Pierre Mouterde, texte produit pour Presse-toi-à-gauche, 4 mai 2021
Au prochain Conseil National de QS du 15 et du 16 mai 2021, pendant que les uns se préoccuperont du sort du Collectif anti raciste décolonial soumis à la possibilité d’un vote de blâme, les autres voudront finaliser la plateforme électorale de QS ou encore s’assurer d’un code éthique interne au-dessus de tout soupçon. Impossible pourtant de ne pas avoir l’impression que l’on passe à côté des vrais problèmes et que l’on ne voit pas que la maison commune est en train de s’effriter de l’intérieur, sans que l’on ose s’attaquer aux difficultés de fond qui la grugent.
En fait, c’est la deuxième fois que la direction de QS se trouve en un court laps de temps, à devoir faire appel à des mesures d’ordre disciplinaire : après la dissolution du collectif sur la laïcité il y a de cela quelques mois (20-21 novembre 2020), voilà que c’est au tour du collectif anti raciste décolonial (CAD) d’être sévèrement blâmé par la direction. Et quoiqu’on pense de ces deux affaires, ce dont on peut être sûr c’est que pour un parti comme QS, il n’y a rien de bon à brandir de telles mesures. Quand on se trouve amené à le faire, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas, quelque chose qu’on n’a pas su régler sur le fond… et depuis longtemps ! Qu’est-ce qui ne marche pas à QS, pour qu’il ne reste à ce parti que l’arme des mesures disciplinaires internes pour régler les conflits d’ordre politique qui le traversent ?
Et là a priori, je ne jetterai la pierre, ni à la direction, ni au CAD ou à toute autre instance du parti. Car –au-delà du fait que QS se trouve dans une situation indéniablement difficile, exacerbée par les formidables défis de la pandémie– il faut dire qu’au fil du temps ont fini par s’installer à QS, un climat, une culture, des manières de faire dont nous sommes tous partie prenant et qui ont eu pour résultats de nous empêcher de discuter en profondeur et de débattre politiquement sur le fond, et par conséquent de pouvoir nous maintenir ré-unis autour d’une même base stratégique, ou tout au moins autour d’un même ensemble de valeurs et de questionnements politiques.[1]
Entre l’électoralisme et la pensée identitaire
Résultat ce qui nous unit à QS, ce n’est plus une culture politique commune et partagée, mais c’est d’un côté les rythmes et les exigences d’une stratégie électorale certes nécessaire, mais non suffisante, et de l’autre les multiples aspirations spécifiques au travers desquelles se reconnaissent les militants et militantes de QS : féministes, écologistes, anti-racistes, autochtones, indépendantistes, altermondialistes, sociales, LGBTQ, etc. Avec à la clef au moins 2 effets potentiellement problématiques : 1) la tendance à l’électoralisme qui tend à courcircuiter (ou repousser) toute réflexion de fond sur les projets de transformation structurelle de la société; 2) la tendance à l’approche identitaire qui tend à faire oublier que les luttes pour la reconnaissance (de genre, de ce qu’on appelle “la race”, de la nation, des minorités sexuelles, etc.) ne peuvent qu’être étroitement accompagnées, dans un parti de gauche comme QS, par la lutte pour la redistribution sociale et économique, seule garante d’une approche collective et politique s’adressant à l’ensemble de la société.
Ce qui fait que, depuis quelques temps déjà, QS se trouve enfermé dans des cultures en silos, mais sans parvenir à définir “un narratif politique commun” à toutes ces justes, mais si diversifiées revendications, sinon sur le seul mode électoraliste.
Or la lutte électorale n’est qu’une modalité de la lutte menée par un parti comme QS. Elle n’est pas la lutte elle-même, elle ne peut donc pas avoir la vertu de nous unir et par conséquent de nous servir de boussole. A fortiori quand il s’agit de débattre sur le fond avec le CAD qui d’ailleurs –avec ses manières de faire apparemment radicales mais dans les faits sectaires et absolutistes— ne facilite guère la tâche à quiconque le souhaiterait.
Une compréhension superficielle du racisme
En fait, plutôt que de n’en rester à la forme, il ne faudrait pas craindre d’aller sur le fond et de dire haut et fort que le collectif anti raciste décolonial de QS fait politiquement fausse route. Non seulement parce qu’il ne respecte comme il le devrait les règles du débat démocratique et de la culture de la bienveillance qui devrait l’accompagner, mais surtout parce qu’il a une compréhension du racisme au Québec, superficielle (parce qu’amalgamée à un « mal moral »), culturaliste (parce que pensée hors des réalités économiques) et décontextualisée (parce que déliée des enjeux de la période politique propre au Québec). Et cela, parce que, oubliant tout de la question nationale québécoise, il privilégie un mode d’intervention au sein de QS, totalement contre-productif. Victimisant, moralisant et substitutiste[2], il fragmente et divise les forces au lieu d’aider à la constitution d’un vaste mouvement anti-raciste.
Plus encore il s’est enferré –comme le montrent les 32 pages de sa longue défense– dans une méthode d’intervention au sein de QS intellectuellement terrorisante, inquisitrice et manichéenne : celle se présenter comme le seul défenseur patenté des personnes dites « racisées » qu’il se fait fort de prendre sous son aile et qu’il victimise au passage, tout en démonisant les militants ou militantes dits « blancs/ches » et en les culpabilisant de cette condition d’oppression qu’il a mise en exergue. Le tout sur la base de la seule couleur de leur peau (ou au mieux de leur origine étrangère), et loin de tout autre facteur, ne serait-ce que celui des classes sociales.
Pourquoi est-il tombé dans de tels travers ? Parce qu’il carbure à l’indignation morale, plus qu’à la réflexion politique. Et il peut le faire d’autant plus qu’il n’y a pas ou plus de culture politique commune à QS, et parce qu’il a repris à son compte –sous couvert d’une apparente radicalité– une série de nouveaux concepts et raisonnements soudainement devenus à la mode (blanchité, privilège blanc, personne racisée, pensée décoloniale, intersectionnalité, etc.)[3] sans les passer au crible de la critique (et donc les nuancer[4], les reprendre pour soi, se les ré-approprier), et sans surtout les confronter à la situation concrète que vit le Québec d’aujourd’hui, comme aux héritages mêmes de la gauche. Il est vrai qu’on peut dire à sa décharge que le parti dans son ensemble ne l’a aucunement aidé en cela, mais quand même!
Car l’anti-racisme n’est pas une cause nouvelle que la gauche viendrait de découvrir dans le sillage du mouvement Black Lives Matter. Frantz Fanon, pour ne citer que lui, a dans les années 1950 et 1960 amplement écrit sur cette question, mettant en évidence comment la question des races, quand on est de gauche, avait peu de chose à voir avec la couleur de la peau et ne prenait sens qu’étroitement associée à celle des classes sociales et de la société capitaliste[5].Et l’on pourrait aussi se référer à ce propos à Angela Davis et à son engagement au sein du Parti communisme américain. Tout ça pour dire qu’il n’y a pas qu’une manière d’être anti-raciste, et qu’il n’y a pas de monopole en la matière. On peut donc être anti-raciste sans partager les manières de penser et d’agir du CAD, d’autant plus qu’elles se sont imposées sur le mode “d’un terrorisme intellectuel” nouveau genre, jouant sur les mécanismes émotifs de la victimisation et de la culpabilisation individuelle ou existentielle.
Quant à la situation du Québec, il faut au moins avoir la décence de rappeler que le Québec — nation en mal d’affirmation collective depuis près de 2 siècles– n’est pas la France des banlieues (ou de la France-afrique), ni les USA de Mineapolis, et que si on peut y noter une montée du racisme, celui-ci est dû à une conjoncture tout à fait particulière qu’il faut savoir analyser à sa juste mesure. Dans un sens, il en va de même pour les Autochtones du Québec, s’ils sont à l’évidence –voir Joyce Echaquan– victimes de ce qu’on appelle le racisme systémique, ils doivent aussi et surtout leur sort aux politiques coloniales de l’État fédéral anglophone, un État qui n’a cessé d’être une prison pour les peuples, qu’ils soient autochtones ou d’origine européenne comme le peuple québécois.
La grande absente : la question de l’indépendance
À y regarder de près, la grande absente du débat dans cette affaire, c’est la question nationale du Québec, et au-delà la question de l’indépendance, mais d’une indépendance qui ne soit pensée, ni depuis les préjugés du multiculturalisme canadien et anglophone (faisant implicitement des Québécois un peuple raciste), ni depuis ceux de la pensée identitaire ou étroitement nationaliste de la CAQ (ne pensant qu’à un Québec provincialiste, tissé serré et replié sur lui, sans les peuples autochtones et les nouveaux arrivants).
C’est ce qu’on a oublié de travailler et mettre en relief à QS. Et c’est ce qui aurait dû nous aider à trouver la boussole politique dont nous aurions tant besoin en ces temps difficiles. On aurait pu penser que l’arrivée à QS d’Option nationale ainsi que l’élection de Sol Zanetti et Catherine Dorion comme députés aideraient à ce que le parti décide vraiment d’approfondir de manière collective cette question pour en faire son axe d’intervention stratégique premier. Et là je veux dire : non pas secondariser au profit de l’indépendance, les questions écologique, féministe, altermondialiste ou encore sociale, mais les rassembler toutes autour de la tâche stratégique de participer activement comme parti à la marche vers l’indépendance du Québec, la constituante en étant une des pierres de touche[6]. Cela nous aurait permis de garder les pieds sur terre, de penser les choses de manière concrète, et d’abord en fonction de ce qu’est la société du Québec dans laquelle il nous est donné de vivre. Cela nous aurait permis aussi de poser les questions de « la transition écologique » et du possible dépassement du capitalisme néolibéral de manière pratique et politique. Mais on a préféré en rester à une approche à courte vue, –électoraliste et fragmentée– dont on paie le prix aujourd’hui.
Souhaiter un réveil de QS
Il ne reste dès lors qu’à souhaiter que ce prochain Conseil national, soit celui d’un sursaut, ou d’un réveil de QS; et que tant du côté de la direction, que de celui du CAD, on ne privilégie, ni le jusqu’auboutisme disciplinaire, ni l’absolutisme sectaire, mais qu’à l’inverse on ose se retrousser les manches, pour ensemble s’attaquer aux véritables causes de nos difficultés actuelles.
Par exemple à l’occasion de ce CN, pourquoi –au-delà même du programme électoral de QS– ne pas lancer un débat en profondeur dans le parti sur le racisme et l’anti-racisme, mais un débat organisé et nourri par la direction et dans lequel bien sûr le CAD, mais pas seulement lui, pourrait, faire entendre sa voix (redevenue bienveillante?!) et qui devrait déboucher sur des pistes de revendications et d’action votées et assumées par le parti? Et pourquoi pas –dans la même veine et puisque la question de l’indépendance y est étroitement liée– mettre sur pied une commission ad hoc qui réfléchirait à la manière de redonner à l’indépendance la place qu’elle devrait avoir dans la stratégie politique de QS (y compris dans sa stratégie électorale à venir)?
Après tout –rappelez-vous l’état de la langue française à Montréal aujourd’hui– tout de la situation concrète ne nous en rappelle-t-il pas l’importance, et n’est-ce pas la réactivation en nos rangs de cette question (et de tout ce qu’elle implique) qui nous permettrait d’éviter de voir les murs de notre maison commune inexorablement s’effriter ?
[1] Je pense à ce titre, à notre mode de discussion et de prise de décision interne hérité des pratiques syndicales, des lourdeurs formalisantes desquelles nous n’avons pas su nous extraire et qui ne facilitent guère les débats de fond et leur approfondissement. Je pense aussi à notre incapacité –hors des médias sociaux et de tous leurs travers– à réfléchir politiquement avec notre base militante (pas de site web (ou de revue d’actualité QS) organisé par le parti, pour lire l’actualité, réfléchir sur le mode du débat aux grandes orientations du parti et aux questionnements qu’elles posent. Je pense enfin au manque de formation politique de base des membres du parti qui se retrouvent ainsi sans un corps de savoirs et de concepts commun à partir duquel il serait possible de discuter, d’échanger, d’avancer ensemble, particulièrement depuis l’arrivée au sein de QS de la génération du printemps Érable. Sans tous ces préalables résolus, le code éthique interne risque bien de n’être qu’une coquille vide, et parler de culture de la bienveillance, un vœu pieux.
[2] Le plus bel exemple que l’on pourrait prendre de ce « substitutisme », serait celui du Comité national autochtone qui justement a dû remettre les pendules à l’heure en rappelant à certains membres du CAD qu’ils ne pouvaient pas parler impunément au nom des Autochtones, ni préjuger de la façon dont ils devaient s’organiser au sein du parti.
[3] Voir à ce propos l’entrevue donnée à Presse-toi à gauche par Sibel Epi Ataogul. https://www.pressegauche.org/La-lutte-contre-le-racisme-systemique-a-QS-et-le-collectif-antiraciste. On y retrouve tous les traits dont nous avons parlé, et en particulier cette survalorisation du caractère de la couleur de peau qui loin d’aider à clarifier ce qu’il en est des mécanismes du racisme, tend à son insu à ré-introduire la notion de race (et des hiérarchies qu’elle appelle) dont pourtant tous les savoirs anthropologiques contemporains ont montré le caractère non scientifique et non rigoureux.
[4] C’est justement ce que le dernier texte de Jonathan Durand Folco tente de faire, montrant bien qu’il y a dans ces nouvelles notions, bien des tris à faire, en somme à apprendre à séparer le bon grain de l’ivraie : http://www.ekopolitica.info/2021/04/au-dela-des-wokes-partie-i-critique-de.html
[5] Frantz Fanon (1925-1961) était un psychiatre et essayiste de nationalité française, né en Martinique et se considérant algérien. Étant un des fondateur du tiers-mondisme et une figure de l’anticolonialisme de cette époque, il s’est impliqué dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et le combat internationaliste. Voir à propos du racisme sa formule célèbre : « Le problème du noir, ce n’est pas le blanc, sinon une société capitaliste, colonialiste et accidentellement blanche » (Fanon, 2009; 170) Fanon, Frantz, Piel negra, máscaras blancas [1952], Madrid, Akal, 2009. Dans son essai le plus célèbre, Les damnés de la terre, il décortique à l’aide de la philosophie, la sociologie et la psychiatrie les processus de colonisation et de décolonisation à l’oeuvre à son époque.
[6] Voir à ce propos, dans le numéro 24 des Nouveaux cahiers du socialisme (La question nationale revisitée), L’indépendance du Québec : encore à l’ordre du jour (p. 189-197).