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Relire la révolution russe

 

On ne peut triompher d’un adversaire plus puissant qu’au prix d’une extrême tension des forces et à la condition expresse d’utiliser de la façon la plus minutieuse, la plus attentive, la plus circonspecte, la plus intelligente, la moindre « fissure » entre les ennemis, les moindres oppositions d’intérêts entre tes bourgeoisies des différents pays, entre les différents groupes ou catégories de la bourgeoisie à l’intérieur de chaque pays, aussi bien que la moindre possibilité de s’assurer un allié numériquement fort, fut-il un allié temporaire, chancelant, conditionnel, peu solide et peu sûr. Qui n’a pas compris cette vérité n’a compris goutte au marxisme, ni en général au socialisme scientifique contemporain.

Lénine, Le gauchisme, la maladie infantile du communisme

 

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Depuis la révolution soviétique et les travaux de Lénine, tant d’années ont passé. De toute évidence, notre monde n’est plus le même ! Plus encore, l’Union soviétique, cet héritier illégitime de la révolution, a implosé en 1989. Le corpus politique et théorique qui avait pris forme par ces expériences semble s’être dissipé en fumée. Que reste-t-il donc de l’expérience soviétique et des travaux de ses dirigeants dont Lénine, à part une vague référence ? Pour bien des jeunes et des moins jeunes militantEs aujourd’hui, l’impression est qu’il s’est passé quelque chose d’important il y a très longtemps, mais qui n’est plus vraiment pertinent aujourd’hui. La même question se pose sur bien d’autres moments forts de l’expérience révolutionnaire passée, y compris les travaux de Marx …

 

Comment expliquer cette impression un peu vague, qui sombre souvent dans l’amnésisme ? Il faut le dire, à la base se situe un rejet juste et légitime d’un comportement extrêmement nuisible qui a dominé la gauche pour l’essentiel du siècle dernier. Les diverses générations militantes ont souvent pensé à propos de l’expérience soviétique, qu’il y avait un « modèle » à appliquer, une « formule » à mettre en œuvre. En réalité, cette attitude dominante à gauche (il y eut des courants qui ne sont pas tombés dans cette religiosité) a ruiné la pensée critique. Pire encore, elle a sapé l’action des mouvements d’émancipation. Dans ses formes caricaturales (au sein de plusieurs partis communistes se réclamant de la Troisième Internationale notamment), une sorte de catéchisme ânonné a paralysé l’élaboration stratégique et mené à de très durs échecs. On peut donc considérer que l’effondrement de la mythologie soviétique est un très bon point de départ pour une gauche contemporaine qui doit penser pour elle-même.

 

Pour autant, penser pour soi-même ne veut pas dire avoir l’illusion d’écrire une « page blanche ». Les mouvements d’émancipation actuels, de même que les travaux d’enquête et de recherche qui sont produits à travers les luttes, doivent réfléchir sur l’expérience passée. Bien des débats actuels sur la stratégie de l’action de transformation ont intérêt à mieux comprendre ce qui a été fait et pensé avant, y compris dans les moments forts de la lutte pour l’émancipation comme dans le cas de la révolution soviétique. Les Soviets en effet ont défriché de nouveaux terrains. De leurs victoires mais également de leurs échecs ressortent des éléments qui peuvent nourrir la réflexion aujourd’hui.

 

Il nous faut donc, et l’exercice risque d’être laborieux et même périlleux, « revenir » à Marx, à Lénine et à bien d’autres, non pas pour les « réhabiliter », mais pour réfléchir sur cette histoire compliquée et comprendre un certain nombre d’éléments de « méthode », si on peut dire, qui peuvent être pertinents aujourd’hui. Le but de ce court texte est d’introduire un certain nombre de pistes à ce sujet, et ce dans le but de « revenir » sur l’expérience soviétique et aux travaux de Lénine, « au-delà » de Lénine dans un certain sens.

 

La première rupture : la politique

 

Les Soviets dans leur activité pratique et théorique ont en 1917 confronté un grand tabou, celui de la politique. En effet, dans l’imaginaire du mouvement social de la fin du dix-neuvième siècle (l’époque de Marx et de la montée des grands partis social-démocrates), le sentiment qui dominait était à l’effet que l’émancipation humaine était « programmée » dans l’histoire. La modernité sous la forme du capitalisme allait dans le sens de cette émancipation d’une manière presqu’inévitable. Le capitalisme en libérant la science et la technique allait nécessairement « creuser sa propre tombe ». Face à cette situation, le mouvement social n’avait qu’à atteindre pour cueillir le « fruit mûr ».

 

Lénine refuse ce fatalisme et en démontre le caractère conservateur. Sans une théorie, sans une stratégie, le mouvement n’évolue pas, il piétine. Ce qui ne veut pas dire que la théorie et que la stratégie peuvent se substituer au mouvement. La conclusion est claire : il faut intervenir, ne pas rester passifs, jouer sur le terrain des contradictions réelles et multiples, identifier les « maillons faibles » des dominants et les vaincre politiquement par des alliances complexes. En d’autres mots, prendre le pouvoir.

 

En fin de compte explique Bensaïd, « Lénine au contraire pense la politique comme le temps plein de la lutte, un temps de crises et de faillites. La spécificité de la politique s’exprime chez lui dans le concept de la crise révolutionnaire, qui n’est pas le prolongement logique d’un « mouvement social », mais une crise générale des rapports réciproques entre toutes les classes de la société. La crise se définit alors comme une « crise nationale ». Elle agit comme un révélateur des lignes de front brouillées par les fantasmagories mystiques de la marchandise. Alors seulement, et non en vertu d’un inéluctable mûrissement historique, le prolétariat peut être transfiguré et « devenir ce qu’il est »[1].

 

Un deuxième tabou : l’État

 

Depuis Marx, depuis la Commune, depuis la montée de la social-démocratie jusqu’au début du vingtième siècle, la gauche est figée sur l’État. La social-démocratie lui retire sa nature de classe. L’État devient alors un « enjeu », surtout sur le terrain du parlementarisme. Encore là, il faut être patients et attendre le « fruit mûr ».

 

Lénine démolit ce mythe, non seulement en rappelant la réflexion de Marx sur la Commune, mais en proposant la construction d’un État qui est un « non-État », et qui est basé sur l’irruption des masses. Que la destruction de l’État capitaliste soit une entreprise de longue haleine (et non pas un « décret »), Lénine n’en doute pas. Mais il rappelle que c’est l’objectif de la révolution et qu’il faut prendre des mesures concrètes pour avancer dans cette voie. Après tout, l’objectif nécessaire est d’accélérer la destruction de cet État et de libérer l’hypothèse de l’émancipation, qu’Alain Badiou définit simplement : « le communisme dans son sens générique signifie simplement que chacun est l’égal de tout autre au sein de la multiplicité et de la diversité des fonctions sociales »[2].

 

Dans la période qui suit l’insurrection, de nombreuses expérimentations concrètes sont mises en œuvre pour construire un autre État, un État non-État, beaucoup plus loin que les indications somme toute sommaire des mouvements antérieurs et même de la réflexion de Marx sur la Commune.

 

Un troisième tabou : l’acteur

 

Jusqu’au surgissement des Soviets, la gauche reste enlisée dans une vision presque religieuse de la « classe ouvrière ». En partie, cette « religion » découle du refus du politique, et donc du refus d’élaborer des stratégies actives impliquant des acteurs. La classe ouvrière est « destinée » à remplacer la bourgeoisie. Certes en bon marxiste, Lénine ne nie pas le rôle central du prolétariat, au cœur du processus capitaliste. Mais entre ce rôle systémique et l’agir, il y a des gouffres. Lénine démontre très bien que le prolétariat n’a pas nécessairement d’ambitions révolutionnaires, qu’il peut être dévoyé, enfermé dans des couloirs corporatistes, voire nationalistes. Le refus de la politique conduit à cet aveuglement, alors que, dans l’hypothèse des « maillons faibles », l’acteur peut être déplacé, dans le monde paysan par exemple. Lénine ne craint pas de secouer le mythe du « projet ouvrier » en appelant à une révolution démocratique et prolétarienne basée sur les masses paysannes. Plus tard, il projette cela à une échelle plus vaste. Il propose que la révolte des masses en « Orient » porte l’utopie de la révolution davantage que les « vieux » mouvements ouvriers de l’Occident, enlisés dans leur confort et leur aveuglement.

 

Un quatrième tabou : la guerre

 

Jusqu’à la Commune, des insurrections éparses traversent la trajectoire du mouvement social. La plupart du temps, ce sont les dominants qui provoquent la confrontation, pour mieux écraser un mouvement porteur de transformation. La social-démocratie se détache de ce qu’elle définit comme des mouvements « primitifs », anarchistes, et préconise la conquête du pouvoir à l’intérieur des institutions. Mais la plupart du temps, cette approche ne fonctionne pas non plus. Que faire ? Se lancer à l’assaut du ciel, comme le disait Marx, sans perspective de vaincre ? Se laisser émietter dans un face-à-face sans fin avec les dominants ?

 

C’est là que Lénine entreprend de démolir un autre tabou en s’inspirant de Hegel et de Von Clausewitz. D’une part, la guerre est inévitable, elle est dans le code génétique du capitalisme. D’autre part, la guerre peut être « tournée», transformée en « guerre de classe ». Le pouvoir peut être confronté et vaincu. L’insurrection n’est pas un « moment décisif », mais une accumulation. La révolution se doit de construire son armée, son armée rouge, qui à l’instar de l’État, est une armée qui n’est pas tout à fait une armée.

 

Plus tard, Gramsci emploie la métaphore de la « guerre de mouvement » (rapide, insurrectionnelle) et celle de la « guerre de position » (lente, pas à pas). Contrairement à une idée fort répandue, Gramsci n’oppose pas de manière simpliste l’une à l’autre : les deux « guerres » sont complémentaires. De même, Lénine ne pense pas naïvement que l’insurrection n’est autre chose qu’un maillon de la chaîne. Il voit d’ailleurs l’essor de vastes mouvements sociaux agissant à la fois sur le court et le long terme pour réellement transformer le pouvoir et miner l’État capitaliste. Il s’oppose par ailleurs à un certain substituisme volontariste excité par la révolution soviétique et qui veut « décréter » la révolution ici et là.

 

Dernier tabou : le parti

 

Pour Bernstein et la social-démocratie, le « mouvement est tout, le but final n’est rien». Au sommet d’une architecture sociale complexe, le parti social-démocrate trône, attend le « fruit mûr ». Au début, Lénine est fasciné par cette force qu’il compare positivement au chaos régnant dans le mouvement social russe. Rapidement, il se détache d’une vision qui fétichise le parti. C’est un outil, un instrument. Il a sa finitude, ses contradictions, ses limites. Certes, le mouvement « spontané » ne peut que tourner en rond. Mais quel est l’outil pour briser le cercle vicieux ? Le parti peut l’être, si et seulement si. Autrement dit, le parti est conditionnalisé : dans quelle mesure produit-il une nouvelle subjectivité capable de coaliser, de rendre cohérent stratégique l’action des grandes masses ? S’il ne le peut pas, comme Lénine le pense un peu avant la révolution soviétique, et bien le parti doit être mis de côté. Aujourd’hui comme hier, la forme « parti » n’est ni un horizon obligatoire ni un chemin nécessaire.

 

L’impossible dépassement

 

Il y a cependant un grand tabou que Lénine ne parvient pas à contester tout à fait. C’est celui de la science. Lénine a cependant une compréhension dialectique de la science. Celle-ci, le matérialisme historique y compris, capte des aspects de la réalité complexe, dans un mouvement qui s’approche du réel, sans jamais l’atteindre. C’est un mouvement continu. Mais en même temps, la science a ses règles, une certaine technicité éprouvée, dont les effets sont démontrables. Il en va de même dans les sciences de nature, dans l’économie, la politique, le militaire. Dans la transition vers le socialisme, il faut appliquer ces règles. Par exemple, la « grande industrie moderne » avec son appareil technique et de contrôle est incontournable. L’État et ses appareils, y compris l’appareil militaire, doit être régi scientifiquement.

 

Chaque problème doit être abordé de manière scientifique, à partir de normes objectives. Le non-dit, l’émergent, le divergent, n’ont pas leur place, à moins qu’ils soient eux-mêmes « scientifiques ». En réalité on le sait maintenant, il y a plusieurs chemins, pas un seul. Et plusieurs sciences, pas une seule. La « sociologie des émergences » (Boaventura Santos) permet de comprendre, et de traduire politiquement la coexistence de plusieurs méthodes, de plusieurs explorations, qu’il faut ensuite « traduire » pour tenter d’en retrouver le fil.

Mais Lénine et les révolutionnaires du vingtième siècle ne sont pas aptes à dépasser l’horizon de leur époque. De cet enfermement découlent en grande partie les postures autoritaires, excluantes, discriminatoires, qui n’ont pas été inventées par Lénine, mais qu’il a perpétuées. La pensée vulgaire affirme que la révolution soviétique a été d’emblée autoritaire. En réalité, toutes les idéologies et projets de l’époque, à commencer par le capitalisme, ont tenté de régir le monde par la violence, une violence qu’elles considéraient comme nécessaire au « difficile accouchement » de l’histoire. Cette limite ne fut pas dépassée par la révolution.

 

La vie continue

 

Depuis, des milliers de mouvements ont créé et continuent de créer des milliers de Que Faire. L’hypothèse est reprise, déchirée, redéfinie, reconstruite, ad vitam eternam, dans un va-et-vient sans fin entre les pratiques de masse et les tentatives de théorisation. Certes, personne n’invente la roue : de plusieurs manières, les questions et les réponses sont semblables. Mais il y a aussi des bifurcations. Le moment du politique est par exemple repensé dans la mise en place de vastes coalitions construites sur de nouvelles subjectivités. Les exclus se mobilisent et envahissent le terrain politique, surtout en Amérique du Sud[3].

 

La « conquête de l’État » reste sur l’horizon même si les modalités de transformation ne sont plus les mêmes. Entre autres, la pluralité des acteurs prolétariens implique une pluralité de projets : par exemple, la transformation de l’État en Bolivie n’est plus basée seulement sur l’industrialisation et une certaine « modernisation » excluante de la majorité autochtone. Partis et mouvements se recomposent et s’hybridisent pour se renforcer mutuellement. Les acteurs « subalternes » (femmes, réfugiés, dalits) refusent leur subalternité et expriment leur autonomie, tout en cherchant à se coaliser.

 

Peut-être que le grand défi, pas encore et tout à fait à l’ordre du jour de l’agenda actuel de l’émancipation, reste de réinventer la « guerre ». » Guerre de position » comme « guerre de mouvement » sont des stratégies qui semblent dépassées devant le déploiement des dominants et de leurs Empires. Certes, il y a en cours des expérimentations inédites et invisibles, mais il faudra encore piocher. Sans doute que la « crise des crises » ouvrira, comme dans le passé, les grandes fractures qui permettront au mouvement social d’avancer et de vaincre. Mais rien ne sera automatique. Encore et toujours, il faudra une ou plutôt mille interventions capables de « capter » ce moment. Comme en 1917 justement.



[1] Daniel Bensaïd, Un monde à changer, Paris, Textuel, 2003.

[2] Filippe del Lucchese & Jason Baker, Entretien avec Alain Badiou (Los Angeles, 7 février 2007).

[3] Dans un sens, mais dans un sens seulement, le narratif néolibertaire de « changer le monde sans prendre l’État » est largement dépassé sur le terrain. Non pas que l’on dévalorise l’idée de l’autonomie du social et que l’on réinvente la roue du « parti » et de ses courroies de transmission. Au contraire, l’autonomie du social devient une arme encore plus redoutable pour envahir le champ social et contester l’État.

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