargir, d’enrichir et de promouvoir le processus vital des travailleurs ». Dès lors « surgit une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».
A ces revendications, il faut ajouter l’internationalisme, dimension centrale des luttes sociales et politiques du prolétariat et qui doit elle aussi être rangée au nombre des finalités politiques qui sont tout aussitôt des médiations, veillant à l’inscription concrète du projet communiste futur dans l’histoire présente du communisme organisé comme force révolutionnaire. Sur ce plan, Marx s’emploie à contrer les courants utopistes, qui prêchent l’amour et la fraternité, mais il s’efforce aussi combattre le volontarisme et l’aventurisme, notamment celui de Wilhelm Weitling, prédicateur communiste exalté, qui envisage de lever une armée populaire contre la propriété bourgeoise et qui ne jure que par la prise immédiate du pouvoir. Sans la découpler de la dimension subjective, celle de l’intervention politique et de ses rythmes propres, Marx insiste sur le poids d’une causalité objective, ancrée dans la réalité économique et sociale et dans ses contradictions, qu’elles soient ou non perçues par ses acteurs mêmes. Si le Manifeste tranche avec la tradition utopique par son analyse des classes et par l’enracinement de son projet dans les conditions réelles, il approfondit également sa réflexion déjà ancienne sur les transitions et les médiations, reliée à l’analyse historique du passage du féodalisme au capitalisme, même s’il tend à éluder ici les questions de la mobilisation collective, des contours de l’alliance sociale (la fin du texte n’abordant que les alliances politiques), des conditions précises des transformations projetées.
Le caractère par endroit abstraitement programmatique du texte résulte de la commande dont il résulte et correspond à la volonté de transformer les « professions de foi » et autres « catéchismes » ouvriers en propositions concrètement définies. Pour autant, les apports stratégiques de Marx et d’Engels existent bien, mais ils ne se trouvent pas là où on les cherche habituellement : l’exposé volontairement pédagogique, mais dense et ardent, des contradictions économiques et sociales gigantesques qui sont celles du capitalisme vise avant tout à rendre visible et à élargir l’espace qui s’offre désormais à l’initiative politique du prolétariat, au cours de ce moment révolutionnaire exceptionnel. Conçu par ses rédacteurs comme l’occasion de concrétiser le projet de combiner savoir et action sur le terrain politique, le Manifeste s’emploie à affirmer cette unité tout en déléguant à la révolution elle-même la mission de réinventer la politique autant que la tâche de revivifier la critique théorique. Lue sous cet angle, la polémique avec les courants contestataires existants qui clôt le texte incarne cette politisation résolue de la critique, sa conversion en lutte idéologique effective, destinée à accompagner en permanence les autres dimensions de l’affrontement de classe. Inaugurant le débat long et complexe portant sur l’organisation et ses buts, le Manifeste tend à élargir la réflexion antérieure aux formes politiques de la réappropriation sociale, formes qui ont pour tâche de relier les conditions de la lutte aux visées de la réorganisation démocratique et de la planification, tout en assurant l’émancipation de l’individu social. Et cette émancipation constitue la finalité médiatisante par excellence, située au coeur du projet.
[1] Fernando Claudin, Marx, Engels et la révolution de 1848, trad. A. Valier, Paris, Maspero, 1980,