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Raju J. Das, Marxist Class Theory for a Skeptical World, Boston, Brill, 2017

Dans cet ouvrage imposant, Raju J. Das entend répondre au scepticisme des mondes universitaire et politique relatif aux classes sociales. Selon lui, les universitaires évitent de discuter de la question des classes, soit en l’ignorant complètement, soit en l’abordant seulement sous l’angle des catégories de revenus ou des styles de vie, soit en soutenant l’idée de dissolution des classes. L’analyse de classe n’apporterait rien à l’étude des nouveaux groupes sociaux. Les marxistes analytiques et les poststructuralistes font exception; pour eux, l’analyse de classe conserve sa pertinence. Cependant, Raju Das estime que leur analyse est insuffisante et qu’un retour aux fondamentaux s’impose. Pour lui, cela signifie réactualiser la théorie marxiste des classes en tenant compte des analyses de Lénine et de Trotski.

L’auteur présente d’abord une analyse critique de ces deux courants de pensée. Les marxistes analytiques se proposent de reconstruire l’œuvre de Marx en s’appuyant sur les principes de la philosophie analytique et en adoptant les méthodes usuelles des sciences empiriques[1]. La méthode dialectique est évidemment incompatible avec l’individualisme méthodologique et le positivisme. Ils se proposent cependant de reconstruire de façon systématique les concepts marxistes selon ces normes. Selon eux, les classes sont des groupes réels dont les intérêts objectifs sont conflictuels, mais, de leur point de vue, l’exploitation résulte de l’appropriation du surplus par une classe, car ils rejettent la théorie de la valeur-travail de Marx. Ils n’accordent pas une grande importance aux rapports de propriété puisque, selon eux, le contrôle des entreprises relève de gestionnaires qui occupent une position intermédiaire porteuse d’intérêts contradictoires. Les classes se sont complexifiées sous le capitalisme contemporain, ce qui amène ces marxistes à privilégier une approche réformiste fondée sur des alliances de classe.

Les marxistes anti-essentialistes reconnaissent l’existence des classes et l’exploitation mais leur méthodologie et leur épistémologie les conduisent à une vision où la théorisation et le langage performatif jouent un rôle prépondérant, sans toutefois réduire les relations de classe à un construit linguistique[2]. Selon eux, les relations de classe capitalistes ne sont pas plus fondamentales que les autres formes de domination fondées sur la race, le genre ou l’ethnie. Le choix de l’analyse de classe est un choix discursif qui ne vise pas principalement à représenter la réalité. Ils contestent la vision systémique de la société, qui fait de la transformation des rapports sociaux un projet de transformation globale jugée inatteignable. L’hégémonie du langage systémique empêche, selon eux, de penser des modes d’organisation différents. Contre l’idée d’une révolution, ils privilégient des approches économiques locales. Ils ont pour objectif de développer une subjectivité et un mode d’action non capitalistes qui, sans renverser le système, pourraient miner à long terme les rapports de classe capitalistes.

Selon Raju Das, ces analyses conduisent à une impasse théorique et politique. Il croit que pour sortir de cette impasse, il faut réarticuler et raffiner les idées marxistes fondamentales sur les classes. C’est cette tâche qu’il entreprend dans le reste de l’ouvrage. Cette reconstruction s’inscrit dans le cadre d’une philosophie matérialiste et dialectique qui voit dans la contradiction le moteur du changement. Toutes les sociétés de classes partagent, selon Das, des caractéristiques transhistoriques. Les relations de classes concernent la production de la richesse dans les sociétés qui produisent un surplus qui peut être accaparé par une minorité qui possède et contrôle les moyens de production et de subsistance et qui exploite les producteurs. Cependant, ces relations prennent des formes spécifiques à chaque mode de production.

Dans Le Capital, Marx analyse théoriquement les processus par lesquels le capital exploite le travail et s’approprie la plus-value dans un procès sans fin d’accumulation. Raju Das considère que l’analyse théorique de ces mécanismes se transforme, à un niveau plus concret, en une théorie des classes lorsqu’on l’aborde sous l’angle des classes sociales. La classe des propriétaires des moyens de production et celle des travailleurs forment les deux classes antagonistes de base, mais chacune d’elles se décompose en plusieurs strates sous l’effet de la lutte des classes et des changements technologiques. C’est à travers ces différences que le système se reproduit.

De son point de vue, « la relation de classe capitaliste est une relation d’échange, de propriété et de valeur (production) », relation dont les dimensions sont interreliées (p. 586). En surface, la relation de classe capitaliste se présente comme une relation impersonnelle d’échange monétaire sur le marché, mais c’est fondamentalement une relation entre les propriétaires des moyens de production et la classe des travailleurs, qui en sont séparés, et qui sont forcés de vendre leur force de travail pour survivre. Cette relation est un processus matériel qui existe indépendamment de la volonté des personnes. L’appropriation de la plus-value ne suffit pas à rendre compte de l’antagonisme de classe, c’est l’exploitation qui est au cœur du conflit fondamental entre le capital et le travail.

Selon Marx, la bourgeoisie doit constamment révolutionner les moyens de production pour survivre. Raju Das croit que si cela est tendanciellement exact, cela cadre mal avec les économies sous-développées. Pour lui, il s’agit de sociétés capitalistes et non de survivances de relations de type précapitaliste, mais elles n’ont pas dépassé le stade de la domination du capital sur le travail. La théorie des classes doit, de son point de vue, tenir compte du développement inégal à l’intérieur des relations de classe capitalistes.

La classe ouvrière est non seulement exploitée, elle est politiquement dominée et, pour l’auteur, cette domination est nécessaire à la reproduction des rapports capitalistes. une théorie des classes doit comporter une théorie de l’État, car l’État est constitutif de la relation de classe et constitue un pouvoir de classe. On ne peut compter sur l’État, comme le pensent les réformistes, pour réduire ou éliminer les relations de classe. Que l’État soit démocratique ou non, il contribue nécessairement à l’oppression de la classe ouvrière. Pour abolir les classes, il faut assurer l’hégémonie politique de la classe ouvrière. L’auteur préfère cette expression à celle de dictature du prolétariat.

La relation de classe est une relation objective qui présuppose des intérêts de classe, intérêts qui jouent un rôle indépendamment de la conscience que les travailleurs et les capitalistes peuvent en avoir. L’analyse de classe est une entreprise de démystification. Conformément à ses intérêts, la bourgeoisie fétichise le marché, valorise la recherche de la richesse abstraite, ce qui favorise l’accumulation, et voit dans le contrôle de la production la force même du capital. Le développement de la conscience de classe des ouvriers est un processus historique qui, à partir des phénomènes de surface, s’approfondit grâce à une connaissance plus exacte des mécanismes fondamentaux de l’exploitation capitaliste. Si la lutte des classes contribue au développement de la conscience de classe, les conditions qu’impose le capitalisme sont en soi, pour Raju Das, un obstacle à ce développement. Le syndicalisme fait partie de la lutte des classes, mais il ne vise pas la suppression des classes, il a pour objectif des gains économiques ou des améliorations des conditions de travail. Pour comprendre la réalité sociale comme structure de classe à dépasser, il faut accéder à une conscience de classe socialiste.

Seule une révolution pourrait abolir les rapports de classes, révolution dont la  possibilité exige une situation de crise économique et étatique, ainsi qu’une classe ouvrière disciplinée qui, sous la direction d’un parti ouvrier, vise la destruction de la bourgeoisie. À gauche, le scepticisme est important quant à la capacité de la classe ouvrière à mener ce combat. Pour l’auteur, la lutte des classes est immanente au capitalisme, car les intérêts du capital et du travail sont absolument incompatibles. Les diverses formes d’oppression doivent être combattues sur la base des luttes de classes capitalistes, car les relations de domination non capitalistes sont déterminées par les rapports capitalistes.

La plupart des marxistes contemporains sont réservés en ce qui concerne la nécessité d’un parti ouvrier indépendant de la bourgeoisie et rejettent l’idée de dictature du prolétariat. Raju Das reprend l’idée léniniste d’un parti ouvrier international qui permettrait de développer la conscience de classe du prolétariat et d’organiser l’action de la classe ouvrière vers la destruction de l’État. Il défend l’idée que seule l’hégémonie de la classe ouvrière pendant la transition peut conduire à l’abolition des classes. Selon lui, la pensée innovatrice de Lénine hante la majorité des soi-disant marxistes qui y voient une pensée « à être éternellement exorcisée » – c’est l’ombre d’Octobre (p. 632). La révolution doit être permanente, démocratique et sous la direction de la classe ouvrière. Bien sûr, l’auteur condamne le stalinisme, en particulier l’idée de socialisme dans un seul pays, mais il n’explique pas comment éviter les dérives bureaucratiques et la dictature du parti. Il est difficile, malgré la qualité et l’ampleur de l’analyse, d’effacer toute trace de scepticisme.

 

Notes

[1] Gerald Allen Cohen, Jon Elster et Robert Brenner sont les auteurs les plus connus parmi les marxistes analytiques, mais Raju Das s’intéresse ici particulièrement à la théorie des classes d’Eric O. Wright.

[2] Stephan Resnick et Richard Wolff, avec Knowledge and Class. A Marxian Critique of Political Economy, Chicago, University of Chicago Press, 1987, sont à l’origine du marxisme poststructuraliste. Raju Das analyse principalement la théorie des classes de Gibson-Graham.

 


 

 

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