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Réflexions engagées sur le municipalisme au Québec

Donald Cuccioletta et Emanuel Guay, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 22, automne 2019. Respectivement chercheur à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand et doctorant en sociologie à l’Université́ du Québec à Montréal.

L’automne montréalais de 2017 a été marqué, avec l’élection de Projet Montréal (PM) et la création du collectif Gauche urbaine de Montréal (GUM), par un regain d’intérêt pour les perspectives progressistes sur le droit à la ville. L’année 2019, pour sa part, constitue non seulement l’année de mi-mandat de PM, mais comporte aussi deux anniversaires importants pour la gauche municipale québécoise, soit le cinquantenaire de la fondation du Front d’action politique (FRAP) et le 45e anniversaire de la fondation du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM), ce dernier ayant été au pouvoir de la métropole entre 1986 et 1994.

C’est pourquoi nous avons pensé offrir un bilan des expériences de gauche au niveau municipal, en sollicitant les avis de militantes-chercheuses et militants-chercheurs qui contribuent à faire de la ville une zone pour l’approfondissement de la démocratie et du pouvoir citoyen. Nous avons fait appel à six intervenantes et intervenants sur la base de leurs implications respectives. Ainsi Paul Cliche, au FRAP, et Andrea Levy, au RCM, se sont engagés dans des partis politiques municipaux. Jean-Marc Gareau et Francine Paris ont pris part à l’émergence de groupes populaires locaux dans les années 1960 et 1970. Finalement, par leur engagement intellectuel et militant, nous voulons souligner la contribution de deux femmes à la réflexion sur deux fronts de lutte : Anne-Marie Livingstone sur l’antiracisme et Annie Grégoire-Gauthier sur le féminisme.

Parmi les constats qui en ressortent, notons l’importance d’intégrer différentes luttes et projets à la perspective municipaliste, de développer une infrastructure sociale pour répondre aux besoins de la population, tout en assurant un ancrage de nos revendications dans le quotidien des gens ordinaires. Bien que les obstacles et les défis mentionnés ici soient nombreux, les lectrices et les lecteurs pourront trouver des pistes pour stimuler leurs réflexions et relancer des initiatives et des mouvements.

Que sont le municipalisme et le droit à la ville pour vous ?

Andrea Levy[1] : Le municipalisme constitue d’abord une affirmation de la ville, par contraste avec d’autres territoires sociopolitiques comme le pays ou la province, comme lieu privilégié pour bâtir et réaliser la vision d’une société à échelle humaine, organisée démocratiquement et de manière à respecter les limites écologiques des activités de notre espèce. Le gouvernement municipal devient alors une instance proprement politique, et pas simplement un fournisseur de services. L’un des grands défis est précisément de politiser l’échelle municipale. Il y a une tendance, même parmi les gens de gauche parfois, à voir la politique municipale comme une question purement administrative – déneigement, collecte des déchets, réparation des nids de poule, etc. Dans cette conception, la ville a peu d’impact sur les grandes questions telles que l’inégalité, l’environnement, la démocratie, etc. Pourtant, la politique municipale est propice à l’implication citoyenne, puisqu’elle concerne des enjeux concrets de la vie quotidienne. À son meilleur, la politique municipale enseigne la prise en charge par la communauté de ses propres affaires et de son avenir – certes dans les limites et les contraintes sévères qu’imposent actuellement les autres paliers de gouvernement et la conjoncture du capitalisme néolibéral.

Dans cette optique, la mobilisation populaire pour bâtir le pouvoir citoyen, ainsi que pour nourrir les analyses, prises de position et politiques des élu-e-s locaux, s’avère fondamentale. Parfois, cette mobilisation locale s’élargit en un grand mouvement sur des enjeux particuliers. Pensons notamment à l’opposition à la législation visant des races de chien particulières. Ou encore, à l’opposition au projet d’inversion du flux de la ligne 9 d’Enbridge et la campagne victorieuse contre l’oléoduc Énergie Est de TransCanada. Cette opposition, qui se conjuguait également avec celle des Premières Nations, était motivée par une préoccupation pour la santé et la sécurité des citoyennes et des citoyens, un accident pouvant empoisonner des sources d’eau potable. De plus, la population a fait le lien entre ce danger et le fait que la production de pétrole venant des sables bitumineux contribue grandement au réchauffement climatique. Ainsi, un enjeu global primordial est devenu le centre du vécu quotidien local. Cela a contribué, dans le sillon des efforts de groupes comme Coule pas chez nous, au développement d’une plus grande conscientisation écologique au Québec.

Jean-Marc Gareau[2] : Le municipalisme signifie pour moi l’engagement citoyen par le développement d’une infrastructure sociale dans les quartiers, les villes ou les villages. Avant de pouvoir affronter le pouvoir, dans le sillon des travaux de Saul Alinsky[3], il nous faut un ancrage solide dans les communautés, fondé sur des besoins reconnus par elles. C’est précisément à cette tâche que se sont attelés plusieurs groupes et initiatives dans les années 1960 et 1970, telles les Opérations Dignité luttant contre les fermetures de villages en Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent. On peut également penser aux Travailleurs étudiants du Québec (TEQ) mis de l’avant par l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ) pour soutenir diverses initiatives d’animation sociale dans les quartiers ouvriers des villes et des régions : enquêtes sociales, soutien à des comités de citoyens ou à des syndicats locaux, activités de formation citoyenne.

Cette infrastructure sociale permettait de s’attaquer à des problèmes concrets, qui n’étaient pas pris en charge par le secteur privé ou par le gouvernement. Une première génération d’organisations populaires s’est formée par la suite : comptoirs alimentaires, garderies populaires, coopératives d’habitation, etc. Ces réalisations populaires amenaient les gens à gagner en confiance dans leurs capacités de se prendre en main et de défendre leurs projets et revendications. Pour moi, la création et le renforcement d’une telle infrastructure doivent demeurer la priorité stratégique pour la gauche à tous les niveaux. On peut bien élire des partis progressistes, mais ce qui fait la différence finalement, c’est l’enracinement dans les quartiers et la mobilisation qui prend forme à partir de cet enracinement.

Francine Paris[4] : Deux constats me semblent importants. Premièrement, il faut démystifier le FRAP, en évitant d’y voir une sorte de modèle indépassable pour les organisations politiques à l’échelle municipale. Les comités d’action politique (CAP), qui étaient considérés comme les structures d’enracinement du FRAP, n’étaient pas si démocratiques qu’on le prétend parfois. Les CAP constituaient en fait des lieux de rassemblement pour les militants aguerris, plutôt que des associations populaires à proprement parler. Le FRAP lui-même était une organisation assez fragile, précisément parce que son ancrage populaire n’était pas aussi fort qu’il aurait dû l’être pour pouvoir affronter la crise d’Octobre. À la suite de l’effondrement du FRAP, la gauche s’est fracturée en différentes tendances, une partie se joignant au Parti québécois (PQ), tandis qu’une autre a rejeté la démocratie électoraliste en se lançant dans le militantisme marxiste-léniniste. Un troisième groupe a maintenu son engagement dans les groupes populaires.

Deuxièmement, il faut noter que la lutte des femmes, dans les années 1960 et 1970, n’était pas assez reconnue, ce qui a d’ailleurs encouragé les groupes de femmes à demeurer autonomes face aux initiatives électorales et politiques. On peut aussi remarquer que les femmes ont joué un rôle central dans les groupes populaires après l’effondrement du FRAP. Les personnes qui ont rejoint le PQ ne sont pas parvenues à freiner le virage à droite du parti, tandis que les groupes marxistes-léninistes ont implosé dans les années 1980. L’alternative de lutte la plus constante et la plus porteuse est celle qui a été menée par les groupes de quartier qui étaient gérés en bonne partie par des femmes. Ça me semble une belle leçon d’humilité pour la gauche, et notamment pour les hommes de gauche!

Paul Cliche[5] : Tel que je le relate dans mon autobiographie, Un militant qui n’a jamais lâché (2018), le municipalisme a connu un bref épisode à Montréal. Il s’est incarné dans le FRAP qui, à la fin des années 1960, s’est constitué grâce à la convergence organique survenue entre les comités de citoyens des quartiers populaires et les militants syndicaux du deuxième front d’action politique. Même si son existence a été courte, ce parti municipal a constitué la seule véritable expérience de lutte commune des mouvements sociaux dans l’histoire du Québec.

Devant la destruction de milliers de logements par l’administration du maire Jean Drapeau, l’insalubrité de dizaines de milliers d’autres et une pauvreté endémique, des groupes de citoyennes et de citoyens ont commencé à se prendre en main dans les quartiers du Sud-Ouest de Montréal. Au début des années 1960, ils voulaient régler des problèmes locaux. À partir de 1965, des comités de citoyens voient le jour. Peu à peu, un changement de mentalité s’opère. Les ambitions des militantes et des militants se tournent vers des revendications plus larges. Ils interviennent dans des projets municipaux de rénovation urbaine. Leur action se politise. La guerre à la pauvreté passe par la reconnaissance des droits sociaux et de conditions minimales de vie décente. La conscience communautaire se transforme en un mouvement social visant à contraindre une administration municipale hostile à accepter les demandes citoyennes.

On assiste alors à plusieurs affrontements. Les citoyens constatent que leurs luttes éparses sont souvent sans lendemain. Lors d’une réunion historique dans le quartier Saint-Henri en mai 1968, vingt-cinq comités de citoyens du Québec en viennent à la conclusion qu’il faut désenclaver les enjeux locaux afin de pouvoir bâtir un rapport de force. Conclusion : il faut passer à l’action politique. Cette radicalisation marque le point de départ de deux années de travail intensif d’information et de mobilisation.

D’autre part, en octobre 1968, le président Marcel Pepin amorce un virage idéologique au sein de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), en lançant l’idée du « deuxième front ». Il incite les syndicats à déborder du champ traditionnel de la convention collective – le premier front – pour ouvrir un deuxième front dans leurs milieux de vie en tant que citoyens, consommateurs, parents. La CSN met alors sur pied un secrétariat d’action politique non partisan dans le but de créer des comités d’action politique. Une petite équipe chargée d’implanter les CAP sillonne le Québec sans relâche pendant des mois. La réponse est enthousiaste. En une année, tous les conseils centraux de la CSN comptent un CAP régional et une bonne partie des syndicats locaux en mettent un sur pied.

L’objectif est d’inciter les syndiqué-e-s à participer à des luttes politiques à l’échelle qui est la plus à leur portée, les municipalités. C’est ainsi que les militantes et les militants d’action politique des trois centrales syndicales (CSN, FTQ, CEQ[6]) ainsi que des comités de citoyens et d’autres groupes populaires organisent la tenue de quinze colloques régionaux dans les premiers mois de 1970. Quelque 2500 militantes et militants y participent et demandent que les centrales organisent des CAP au niveau des municipalités et des commissions scolaires.

En mars, un colloque à Montréal réunit 450 militantes et militants, dont une cinquantaine venant des comités de citoyens, et mène à la création du FRAP le 12 mai 1970. Celui-ci décide de se présenter aux élections municipales de l’automne. Au cours de l’été, il recrute plus de 1000 membres et présente 31 candidates et candidats sur les 55 que compte le conseil municipal. Il n’en présente pas à la mairie. Fin septembre, quelques jours avant le déclenchement de la crise d’Octobre, un sondage du quotidien Montreal Star révèle que 31 % des électrices et électeurs montréalais estiment que le FRAP constitue une solution de rechange à l’administration Drapeau. Quelques jours plus tard, l’action du Front de libération du Québec (FLQ) vient brouiller les cartes. Deux candidats vedettes du FRAP sont emprisonnés. En butte aux accusations de terrorisme venant de ses adversaires, le FRAP recueille tout de même près de 90 000 votes, soit plus de 18 % des suffrages dans les districts où il a présenté des candidats; aucun n’est cependant élu. Par la suite, le FRAP, aux prises avec des conflits idéologiques internes, a dépéri.

Anne-Marie Livingstone[7] : Une dimension importante du droit à la ville est la possibilité pour les communautés racisées d’y mener leur vie sans subir de discrimination ou de violence de la part des forces de l’ordre. Or, cet objectif est encore bien loin d’être atteint. Plusieurs études ont montré que le taux d’interpellation des jeunes Noirs à Montréal est nettement supérieur à celui des jeunes Blancs, sans que ce taux d’interpellation plus élevé soit justifié par un plus grand nombre d’infractions[8]. Selon un rapport sur le profilage racial dans le quartier Saint-Michel[9], le niveau élevé de surveillance quotidienne des jeunes racisés, l’utilisation régulière des contrôles d’identité et les nombreuses interpellations et amendes pour petites incivilités ont plusieurs effets négatifs pour les jeunes ciblés par ces pratiques, tant sur leur estime de soi que sur leur sentiment de sécurité et leur santé mentale. Les campagnes de peur autour des « gangs de rue », alimentées tant par la police que par les médias, ont contribué à un amalgame entre les jeunes racisés et la criminalité, d’où plusieurs conséquences néfastes.

Annie Grégoire-Gauthier[10] : L’accès à la ville porte la marque d’une histoire qui a assigné les femmes à l’espace privé et domestique. Rappelons-nous que l’administration des villes a été contrôlée  d’abord et avant tout par et pour les hommes. Ces marques de l’histoire sont visibles à travers la toponymie, soit le nom des rues, des parcs et des stations de métro, qui reconnaissent trop peu le rôle majeur que les femmes ont joué dans le développement de Montréal.

La ville est aussi un espace de cohabitation et de déplacement. Or, on sait que les femmes, et certaines plus que d’autres, se retrouvent encore trop souvent dans des situations de vulnérabilité dans l’espace public, à devoir constamment négocier leur présence, leurs déplacements et leur droit à la ville. Cette vulnérabilité est visible lorsqu’on observe l’enjeu du droit au logement. Selon le Centre d’éducation et d’action des femmes de Montréal (CÉAF), le harcèlement et les violences sexuelles vécus par les femmes locataires de la part de leur propriétaire ou de leur concierge constituent de sérieux problèmes[11]. D’autres études démontrent que les femmes développent des stratégies de déplacement distinctes de celles des hommes, et leur permettant d’éviter des zones de la ville considérées comme anxiogènes, ou d’adapter leurs déplacements pour faire face à ce sentiment d’insécurité inévitable : sortir à plusieurs, mettre des écouteurs sans écouter de musique, ne pas sortir à certaines heures ou pas du tout, etc. La vigilance est constante et épuisante, mais est-ce vraiment aux femmes de s’adapter ?

La ville demeure un espace contrôlé par et pour les hommes. L’invisibilisation des femmes dans la ville se manifeste quotidiennement, encouragée par des processus de marginalisation et de contrôle. D’un côté, quand vient le temps de créer ou de réaménager la ville, les femmes sont marginalisées par leur faible présence dans les espaces décisionnels et en urbanisme. De l’autre côté, le corps des femmes est sujet à un contrôle constant avec le harcèlement qui accompagne inévitablement leurs déplacements et agit comme un rappel quotidien que l’espace public ne leur appartient pas. Rappelons enfin que les femmes les plus vulnérables sont généralement les plus invisibles, celles dont on ne parle pas et qu’on oublie de consulter quand vient le temps d’agir et de transformer la ville.

Pourquoi et comment prendre la ville ? Quelles sont les stratégies les plus prometteuses ? Quels sont les enjeux importants, les expériences locales et internationales inspirantes ?

Francine Paris : Une première étape importante pour relancer les luttes populaires, tant au municipal qu’aux autres paliers, c’est de créer des espaces et des projets pour permettre à des personnes isolées de se rassembler, de prendre la parole, d’apprendre à défendre leurs intérêts et à gagner confiance en leurs moyens. Le problème est qu’il y a très peu de comités ou de groupes qui se proposent aujourd’hui d’augmenter les capacités d’analyse des communautés sur les enjeux qui les concernent. Plus généralement, il y a un recul inquiétant des apprentissages de la démocratie dans notre société. Il y a effectivement peu de volonté d’assurer une participation citoyenne élargie chez les élites politiques, la plupart des élu-e-s préférant se fier à des « experts » plutôt qu’à la population. Les structures politiques se bureaucratisent à une vitesse qui s’accroit. Pour avancer dans la bonne direction, la démocratie doit s expérimenter au sein des initiatives populaires. Il nous faut créer et maintenir des comités capables de mener des actions collectives et de créer des liens de solidarité. C’est par ces actions solidaires que des gains importants dans le passé ont été acquis. Rien ne nous tombe jamais du ciel !

Jean-Marc Gareau : Pour assurer une relance des luttes, il faut se rappeler que celles-ci sont à l’origine de nos acquis. La plupart des gens ne savent pas que les centres de la petite enfance (CPE) ont été créés sous la pression des luttes des femmes et des garderies populaires, et que les droits sociaux dont nous bénéficions ont été arrachés aux élites par des mouvements sociaux. Il faut nous remettre à l’écoute de l’histoire des mouvements sociaux et de leur enracinement dans les quartiers pour y reconnaître à la fois les succès et les échecs. Je pense, tout comme Francine Paris, que le FRAP a évolué trop vite vers le terrain électoral, sans s’assurer d’avoir un ancrage populaire assez solide pour faire face à la riposte du pouvoir autocratique. C’est pour ça que le parti s’est effondré si rapidement à la suite de la crise d’Octobre. Si nous ne voulons pas que les conseils d’arrondissement et de ville soient des coquilles vides, sans écoute pour les revendications populaires, il faut les investir en force, ce qui suppose d’être mieux ancré dans nos milieux de vie.

Anne-Marie Livingstone : Notre rapport sur le profilage racial comportait quatre recommandations principales pour éviter que les policiers agissent en fonction de stéréotypes ethniques et raciaux :

  • Rendre accessibles les données quantitatives réparties par « catégorie raciale » pour les interpellations, les arrestations et les détentions à Montréal.
  • Créer un office de surveillance indépendant de la police dans le quartier Saint-Michel.
  • Éliminer les pratiques policières qui ciblent injustement les jeunes appartenant à des minorités racisées.
  • Transférer des ressources publiques affectées aux forces de l’ordre au profit d’interventions communautaires visant la délinquance juvénile et les inégalités raciales[12].

Il faut des mécanismes formels et institutionnels obligeant les corps policiers à adopter des pratiques non discriminatoires; il faut également développer des ressources communautaires dédiées à la défense des droits et à l’inclusion des jeunes ciblés par le profilage et les discriminations raciales.

Annie Grégoire-Gauthier : Des solutions existent et se multiplient. Selon l’urbaniste et militante Jane Jacobs, une planification urbaine sécuritaire et inclusive doit privilégier les usages mixtes et valoriser l’expérience citoyenne. Les marches exploratoires organisées par des féministes et des organismes de quartier dans les années 1990 ont eu un impact majeur sur le réaménagement de certains secteurs de Montréal. Ces marches se sont révélées un outil important et participatif de diagnostic urbain permettant de mettre en valeur l’expertise de celles qui habitent et connaissent intimement leur quartier et ses problèmes, sans avoir le privilège d’accéder aux voies traditionnelles pour s’exprimer. Nous devons intégrer les expériences citoyennes, trop souvent invisibles dans le travail de réaménagement des milieux de vie.

Sur le plan de l’urbanisme, plusieurs villes adoptent une approche intégrée du genre permettant de rendre les espaces publics plus inclusifs. À Vienne, on multiplie les projets innovants : appels d’offres réservés aux projets menés par des femmes, élargissement et sécurisation des trottoirs, réaménagement des parcs publics pour en faire des espaces à usages multiples, etc. L’initiative Womenability recense plusieurs bonnes pratiques d’intégration du genre dans la ville à travers le monde[13]. On peut également penser à la récente loi contre le harcèlement de rue adoptée en France l’année dernière qui permet de sanctionner par des amendes les comportements et les propos sexistes tels que les sifflements, les commentaires déplacés sur la tenue ou le physique ou le fait de suivre quelqu’un ayant exprimé son refus. Bien que cette loi ne vise qu’une partie des lieux où les femmes subissent du harcèlement, cette législation affirme le droit à un partage équitable et respectueux de la ville par toutes et tous.

Les partis politiques municipaux doivent s’assurer de la participation et de la mobilisation d’une relève de femmes issues de milieux diversifiés. Les élues de demain sont souvent les militantes et les femmes engagées d’aujourd’hui. Se réapproprier la ville, c’est d’abord et avant tout mobiliser les expériences et les expertises de toutes les femmes, en s’assurant que les femmes à mobilité réduite, plus âgées, racisées ou trans puissent contribuer pleinement à la réflexion et au réaménagement de nos milieux de vie. Qui plus est, leurs contributions bénéficieront à l’ensemble de la population, puisqu’un espace inclusif et sécuritaire l’est pour tout le monde. Plusieurs acteurs locaux et communautaires, tels les groupes de femmes, demeurent finalement des partenaires clés à privilégier pour leur connaissance intime des enjeux et des priorités sur le terrain. Bien qu’il reste beaucoup de travail à faire, ces différentes initiatives constituent des pas dans la bonne direction.

Andrea Levy : La gauche doit à la fois travailler dans les mouvements sociaux pour bâtir et maintenir une opposition extra-parlementaire et travailler dans l’arène parlementaire pour contribuer à créer les conditions propices à une prise du pouvoir. Le municipalisme doit créer et s’engager dans les partis politiques indépendants au niveau municipal. J’insiste sur l’idée de « partis indépendants », car le modèle dominant de la politique municipale, à part certaines municipalités comme Montréal et Vancouver, est celui du conseil constitué de conseillers individuels non partisans ou encore de conseillers et de partis politiques tributaires des grands partis fédéraux ou provinciaux. Le RCM a été un exemple de ce genre de parti indépendant. Représentant une large coalition de forces locales, le RCM constitua longtemps une formation véritablement démocratique avec des associations locales actives enracinées dans les quartiers. L’une des grandes déceptions de l’expérience du RCM fut la prise du pouvoir par le parti en 1986. Peu de temps après avoir défait Jean Drapeau et son Parti civique, l’aile gauche du RCM s’est rendu compte des dangers de l’absence de mécanismes pour que le parti puisse contrôler le caucus, qui commençait à fonctionner comme un groupe autonome, peu imputable, et même à l’encontre du programme bâti collectivement par les membres. À plusieurs égards, on reconnaît ici l’histoire de plusieurs partis de gauche dans le monde. Dans le cas du RCM, cette situation a mené à la création de nouveaux partis municipaux éphémères (Montréal écologique, premier parti vert municipal au Canada, et la Coalition démocratique). Il y a là des leçons à retenir tant pour Projet Montréal que pour Québec solidaire : il faut s’assurer de la prépondérance du parti sur les élu-e-s.

L’autre lutte essentielle est de faire pression afin d’accroître les pouvoirs de la ville et la libérer de sa dépendance aux taxes foncières et aux frais d’utilisation. C’est encore plus important dans cette époque marquée par le délestage de plusieurs responsabilités par les gouvernements fédéraux et provinciaux vers les municipalités, mais sans augmentation correspondante des ressources financières. Selon Doug Saunders, « les défis gouvernementaux les plus importants, de l’immigration jusqu’à la politique en matière de drogues en passant par le transport, la pauvreté et même les affaires autochtones, relèvent tous de la politique nationale et provinciale, mais ces défis se déroulent très largement sur la scène municipale malgré un manque total d’autorité politique municipale dans ces domaines[14] ». D’après la Constitution canadienne, les villes sont subordonnées au bon vouloir de la province. Cependant, la province peut accorder aux villes une plus grande autonomie et il faut l’exiger. S’approprier la ville ne servira pas à grande chose si la ville demeure sans capacité d’agir.

Paul Cliche : Dans son ouvrage À nous la ville !, Jonathan Durand Folco explique que le municipalisme repose avant tout sur « la participation directe des citoyen-e-s aux affaires publiques afin de favoriser l’appropriation collective des institutions, l’autogouvernement local et la souveraineté populaire[15] ».

La démocratisation et la décentralisation sont les deux principaux piliers de cette nouvelle stratégie politique. Le budget participatif, la réforme du mode de scrutin, la mise sur pied de conseils de quartier décisionnels figurent parmi les principaux moyens pouvant contribuer au renouvellement de la démocratie urbaine. Quant à la décentralisation des pouvoirs aux échelles locale et régionale, elle doit être accompagnée de ressources financières adéquates.

À Porto Alegre, au Brésil, le budget participatif a été expérimenté à partir de 1989. Ce mécanisme de cogestion des ressources municipales transfère des élus aux citoyens le pouvoir d’affecter une partie du budget municipal. Depuis, cette innovation démocratique s’est diffusée à travers le monde. Il y a aujourd’hui plus de 2000 programmes en cours. Ce sont la France et l’Espagne qui en comptent le plus.

Le premier budget participatif mis en place au Québec a été celui de l’arrondissement du Plateau Mont-Royal entre 2006 et 2008. Puis, il y en a eu d’autres, notamment à Matane, Nicolet, Baie-Saint-Paul et Rimouski. Le programme de Projet Montréal préconise pour sa part l’instauration d’un budget participatif au niveau de la ville-centre comme à celui des arrondissements. Mais l’administration Plante n’a encore rien fait à ce chapitre et il ne semble pas que ce soit dans ses priorités. Une expérience est toutefois en cours depuis quelques mois dans le quartier Mercier de l’arrondissement de Mercier-Hochelaga-Maisonneuve, où les citoyennes et les citoyens disposent d’une somme de 350 000 dollars à consacrer à la réalisation de projets définis par la communauté.

Quant à la réforme du mode de scrutin, une tentative a été effectuée dès 1978 sous le gouvernement péquiste de René Lévesque, alors que le ministre responsable du dossier, Robert Burns, a proposé que le quart des conseillers municipaux soit élu au scrutin proportionnel dans quatre grandes villes (Montréal, Québec, Laval, Longueuil). Burns s’est toutefois heurté à une fin de non-recevoir catégorique des membres du cabinet. Par la suite, l’administration du Rassemblement des citoyens de Montréal et celle du Rassemblement populaire à Québec ont adopté l’idée, mais n’ont rien fait pour la matérialiser. Puis, en 2005, Projet Montréal a inscrit cette réforme dans sa plateforme. Le parti l’a gardée pour les élections de 2009, puis l’a biffée. Il n’y est jamais revenu depuis, de sorte qu’on se retrouve devant le néant.

C’est le FRAP qui a proposé pour la première fois la mise sur pied de conseils de quartier auxquels on confierait des pouvoirs décisionnels. Le Rassemblement des citoyens de Montréal en a fait un point crucial de sa plateforme pour les élections de 1986, mais l’administration Doré a plutôt créé des conseils de quartier consultatifs. Par après, l’idée a été complètement abandonnée.

Quant à la décentralisation des pouvoirs aux niveaux local et régional, l’idée a été lancée dès 1977 par le premier ministre Lévesque, qui préconisait de rapprocher le pouvoir décisionnel et les citoyennes et citoyens. Ce grand projet de décentralisation de l’État ne s’est jamais concrétisé, malgré la création d’une foule d’instances comme les municipalités régionales de comté (MRC), les conférences régionales des élus (CRÉ) et les centres locaux de développement (CLD), dont plusieurs ont été supprimés par le gouvernement libéral ces dernières années. Finalement, jamais les régions n’ont eu aussi peu d’autonomie qu’en 2019. Il reste donc beaucoup de travail à faire. La mise sur pied, à la suite de l’élection municipale de 2017, de groupes populaires comme Gauche urbaine de Montréal et À nous les quartiers, laisse toutefois présager un réveil prochain. C’est un dossier à suivre…


[1] Coordonnatrice à la rédaction de Canadian Dimension, membre du conseil exécutif du Rassemblement des citoyens de Montréal de 1982 à 1986 et membre fondatrice de Montréal écologique.

[2] Animateur social dans Hochelaga-Maisonneuve, quartier de Montréal, de 1967 à 1971.

[3] Saul Alinsky, Être radical. Manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Bruxelles, Aden, 2012.

[4] Militante dans le comité des citoyens et citoyennes, le comptoir alimentaire et la garderie populaire de Hochelaga-Maisonneuve de 1968 à 1979.

[5] Militant politique, président du FRAP en 1970, puis conseiller du Rassemblement des citoyens de Montréal à l’Hôtel de ville de 1974 à 1978.

[6] FTQ : Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec; CEQ : Centrale de l’enseignement du Québec, devenue Centrale des syndicats du Québec (CSQ) en 2000.

[7] Chercheuse postdoctorale au Centre Weatherhead en affaires internationales et chargée de cours en sociologie à l’Université Harvard.

[8] Léonel Bernard et Christopher McAll, « La mauvaise conseillère », Revue du CREMIS, vol. 3, n° 1, 2010. Voir aussi Mathieu Charest, Mécontentement populaire et pratiques d’interpellations du SPVM depuis 2005 : doit-on garder le cap après la tempête, rapport de recherche, 2009.

[9] Mtl Sans Profilage, Le profilage racial dans les pratiques policières. Points de vue et expériences de jeunes racisés à Montréal, rapport de recherche, décembre 2018.

[10] Militante féministe et responsable du comité femmes de Projet Montréal.

[11] Centre d’éducation et d’action des femmes de Montréal, Le harcèlement et les violences sexuelles vécus par les femmes locataires dans leur logement doivent cesser! 12 mars 2018, <www.ceaf-montreal.qc.ca/public/2018/03/harcelement-et-violences-sexuelles-vecus-par-femmes-locataires-doivent-cesser.html>.

[12] Mtl Sans Profilage, op. cit., p. 90-92.

[13] Womenability, The Womenability Report, <www.womenability.org/>.

[14] Doug Saunders, « Big cities, small powers :why our municipal crisis goes beyond Doug Ford and Toronto », The Globe and Mail, 14 septembre 2018, <www.theglobeandmail.com/opinion/article-what-is-a-canadian-city-anyway-why-our-municipal-crisis-goes-beyond/>.

[15] Jonathan Durand Folco, À nous la ville ! Traité de municipalisme, Montréal, Écosociété, 2017, p. 158-159.

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