Quelle école voulons-nous?

propos de Christian Baudelot et Roger Establet, L’Élitisme républicain. L’École française à l’épreuve des comparaisons internationales ; et de Charlotte Nordmann, La Fabrique de l’impuissance 2. L’École entre domination et émancipation

Par Jerôme Ceccaldi

L’école est aussi, plus souvent peut-être que l’on ne serait porté à croire, un lieu de douceur et de plaisir : lieu de rencontres heureuses et productives, entre élèves, enseignants et objets d’étude et d’apprentissage ; lieu qui permet d’accéder à d’autres normes et à d’autres manières d’agir et de penser ; lieu qui permet l’«encapacitation» individuelle et collective. Mais les moments de plaisir et d’encapacitation dont l’école est le lieu ne sont pas «codés» par les structures scolaires et sont autant d’expériences locales qui, faute d’«enregistrement», ne constituent pas l’école comme institution. Dans un contexte où émerge ce que l’on a appelé le «capitalisme cognitif», c’est à la critique de l’école comme institution, vouée essentiellement, non pas par nécessité mais de fait, à la production et à la reproduction de la domination et des hiérarchies sociales, que s’intéresse le présent article – à travers notamment l’examen des termes de la critique de «l’élitisme républicain» proposée par Christian Baudelot et Roger Establet –, avec pour préoccupation de soutenir tous ceux qui au sein de l’école travaillent à favoriser l’émancipation individuelle et collective, et à faire école de ces expériences locales.

S’agissant de l’école, il y a, au commencement, cette évidence radicale, trop radicalement sensible pour percer la couche logique des discours établis: personne n’aime l’école, mis à part ceux qui ne la subissent pas. D’un amour véritable, s’entend, cette «joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure», dirait Spinoza, ce passage à une puissance supérieure. Polémiqueurs de tout bord, républicains, pédagogues, gouvernements, syndicats, enseignants, tous les adultes sérieux veulent, par amour, la réformer à leur manière, la restaurer, la moderniser, y investir, mais tous négligent une réalité brute, honteuse, inavouable: le refus de l’école, chez les premiers concernés, les scolarisés eux-mêmes. Quand elle ne brûle pas, comme pendant les émeutes de l’hiver 2005, l’école fuit de toutes parts, au sens deleuzien du terme, au sens où une machine sociale peut fuir, quand elle opprime les machines désirantes qu’elle enserre. Les bons élèves n’aiment pas l’école, ils aiment les bonnes notes, nuance de taille, ces gratifications symboliques où se cristallisent, ensemble, passion narcissique, recherche des honneurs, goût de la compétition, qui garantissent les meilleures positions sociales et calment l’angoisse liée à l’exigence abstraite de «réussite». Et il suffit d’avoir vu une seule fois la mine réjouie d’un élève, bon ou mauvais, à l’annonce d’un cours supprimé, d’un enseignant malade ou d’une grève de profs pour être convaincu de l’existence d’un malaise. À l’absentéisme, l’indiscipline, la mauvaise volonté s’ajoutent les grèves chroniques, épreuves du feu politique, qui permettent aussi de faire «péter» les cours. Non, nous ne sommes pas dans une usine, aux plus belles heures de la taylorisation abrutissante et des stratégies de résistance ouvrière, nous sommes à l’école. Imperméabilité totale: «I would prefer not to.» En dehors des incendies cathartiques et des débrayages libératoires, nos élèves se comportent souvent comme le héros de Melville, modeste employé de bureau qui oppose à tous les ordres qu’il reçoit un refus poli mais obstiné. Mais tout ça n’existe pas, et il faut continuer à améliorer une machine à produire de la tristesse et des fausses joies.

De même, dans le champ de la théorie, tout le monde veut changer l’école, propose son diagnostic et son remède, mais le niveau critique des discours s’est globalement effondré depuis les années 1960-1970, et rares sont les analyses qui atteignent la radicalité dont aurait besoin une politique d’émancipation pour notre temps. Radicalité signifiant ici non pas posture révolutionnaire de surenchère, mais repérage des points aveugles, des habitus mentaux, des impensés, qui ont pour effet de naturaliser une institution qui n’a rien de naturel.

Il y a deux raisons, à nos yeux, de reprendre à nouveaux frais la tâche d’une critique radicale de l’école, initiée historiquement par le marxisme et l’anarchisme, contemporains tous deux de la subsomption totale de la société sous le gouvernement scolaire. En premier lieu, aborder la politique en termes d’émancipation, et non de gestion du réel, c’est nécessairement réfléchir à l’institution par laquelle se fait, sur de longues années, une bonne part de la socialisation et de l’imprégnation culturelle. Il est curieux de constater que le désir de révolution de certains s’arrête souvent aux portes de l’école, et reste incapable d’agencer d’autres énoncés que la demande de moyens financiers supplémentaires. Quand la totalité d’une société, en effet, transite par le long tunnel de la scolarisation obligatoire, c’est bien la société elle-même que l’école produit. Il est urgent, ensuite, de réinvestir le lieu commun de l’articulation entre école et économie. À l’heure où le vieux capitalisme industriel est travaillé par de nouveaux modes de valorisation, par l’émergence d’un nouveau système d’accumulation fondé de plus en plus sur l’exploitation des capacités cognitives des travailleurs (intelligence, invention, attention, affects), où l’on parle d’économie de la connaissance, de capitalisme cognitif, l’école devient un espace stratégique pour l’initiative capitaliste, un lieu où se joue, encore et toujours, mais dans des termes différents, l’avenir même du projet d’accumulation.

Sur ces deux points, les livres qui sont l’objet de ce compte rendu nous renseignent diversement. L’ouvrage de Charlotte Nordmann est précieux par sa manière de renouveler et relancer une approche radicale. Celui de Christian Baudelot et RogerEstablet excite la curiosité, mais, rapidement, déçoit et laisse perplexe.

De saint Marx à saint PISA

L’Élitisme républicain, l’école française à l’épreuve des comparaisons internationales, est le dernier ouvrage en date de Christian Baudelot et Roger Establet, deux sociologues dont l’intérêt pour l’école, depuis presque quarante ans, ne s’est jamais démenti. C’est en 1971 que paraît, en effet, leur premier ouvrage, L’École capitaliste en France. Mais entre1971 et2009, le contraste est saisissant. En 1971, nos deux auteurs critiquent une école trop adaptée aux besoins de l’économie capitaliste, un insupportable «appareil idéologique d’État», qui assure la reproduction des rapports de production, en inculquant l’idéologie bourgeoise, et en se structurant autour de deux réseaux de scolarisation étanches (secondaire-supérieur pour la bourgeoisie et ses alliés, primaire-professionnel, pour le prolétariat); en 2009, ils déplorent, à l’inverse, son insuffisante adaptation à la nouvelle économie de la connaissance, et appellent clairement, dès l’introduction, à «mettre fin à un formidable gâchis de capital humain». La thèse est la suivante: les évaluations PISA1, mises en place à l’échelle internationale depuis2000, mettent en évidence l’archaïsme d’un système français qui produit une masse importante d’élèves en échec, et une élite bien trop faible numériquement par rapport aux besoins en cerveaux de la nouvelle économie. Massifier l’élite et élever le niveau de la masse, comme y parviennent si bien la Finlande ou la Corée du Sud, tel est l’objectif d’une possible réforme, qui parviendrait à concilier justice sociale et efficacité économique.

Ce n’est pas tellement au regard de leur marxisme originel, élaboré en son temps dans l’officine althussérienne, et dont il ne reste strictement rien aujourd’hui, que le livre déçoit. Ce marxisme-là, il n’est pas nécessaire d’en être nostalgique. Relevant d’une posture surplombante, caractéristique de l’intellectuel universel critiqué par Foucault, il assénait un discours de vérité totalement étranger aux subjectivités réelles des scolarisés, voire aux processus de subjectivation qui traversaient les luttes des années1970. À la même époque, le texte du collectif «L’École en lutte», issu du mouvement de l’Autonomie, procède d’une tout autre démarche, en proposant son analyse des luttes de1973: «Aux idéologues des deux réseaux qui voient l’école former des bourgeois dans la filière secondaire-supérieur, et des prolétaires dans la filière primaire-professionnel, la force de travail en formation oppose l’unité de sa haine à l’école.[…] L’école a autre chose à faire que de véhiculer l’idéologie dominante. D’autres lieux d’émission l’ont déchargée de cette fonction […]. Elle a un rôle tout à fait matériel: elle fabrique la force de travail, et ce n’est pas aux valeurs qu’elle forge son adhésion, mais au travail tout simplement. Elle habitue les gens à travailler et si possible sur n’importe quoi (c’est le bonheur de la pluridisciplinarité) pour les rendre adaptables à n’importe quel événement productif. […] Le refus, dès l’école, de la productivité du travail a un contenu beaucoup plus prolétaire que la culpabilité pathétique de ceux que tourmente encore le mythe de l’étudiant chien de garde, futur suppôt de la bourgeoisie.»

Ce qui est troublant, c’est plutôt la congruence parfaite de la thèse du livre avec cet appel répété à la modernisation et à la performance qui sous-tend l’ensemble des réformes actuelles, de la maternelle à l’université. Dans les deux cas, c’est bien au nom de l’économie de la connaissance, et de ses besoins, que l’on martèle la nécessité de réformer: «les transformations de l’économie exigent des élites plus nombreuses et des qualifications toujours plus élevées pour l’ensemble de la population» (p.14), «système insuffisamment efficace pour former les hommes et les femmes qualifiés dont l’économie moderne a plus que jamais besoin» (p.39), «la nécessité d’un tronc commun assurant à tous une formation minimale est une nécessité économique» (p.113). Xavier Darcos ne disait pas autre chose pour défendre sa réformedu lycée: gouvernance et performance «sont au coeur de la stratégie de Lisbonne en 2000 pour édifier cette Europe de la connaissance dont nous avons tant besoin dans le contexte actuel2».

Baudelot et Establet ont donc tranché: la vie humaine, le développement humain doivent être au service de l’économie, de la production. Pour reprendre les termes de Gorz 3, la société qu’ils désirent est une société de travail, et non une société de culture, au sens de Bildung, où la production, à l’inverse, serait au service du développement humain, de cette autre richesse qu’est «la mise en évidence absolue des dispositions créatrices de l’homme» (Marx): capacité de jouissance, aptitude au loisir, à l’art, aux activités non instrumentales. D’un marxisme affiché, Baudelot et Establet sont passés à un productivisme qui s’ignore. Rien de nouveau sous le soleil: il y a fort à parier que l’école de leur rêve, où les petits Français pourront rivaliser avec les Finlandais en matière de tests PISA, ne sera guère autre chose que ce qu’elle a toujours été, une machine à dresser l’animal humain pour qu’il soit parfaitement intégré dans une société de travail. Très révélatrice, de ce point de vue, est la récurrence, sous leur plume, de la formule «capital humain». Conformément aux théories développées par Gary Becker 4, et plus généralement par le néolibéralisme allemand et américain d’après-guerre, l’humain n’est plus qu’un capital à valoriser; l’école, en général, doit être ce moment inaugural où l’individu est invité à s’auto-constituer comme capital, qu’il sera amené, selon l’idéologie de l’auto-entreprenariat, à enrichir et valoriser tout au long de son existence. Et l’école française doit être réformée, non pour former des esprits libres et autonomes, mais pour mettre fin à un «formidable gâchis de capital humain» (p.14).

Le néocapitalisme et la «valeur éducation»

C’est pourtant l’élitisme réel de l’école française qui est critiqué, et on pourrait croire à cette fable des noces entre efficacité économique et justice sociale: nous voulons tous que les scores PISA soient meilleurs, que l’échec soit moins important, et il se trouve que c’est bon pour l’économie, alors pourquoi avoir des scrupules, si ce n’est par réflexe anticapitaliste borné? L’examen de cette thèse prend une autre dimension si on la confronte à la théorie du capitalisme cognitif. Ce que nos gouvernements appellent «économie de la connaissance» est le nom d’une transformation globale du capitalisme comme système d’accumulation. Un système d’accumulation qui repose sur l’exploitation du travail intellectuel et immatériel, où l’essentiel de la valeur des marchandises provient des idées et des connaissances. Dans ce nouveau contexte, l’archaïsme de l’école française est celui d’une institution bloquée sur les besoins d’une phase tendanciellement révolue de l’histoire du capitalisme. «Elle demeure au XXIe siècle otage des idées qui l’ont vu naître à la fin du XXIe siècle: distinguer une petite élite sans se soucier d’élever significativement le niveau des autres» (p.10).

Le capitalisme industriel, en effet, forme ses profits à partir, d’une part, de l’exploitation de la force de travail et, d’autre part, de la valorisation de grandes quantités de capital fixe machinique. Une élite cognitive réduite lui suffit. Le capitalisme cognitif, lui, a surtout besoin d’inventivité, de nouvelles connaissances, de nouvelles idées, c’est-à-dire de réalités qui sont toujours le résultat de multiples interactions, de multiples coopérations, des réalités transindividuelles et transgénérationnelles. On peut donc penser que les profits se formeront d’autant mieux que plus grand sera le nombre de cerveaux humains susceptibles de coopérer pour produire des connaissances, dans l’entreprise ou à l’extérieur de l’entreprise. Ainsi, lutter contre l’échec scolaire, «élever significativement» le niveau de la masse est, effectivement, une nécessité pour augmenter la quantité d’interactions et de coopération entre cerveaux, en vue, ultimement, d’augmenter la quantité globale d’idées en circulation dans la société.

Il semblerait donc que ce nouveau système d’accumulation soit réellement progressiste et éclairé, et converge avec le projet humaniste d’une école comme lieu, non de dressage et de tri social, mais d’éducation de tous. L’histoire de l’humanité serait telle que le capitalisme, abrutissant et décervelant dans sa phase industrielle, parviendrait à l’étape vivable et humaine de son développement, en ayant besoin d’une école digne de ce nom, qui éduque vraiment. Par-delà le discours, désormais bien rôdé, sur «l’économie de la connaissance», telle est probablement la nouvelle doxa en gestation. Et ce d’autant plus que les tests PISA, Baudelot et Establet insistent sur ce point, évaluent des compétences désirables dans le cadre d’une école émancipatrice: autonomie, intelligence, initiative. Y aurait-il, dès lors, convergence entre la «valeur éducation», le libre développement des capacités cérébrales considéré comme un bien en soi, et les besoins du capitalisme cognitif? Risquons une hypothèse: oui, le capitalisme cognitif a tout intérêt à une école de l’intelligence et de l’autonomie, où les élèves auront de bons scores aux tests PISA; et il est même fort possible, dans un avenir proche, qu’on aille s’inspirer des pédagogies alternatives de type Freinet, qu’on remette en cause des normes et des pratiques qui paraissaient jusqu’à présent naturelles 5: imposition des contenus d’enseignements, notation, organisation du cursus par tranches d’âge. Mais la survie du capitalisme cognitif dépendra de sa capacité à brider, d’une manière ou d’une autre, cette autonomie. C’est une des contradictions, parmi d’autres, d’un système qui a besoin de quelque chose qui pourrait le détruire, cette force-invention dont l’autonomie pourrait aller jusqu’à contester la domination même des valeurs productivistes. Une école pleinement émancipatrice est une école où l’intelligence ne se réduit pas à une forme de rationalité instrumentale, la plus inventive soit-elle, mais est capable d’évaluer les valeurs, de se poser la question nietzschéenne de la valeur des valeurs. Transmettre, que ce soit la vie ou le savoir, c’est laisser être. Une transmission réelle ne contrôle pas, par définition, ce que devient le savoir, ou la compétence, une fois transmis. Ce qui est transmis «échappe», c’est toute la différence avec la communication.

Baudelot et Establet proposent ainsi de «supprimer tout ce qui fait obstacle à la constitution d’un véritable tronc commun: les redoublements, les constitutions de filières clandestines, les groupes de niveau – et développer les aides personnalisées», puisqu’«élever le niveau de la masse est une condition de l’élévation générale du niveau», et, bien sûr, ils rappellent qu’«aucune amélioration ne pourra être durablement apportée tant que les ministres auront pour seule boussole une logique comptable de diminution des dépenses publiques» (p.117-118). Dans leur angle mort, donc, reste tout ce qui fait que l’école discipline les corps, formate les esprits, produit des conduites normalisées, des individus soumis, utiles et productifs. Rien n’est dit sur le modèle pédagogique dominant, qui privilégie l’atomisation des élèves, le face-à-face avec l’enseignant, et un rapport très peu autonome aux savoirs. Rien sur l’évaluation, les notes, qui permettent l’existence d’un système concurrentiel dans lequel chacun est amené à optimiser son capital-notes, à entrer dans le moule du petit entrepreneur de soi. Autant de manières d’envisager le bridage de l’autonomie. Sans parler d’une société qui, en ayant laissé se développer chômage et précarité, et en maintenant coûte que coûte des inégalités très fortes dans l’accès à la monnaie, persuade les scolarisés, par la terreur, de rentrer dans la compétition scolaire, et réduit l’école à n’être qu’une course d’obstacles pour accéder aux meilleures positions sociales. Une école émancipatrice aurait probablement de bons scores aux tests PISA, mais la réussite à ces tests ne saurait suffire à définir un véritable projet politique.

Hiérarchisation, normalisation, impuissance

Loin des quantités de la statistique publique, comme des termes convenus des polémiques, Charlotte Nordmann se laisse atteindre par un certain nombre d’évidences, contre lesquelles tout enseignant a normalement tôt fait de s’immuniser, s’il veut simplement survivre dans l’institution: «Sans même parler d’échec scolaire, pourquoi, au terme d’une scolarité «normale», la plupart des élèves éprouvent-ils des difficultés presque insurmontables à parler en public et parviennent-ils à peine à construire un discours clair, argumenté et développé, notamment à l’écrit?»(p.16). «Le sort si peu enviable des productions écrites des élèves – jamais retravaillées, à peine relues, parfois déchirées rageusement – devient moins étonnant, dès lors qu’il est reconnu que l’école tend par principe à leur contester toute autre finalité que d’indiquer à chacun sa valeur»(p.107).

La Fabrique de l’impuissance s’inscrit à l’intersection de deux traditions critiques: 1)la critique de la fonction hiérarchisante de l’école, par laquelle se reproduisent et se légitiment les hiérarchies sociales (Bourdieu), 2)la critique de sa capacité à extraire des conduites normalisées (Foucault). Mais l’ouvrage frappe surtout par les vérités de sentiment, les situations décrites et vécues, la volonté de restituer et de se réapproprier intellectuellement une expérience sensible, qui résonne immanquablement avec celle du lecteur.

La fonction hiérarchisante, tout d’abord, est affirmée comme ce qui d’emblée contrarie l’école comme espace de démocratisation des savoirs. Si l’école est un appareil idéologique, c’est «l’idéologie des dons» qu’elle promeut: «Les hiérarchies produites par l’école seraient du moins fondées; elles seraient la manifestation de l’ascension légitime des «meilleurs», c’est-à-dire des plus «méritants» et des plus «capables».» L’école n’est donc pas un lieu de transmission réelle, de construction collective des savoirs, mais un moyen pour chaque individu de faire éclater au grand jour sa prétendue vraie valeur naturelle, qui, bizarrement, comme l’a montré Bourdieu, est fortement corrélée à son origine sociale. Quoi de plus antidémocratique, dès lors, que de postuler une hiérarchie naturelle des intelligences, que l’école permettrait de mettre au jour et de récompenser? Il ne reste plus qu’à réserver le pouvoir aux plus intelligents, ainsi désignés, et à laisser aux éliminés tout le loisir de les admirer.

En revanche, ce que l’école parvient à démocratiser, c’est l’impuissance. C’est à partir de ce concept d’impuissance que Charlotte Nordmann réinterroge, par-delà Bourdieu, l’école comme facteur de normalisation. L’impuissance est la norme: «La paralysie induite par l’école n’est pas le seul fait des «mauvais élèves»; elle est la règle, pas l’exception.» Cette impuissance désigne des élèves «dépossédés de tout rapport autonome aux savoirs et à la pratique de l’écriture ou de la parole». L’essentiel de l’ouvrage consiste à montrer comment l’école est responsable de cette impuissance, par son organisation, les pratiques qu’elle promeut, les agencements humains qu’elle favorise. Elle ne sera jamais à la hauteur de la «valeur éducation», qu’elle prétend pourtant incarner, tant qu’elle n’aura pas ce minimum de recul, par lequel une institution peut prendre conscience d’elle-même et de son mode de fonctionnement. Pareille approche de l’institution scolaire, à partir des effets qu’elle produit, est le point aveugle non seulement de toutes les polémiques sans cesse ressassées publiquement, mais aussi de la théorie critique de Bourdieu. «Les élèves du lycée HenriIV sont, pour l’essentiel, richement dotés en capital culturel, et pourtant combien sont dévorés par les doutes, l’angoisse et même la honte? […] Or, pour comprendre ces phénomènes assez frappants, il faut se demander en quoi l’école produit quelque chose, il faut s’interroger sur les effets que peut produire la scolarisation. Là, les catégories élaborées par Bourdieu sont de peu d’utilité» (p.42). Ce qui est attaqué, c’est l’idée, très commune, selon laquelle les élèves ne seraient que le produit des influences conjuguées de la famille, des médias, de l’air du temps, tandis que l’école ne ferait que les recevoir, pur réceptacle n’ayant aucune incidence sur eux. L’idée, à l’inverse, que la scolarisation produit nécessairement des effets, et qu’elle est peut-être la cause de certains comportements qu’on a tôt fait d’attribuer à une essence du «jeune», aux jeux vidéos ou à la permissivité parentale, est l’idée fondamentale des pédagogies alternatives de type Freinet. Il s’agit d’affirmer que l’école est un «milieu» comme un autre, potentiellement producteur d’effets. Ainsi, Aïda Vasquez, à propos des déficiences qu’elle est censée, en tant que psychiatre, prendre en charge chez les enfants: «l’influence du milieu socio-économique était trop nette pour être niée, celle de l’école était-elle négligeable? Comment, par quelles voies, le milieu peut-il agir sur les individus? À quel niveau l’instituteur, le psychologue, le législateur peuvent-ils intervenir avant le psychiatre? Ma demande se précisait: il me fallait voir des écoles, des classes, et même des classes bien ordinaires, avant de rééduquer des dyslexies6.»

La Fabrique de l’impuissance analyse le rapport très paradoxal de l’institution à l’autonomie: en même temps qu’elle la déclare valeur et objectif suprême, elle fait tout pour la rendre impossible, la désamorce en permanence et favorise, à l’inverse, dépendance et infantilisation. C’est la manière qu’a l’institution de se rapporter à ses «usagers» qui est mise en cause; c’est parce qu’on postule que les élèves sont incapables d’autonomie que rien n’est expérimenté dans ce sens, et c’est parce que tout est organisé en fonction de ce postulat que cette absence d’autonomie devient irréversible. C’est là encore le symptôme d’une institution profondément antidémocratique, qui ne parvient pas à instaurer des dispositifs et des pratiques à la hauteur des objectifs qu’elle proclame, et qui finit par produire ce qu’elle présuppose. C’est très exactement le problème que pointe Spinoza quand il réfléchit aux conditions institutionnelles de production de la multitude comme foule, plèbe qui soutient les tyrans et massacre les sages, masse dangereuse et ignorante, incapable d’exercer le pouvoir: «il n’est pas surprenant non plus que la plèbe ignore la vérité et qu’elle n’ait pas de jugement, puisque les affaires importantes de l’État sont tenues secrètes […]. Vouloir tout cacher aux citoyens, puis escompter qu’ils ne portent point de jugements erronés et ne soupçonnent point le pire, c’est faire preuve d’une inconséquence extrême7!»

Tout est fait pour empêcher l’autonomie: dépendance des élèves au maître, maladie obsessionnelle de l’évaluation, omniprésence de la contrainte. C’est d’abord un modèle d’enseignement qui est à revoir, où l’élève n’a aucune marge de manoeuvre et doit trouver dans la leçon, présentée comme discours autosuffisant, tout ce qui est nécessaire pour son apprentissage. L’apprentissage, au lieu d’être un processus fondé sur la coopération, la recherche libre, l’expérimentation personnelle, se réduit à une manière d’imprégnation, qui institue la dépendance des élèves à leur maître.

Autre dispositif qui joue un rôle central dans le désamorçage de l’autonomie: l’omniprésence de l’évaluation, l’association systématique de toute activité à une évaluation. C’est un verrou très fort au déploiement d’une autonomie réelle, tant la notation occupe une place centrale et évidente dans la culture scolaire, tant sont associées naturellement, et sans aucun recul critique, éducation et notation. Sur cette question, on ne saurait être trop direct: il faut en finir avec les notes, il faut évaluer autrement. D’abord parce que les notes ont pour effet de naturaliser des inégalités d’aptitude qui sont socialement construites, elles sont indispensables au classement, à l’orientation dans des filières d’inégale valeur et, in fine, au tri social. Ensuite parce qu’elles ont une valeur pédagogique très faible et ont tendance à vider de son sens toute activité. Freinet insistait sur la nécessité que le travail soit «motivé»: quand on écrit, c’est pour être lu (pratique du journal scolaire, de la correspondance avec des élèves de régions éloignées), donc on est motivé pour rendre intelligible son discours, le reprendre, le clarifier. À l’école, on écrit surtout pour être noté, personne ne vous lira vraiment, ni un autre élève, bien trop intéressé par sa propre note, ni le professeur, qui aura tôt fait d’oublier une «copie» parmi des milliers d’autres. Les bonnes copies comme les mauvaises finissent toutes, tôt ou tard, à la poubelle, une fois la note obtenue; on ne crée véritablement rien qui mériterait qu’on y revienne pour l’améliorer, on s’exerce pour avoir une note. La note est une manière d’appauvrir la motivation, un salaire symbolique qui destitue l’activité comme fin en soi. «Tant que les travaux accomplis à l’école n’auront pour visée principale que d’évaluer les élèves, alors le travail par lequel chacun cherche à éclaircir et à développer sa propre pensée, éventuellement avec d’autres, n’aura que peu de sens» (p.79). Par ailleurs, être noté c’est être jugé, dans une association systématique entre note et personne. Ce qui ne va jamais sans angoisse: on a presque toujours du mal à écrire, même quand on est bon élève; on écrit souvent peu, le plus vite possible, «sans se retourner», sans chercher à prendre conscience de ce qu’on fait.

La place de la contrainte, enfin, est écrasante. Contrainte à tous les étages, contrôle systématique des absences, micropénalité proliférante, chantage au chômage et à la réussite sociale. Bien peu d’espace est laissé au désir et à l’initiative, et la proposition, parfois avancée, de rémunérer les élèves pour récompenser leur assiduité n’est qu’un aboutissement logique, qui signe le renoncement définitif à l’idée qu’un élève pourrait s’intéresser à quoi que ce soit qu’on lui enseigne. Il est alors nécessaire de réaffirmer que ce qui est fait sous la contrainte et la menace n’a aucune valeur, et qu’il n’y a que le désir qui puisse être le moteur d’une réelle progression.

Dans la Fabrique de l’impuissance, il n’y a pas la moindre considération sur «l’économie de la connaissance» et ses besoins. C’est que l’autonomie intellectuelle y est affirmée comme un bien en soi, le projet de donner à tout être humain les moyens de penser et d’agir véritablement, un projet éthique qui se soutient de lui-même. Non pas adapter l’école à l’état présent de la société et de ses valeurs, mais donner aux individus les moyens de prendre du recul par rapport à l’ordre social, et d’examiner la valeur des valeurs. Les alternatives existent, même s’il reste sûrement encore beaucoup à inventer et à expérimenter. Il y en eut même qui furent contemporaines des commencements historiques du système8. Mais, pour les acteurs du système, l’école fonctionne comme le fait social tel que le décrit Bakounine: «un immense fait positif et primitif, antérieur à toute conscience, à toute idée, à toute appréciation intellectuelle et morale9». Nous vivons, en effet, à l’heure d’un refoulement massif, refoulement des données les plus élémentaires de la sociologie de l’éducation, qui réduisent à néant l’idéologie des dons, mais aussi refoulement des alternatives pédagogiques mises en place ici ou là, depuis des dizaines d’années. La Fabrique de l’impuissance nous ramène à des questions essentielles qu’il est nécessaire de réintroduire dans le débat public aussi bien que dans nos subjectivités: À quoi sert l’école? Quels effets produit-elle? Quelle école voulons-nous?

Rendre les enfants à leur puissance d’agir, d’écrire, de penser, de parler, fabriquer de la puissance, tel est le mot d’ordre d’une autre école, d’une école qui mettrait fin à ce formidable gâchis des «dispositions créatrices» des êtres humains.

Jérôme Ceccaldi

Jérôme Ceccaldi enseigne la philosophie au lycée.

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