Accueil- Débats, histoire et théoriesRecension du livre de François Moreau, Le développement international des banques canadiennes.

Recension du livre de François Moreau, Le développement international des banques canadiennes.

François Moreau est décédé le 3 septembre 1993, à l'âge de 37 ans, après une courte lutte contre le sarcome de Kaposi, l'une des pires maladies liées au sida. Actif dans le mouvement trotskyste québécois, dans la Quatrième Internationale, à partir de 1975, il a joué un rôle clé à partir de 1977 dans la rédaction et la production de différentes publications, Lutte ouvrière, Combat socialiste, Gauche socialiste et La Gauche. (NDLR) Tiré de Socialist History Project.

Enfin un livre sur l’activité extérieure des banques canadiennes. Rares sont les études qui s’intéressent à la dimension internationale de « nos banques». Certes W. Clenderning et P. Nagy ont publié des études sur l’activité internationale des banques, mais ces do­cuments ne couvrent que la période d’après 1960 et sont très descriptifs. D’autre part Tom Naylor et Jorge Niosi ont aussi exploré ce domaine dans une dimension plus large. Leurs réflexions axées sur le concept de capital financier canadien ont porté sur une période historique plus réduite, dans le cas de Naylor, ou sur les firmes multinationales canadiennes, autres que les banques, pour Niosi. François Moreau est le premier à publier un livre sur l’histoire de l’activité internationale des banques canadiennes, de l’origine à nos jours, et à confronter ce développement aux modèles théoriques existants. La tâche était ambitieuse et non sans difficultés, surtout en si peu de pages.

L’ouvrage recouvre donc une dimension théorique et une dimension descriptive. Cette deuxième partie nous apporte des informations abondantes et pertinentes qui devraient nous permettre de tester la validité des différents modèles théoriques sur l’inter­ nationalisation des banques appliqués au cas canadien. L’analyse théorique est sans doute la partie qui soulève le plus d’interrogations. La présentation, sur laquelle nous reviendrons, des différents modèles expliquant le processus d’internationalisation des banques est claire et pédagogique. Là n’est pas le problème. Ce qui m’apparaît plus difficile c’est l’utilisation de l’expérience canadienne pour valider ou non les modèles, puisque tel est le but de l’auteur.

Tous les modèles présentés ici présupposent que l’interna­tionalisation des banques doit être étudiée à partir d’entités nationales politiquement et économiquement bien définies, ayant atteint une certaine maturité dans le•.ir développement économique (sa­turation des marchés, concentration). Le Canada d’avant 1914 ne répondait certainement pas à cette prémisse, l’on ne peut donc pas légitimement utiliser le XIXe siècle canadien comme source empirique pour rejeter certains de ces modèles. L’utilisation de ces modèles ne devient pertinente que pour la période d’après 1945.

La première vague d’internationalisation des banques dites canadiennes ne reposait pas sur des phénomènes propres à l’économie canadienne: formation d’un· capital financier national ou saturation d’un secteur bancaire oligopolistique. La création des premières banques au Canada était d’abord destinée au financement du commerce international, pas celui du «Canada» mais de celui de la Grande-Bretagne.

Il y a sans doute pas de hasard, si les banques canadiennes furent créées aux lendemains de la bataille de Waterloo et au début des années 1820. Cette période, après la crise de «recon­version » qu’a connue la Grande-Bretagne, fut marquée par une forte expansion commerciale. L’indépendance des pays latino­ américains, la forte croissance des États-Unis permirent l’ouverture de nouveaux marchés d’importance. L’essor des exportations bri­ tanniques vers le nouveau monde, financées par des emprunts contractés à Londres, amena la création en Grande-Bretagne, de même qu’au Canada, de nombreuses sociétés financières. La Banque de Montréal, puis les autres banques furent des banques britanniques créées dans une colonie pour faciliter avant tout le commerce entre l’Angleterre et les États-Unis, accessoirement entre l’Angleterre et le Canada. Le système bancaire canadien en formation était un prolongement, une branche, du système britannique. Les « merchant banks» du Canada, comme celles de Londres, vont participer au financement du commerce mondial dès leur création. Ce financement n’est pas celui de banques coloniales, les banquiers canadiens étaient de fait des britanniques. Leurs liens avec des « maisons» anglaises le prouvent.

L’internationalisation des banques canadiennes, jusqu’au tournant du siècle, doit être analysée comme celle de banques anglaises et aussi comme celle de banques américaines et non comme l’internationalisation de banques du Canada, puissance économique en pleine maturité, même secondaire, comme le fait l’auteur. François Moreau souligne bien sûr la situation excep­tionnelle de ces banques établies au Canada qui ont su tirer profit à la fois de l’Empire et des États-Unis (p. 66), mais leur internationalisation ne correspondait pas à l’évolution d’un capital financier canadien. Il n’y a pas de parallèle entre le déploiement extérieur des banques et le développement économique du Canada jusqu’aux années 1920-1930 dans le sens des prémisses des modèles. La deuxième vague après 1960 sera plus conforme.

Les modèles théoriques étudiés sont regroupés en trois familles de pensée. La première lie le développement de l’activité inter­ nationale des banques à la croissance du commerce mondial. Cette thèse trop mécanique n’a aucune valeur explicative et à juste titre est jugée insatisfaisante. La deuxième famille regroupe trois théories: celle des avantages oligopolistiques, celle de la réaction oligopolistique et celle du cycle du produit. Dans les trois cas il s’agit d’appliquer au secteur bancaire l’analyse de la firme sur l’investissement à l’étranger. Une des hypothèses ici est la concentration du secteur dans le pays d’origine, il s’agit donc de modèles très contemporains. Si l’on exclut les faits du siècle dernier, la critique de François Moreau n’atteint alors son but que pour la théorie du cycle du produit. Ce qui est l’essentiel car les deux autres membres de la famille ne sont pas de véritables théories, mais plutôt des «auxi­liaires» utiles pour des théories plus globales. En oubliant le XIXe siècle, l’auteur nous montre bien la faiblesse de ces théories pour expliquer le processus d’internationalisation des banques, surtout que ces modèles sont «des extrapolations abusives du cas des États­ Unis» d’après-guerre.

La dernière famille de pensée est l’approche marxiste. Mal­heureusement l’auteur la limite aux auteurs «classiques» , parti­culièrement Hilferding et Lénine, négligeant les avancées récentes, entre autres celles de W. Andreff et O. Pastré. Pour les banques canadiennes ce modèle ce heurte aussi au problème du XIXe siècle canadien. François Moreau nous expose bien le modèle de ces auteurs classiques et souligne la nécessité de la centralisation, de la concentration et même de la cartellisation pour qu’il y ait exportation de capital industriel et bancaire (pp. 32 à 39). L’économie canadienne d’avant 1914 n’avait pas ces caractéristiques.

F. Moreau contourne la difficulté en parlant du Canada comme « impérialisme secondaire» (p. 65); vraiment c’est vouloir abso­lument sauver le modèle. D’ailleurs le modèle marxiste classique, contrairement aux autres, est peu confronté à l’expérience canadienne dans ce livre. L’auteur refuse de voir que le modèle d’Hilferding est difficilement applicable au Canada non pas uniquement par la non maturité de l’économie canadienne, mais surtout par la nature différente des banques canadiennes, essentiellement commerciales et non d’affaires comme les banques européennes analysées par Hilferding.

Certes l’analyse marxiste est l’instrument le plus puissant pour expliquer le processus d’internationalisation des banques, mais le modèle des auteurs classiques avec son concept de capital financier, fusion organique du capital industriel et du capital bancaire, recouvre une autre réalité que celle du Canada, du XIXe ou du xxe siècle. Il faut découvrir ou inventer un nouveau modèle, ce que ne fait pas F. Moreau.

Malgré certaines faiblesses théoriques ce livre demeure un jalon important dans l’élaboration d’un modèle théorique capable de tenir compte de l’expérience bancaire canadienne.

Bernard Elie, Université du Québec à Montréal

François Moreau, Le développement international des banques canadiennes, Montréal, éd. Saint- Martin, 1985, 159 p.


URI: http://id.erudit.org/iderudit/040541ar DOI: 10.7202/040541ar

Politique, n° 10, 1986, p. 137-141.

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