De 1973 à 1975, vingt-quatre mois de négociations allaient se solder par la promulgation d’un règlement juridique traduit de l’anglais sous le titre de Convention de la Baie-James et du Nord québécois (James Bay and Northern Quebec Agreement).
Dès qu’on se saisit de ce document, non pas sur le seul plan d’un texte de loi visant à définir et à promulguer les droits et prérogatives des Premières Nations mais comme miroir réfléchissant l’esprit des « Blancs » et l’expression de leur vision à la fois d’eux-mêmes et de l’univers autochtone, il en ressort une tout autre dimension. La Convention devient alors l’un des textes les plus révélateurs qui permettent d’appréhender les fondements et la nature de ce pays.
Les cosignataires sont au nombre de sept : tout d’abord l’État fédératif ; puis le Québec par l’entremise de trois sociétés parapubliques sous l’égide d’Hydro-Québec ; enfin, les Nations autochtones, les Cris et les Inuits auxquels s’ajouteront par la suite les Naskapis.
Tout en reconduisant l’esprit, la facture et les clauses des traités imposés de 1871 à 1921 à la suite de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, la Convention est conçue comme une toile de fond et constitue le modèle juridique à appliquer à tous les règlements en cours de négociation ou à venir dans le reste du territoire de l’Amérique du Nord britannique, du Labrador jusqu’au Yukon.
Le « modèle »
Dans la stricte lignée du corpus législatif et de la vision d’Ottawa, la Convention de la Baie-James et du Nord québécois – ci-après appelée La Convention – dite également « Entente de la Baie James » ou « Premier Traité moderne entre la Reine du Canada et les Peuples Premiers »[2] – fut établie au début des années 1970 comme précédent à tout autre Land Claims Agreement susceptible de survenir. Ainsi, la conception sociale et la nature morale de La Convention qui président à la définition de l’Être autochtone sont le fait exclusif du gouvernement d’Ottawa – auquel l’Angleterre a dévolu le rôle et la fonction de curateur tutélaire des Autochtones, pupilles de l’État sous l’égide de la Couronne et de la Loi sur les Sauvages (sic) de 1876. Dans l’esprit britannique, séparatiste et producteur de réserves, ne peuvent exister que la réserve et le hors-réserve, sans franges géographiques intermédiaires. Qu’on y supplée par Half-Breed ou toute autre désignation, le terme métis n’existe pas en anglais et l’idée de réserve s’applique sans distinction aux enclos destinés aux plantes, aux animaux et aux êtres dits sauvages ou ensauvagés.
La Convention procède donc d’un tel modèle et s’inscrit dans la série des onze Traités dits numérotés qui furent imposés aux Autochtones de 1870 à 1921, à la suite de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (1867) et de l’expansion territoriale dévolue par Londres au « Dominion of Canada ». Ce sont des traités imposés, puisque rédigés à l’avance et déjà imprimés lorsque les fonctionnaires négociateurs s’amènent sur le terrain pour « négocier » non pas un traité, mais son application et l’attribution des terres.
L’alternative proposée est simple : « Ou vous cédez vos terres avec traité, ou vous cédez vos terres sans traité, fait savoir le commissaire Conroy, mais quoi qu’il en soit, vous les cédez à votre Reine charitable qui connaît mieux que vous vos besoins ». Alors, pourquoi le processus des Traités cesse-t-il en 1921 ? Là encore, la réponse est toute simple. Pour Londres et Ottawa, la question autochtone allait se résoudre d’elle-même [shall solve itself out] par l’assimilation inéluctable au monde des Blancs et la disparition progressive des intéressés[3] sur l’ensemble des territoires ayant échappé aux traités. Il apparaît dès lors inutile qu’Ottawa poursuive sa marche géographique en s’obligeant à verser des fonds et à négocier des terres qu’il jugeait siennes par Dessein divin prioritaire et Couronne royale péremptoire, sans que nulle opposition ne se manifeste.
Cependant, voilà que survient un demi-siècle plus tard le Projet de la Baie-James au nord d’une Province of Quebec où l’occupation par le Dominion s’était, selon toutes apparences, déroulée sans entraves pourvu qu’on n’en fasse pas l’historique. Au même moment, se dessinait le plus important projet de construction d’un pipeline de la Nord-Amérique, celui du fleuve Dèh Tcho (La Grande rivière devenue le Mackenzie des Blancs) au nord du Nord-Ouest. Ce projet d’oléoduc a « soudain » rencontré une forte opposition chez les Premières Nations et les Métis, d’ascendance francophone en bonne partie[4]. Ces derniers exigeaient l’établissement de leur propre gouvernement, tout comme il y avait un Parti québécois en passe de prendre le pouvoir, là-bas, du côté de la grande rivière des origines. Pour Ottawa et le Secrétariat d’État s’imposaient derechef la double prise en main et la gestion conjointe aussi bien des Dénés que des Québécois, afin de liquider les uns par les autres – et les autres par les uns – en suscitant animosité et acrimonie réciproques, tactique qui a fort bien réussi et dont résultera des années plus tard la crise d’Oka.
Le projet d’un gouvernement dènè unifié et autonome, le Dènendeh, tombera avec le temps sous les manœuvres de la politique fédérale qui produit, en sous-main, des conventions séparées pour chaque ensemble communautaire du Nord-Ouest. Tout comme le projet d’un Québec souverain battra de l’aile jusqu’à aujourd’hui faute d’avoir, au grand plaisir de ses opposants, fait la paix avec ses propres ancêtres autochtones ou créoles et ménagé ses alliances en conséquence, aussi bien avec sa propre identité qu’avec son passé sauvage-créole.
Ainsi, différents règlements sont paraphés, dont le Tlicho Agreement qui rassemble les Dènès Plats-Côtés en 2003, quatre ans après la division des Territoires du Nord-Ouest et l’établissement du Nunavut (1999). Ces règlements et divisions rendront à jamais caduc le rêve d’un Québec qui se serait associé aux nations nordiques, rêve que ses élites politiques et culturelles ont toujours refusé d’envisager. Cette situation est plutôt tragique, puisque tout le Nord-Québec – la baie James, la baie d’Hudson, le détroit d’Hudson, la baie d’Ungava – est enclavé à l’intérieur du Nunavut. Le Nord-Québec représente plus de la moitié du Québec, car ce sont les frontières des Hautes-Marées – et donc, du Nunavut et d’Ottawa, maître des eaux – qui encerclent le Nord-Québec et privent le Québec d’un accès aux eaux des rivages qui semblaient lui avoir été attribués.
Dans un tel contexte, il est difficile de ne pas revenir à l’esprit de La Convention afin de discerner la nature du pays qui en constitue la matrice. À cet effet, le Québec – ou plutôt la « Province of Quebec » – n’existe guère sur le plan de l’imaginaire juridique, ni sur le plan d’une alternative géographique territoriale. Il n’y a pas dans La Convention une seule phrase en cri, en inuktitut et en français qui pourrait, par sa présence, exprimer une pensée qui soit l’incarnation reconnue d’une autre vision du monde, vision procédant d’une amitié qui épouse ses paysages et s’accorde à ses éléments géographiques. En excluant aussi bien sur un plan identitaire que juridique toute autre expression que la sienne, la position coloniale et religieuse britannique qui fonde La Convention assujettit a priori toute instance politique autre, si bien que le Québec se trouve en l’occurrence mercenaire et entremetteur d’une telle pensée vis-à-vis de lui-même et, forcément, des Premières Nations.
Qu’on soit à la Baie-James, en Australie ou en Afrique du Sud, les modalités qui s’appliquent à la trame foncière territoriale, de même que le mode d’établissement des terres sous réserve, répondent à la même conception et la même structuration de l’espace. Tout comme les parcs nationaux, les réserves indiennes constituent des propriétés fédérales, enclavées dans les provinces sous la « provision » de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique[5].
Comment les faits comptent davantage que les mots
La Convention instaure et recouvre deux territoires séparés par une ligne droite – le 55e parallèle nord – qui traverse et scinde le Québec de part en part depuis la mer d’Hudson jusqu’au Labrador, pour constituer deux ensembles territoriaux, le Nunavik des Inuits et le Eeyou Astchee des Cris – l’une et l’autre appellation signifiant « notre terre »[6]. Il y a eu, chez les Cris, double lotissement contigu de villages et de réserves – et partant, expropriation des terres sous réserve pour les « passer » du Québec à Ottawa, comme dans le cas d’un parc national. Par contre, comme les Inuits n’ont pas adhéré à la mise en réserves, seuls des villages ou municipalités ont été établis au Nunavik.
Un mot s’impose ici sur les tractations territoriales. En regard de l’attitude millénaire des chasseurs d’horizons et d’une attitude contemplative fille du cosmique, héritière des rivages, des cours d’eau, ressortissant des bassins versants et des accidents géographiques de toutes sortes, l’établissement de la ligne du 55e est d’une arrogance absolue et procède d’un racisme géographique latent immanent. Avant La Convention, la ligne droite comme limite territoriale n’existait pas à une telle échelle dans le Nord-Québec et on y trouvait très peu d’igloos carrés. L’architecture et les maisons préfabriquées allaient heurter de front la conscience spatiale, le rêve et la jonglerie des Autochtones dans leurs fondements quotidiens. Cela constitue, et de loin, l’un des impacts majeurs de la « montée du Sud au Nord ». Je me souviens de la parodie d’un chasseur qui, entrant et sortant de la maison préfabriquée que le gouvernement (sic) lui avait octroyée, gravissait les quelques marches, ouvrait la porte, entrait et tournait la tête pour dire en souriant « je ne suis plus un Esquimau », puis, en ressortait et posait le pied sur le sol, « je suis Esquimau à nouveau ».
Ainsi, serti d’une coupure architecturale rectiligne qui scarifie le corps géographique et s’ajoute à une tache originelle héritée des missionnaires, le système référentiel autochtone s’est-il vu affecté d’une blessure virtuellement sans guérison.
Qu’en est-il dans La Convention, en contrepartie à la ligne droite ?
De facto, la présence du Québec, à la fois comme société et comme personne morale, se limite à l’action d’Hydro-Québec, et ne concerne que les modalités techniques liées au projet de la Baie-James. Ainsi, une municipalité territoriale de la taille d’un État, la municipalité de la Baie-James, est-elle créée sur les terres exclues du domaine autochtone, et son maire réside d’abord à Montréal, dans l’édifice du siège social d’Hydro-Québec. Difficile alors de prétendre que La Convention porte quelque marque holistique associée à une vision spirituelle et spatiale québécoise ou francophone, à l’origine d’une certaine architecture de l’espace le long de la vallée du Saint-Laurent ou du Mississippi, et surtout d’y revoir le geste des coureurs de bois qui tournèrent le dos aux cléricatures pour se métisser aux rivières, à la forêt, aux tipis et à leurs occupants !
L’état des lieux force à reconnaître ce constat. Toute pensée québécoise relative à l’espace et tout échange géographique libre avec le monde autochtone qui puisse échapper à la prescription de l’Empire apparaissent comme interdits. Si des francophones montent à la Baie-James et affirment poursuivre sa mise en valeur, c’est en tant que représentants de l’Empire, sur le double plan spatial et juridique, qu’ils découpent le territoire et instaurent leur rapport aux Cris et aux Inuits.
S’il existe donc une forme de pensée qui soit proprement québécoise, elle n’a pas été invitée et ne s’est de toute façon pas invitée à façonner la pensée Baie-James. Elle est restée à l’écart. Dans la mesure où, en quadrillant l’espace, les humains quadrillent également leur esprit, façonnent leur pensée et expriment leur rapport au monde, l’entente de la Baie-James constitue une structure d’assujettissement et d’assimilation – de mise en carré de l’espace – des plus subtiles et néantisantes, exactement comme l’a été la conquête de l’Ouest.
Traité abrasif… Traité extincteur
Cependant, pourquoi y a-t-il eu, au cours de la décennie 1970, obligation légale de produire un traité au Nord-Québec ? La question se pose toujours. Que faut-il d’abord préciser ? Comme le dernier traité (le Traité no 11) remonte à 1921, la Convention de la Baie-James s’avère forcément le traité no 12 ou, dans le jargon statutaire, « le premier règlement contemporain d’une revendication globale » (le « global » désigne dans la politique d’Ottawa, les aires géographiques qui n’ont jamais fait l’objet d’un traité).
Pour le Québec, La Convention signifie beaucoup plus que cela. Ce fut la première fois que le Québec, en tant qu’instance étatique francophone, s’est retrouvé directement appelé à jouer un rôle juridique officiel en tant qu’instance administrative dans le cadre du règlement de quelque revendication que ce soit. Je dis bien comme « instance administrative », car en tant qu’individus, les Canadiens ou Canayens et les Métis ont participé au processus de tractations, d’interprétation et de signature de tous les traités en Amérique britannique ainsi que dans le centre et l’ouest des États-Unis. À peu près aucun traité ni aucune mise en réserve n’a été produit en Nord-Amérique sans qu’un francophone – considéré ou pas comme Métis – n’ait servi d’interprète ou qu’on n’ait agi par son truchement. C’est là une histoire qui reste à faire et qui renvoie à un destin lourd de signification, jamais assumé comme tel, soit celui de devoir servir de mercenaire à la conquête après avoir été soi-même conquis.
Pour les Autochtones, La Convention est un traité abrogeant, sinon abrasant et éteignant à jamais, au nom de la Couronne d’Ottawa et de la « Couronne » du Québec, tout titre territorial qu’ils pouvaient détenir sur leur espace millénaire. Dans les communiqués officiels, la partie fédérale présente la Convention comme l’heureux « résultat d’un effort authentique de tous les signataires afin d’en arriver à une entente qui concilie les besoins de chacun[7]». Pour la partie québécoise, la « Convention constitue un événement historique, auquel on ne connaît aucun précédent comparable en Amérique du Nord, tant pour les populations autochtones que pour le peuple québécois tout entier[8]». Qu’en est-il au juste ?
Sévère jugement de la Commission des droits de la personne
Sept ans après les premiers octrois consentis par le gouvernement fédéral aux associations autochtones afin d’« éclaircir la situation » et de « faire valoir leurs droits », la Commission des droits de la personne du Québec remet en cause la légitimité de La Convention. On peut se demander ce qui a pu se passer dans les coulisses. De fait, cela tient presque du miracle qu’une telle commission ait pu réfléchir librement à la question, rédiger un rapport et le rendre public. Il y a eu tellement d’obstacles au simple fait de vouloir apporter une réflexion indépendante sur la question du « Traité de la Baie James » que l’idée même d’un rapport indépendant apparaissait au départ quasi impossible.
Depuis la Conquête de 1759, le traité de Paris qui l’entérine quatre ans plus tard (1763) et la Proclamation royale de Londres qui, la même année, divise de nouveau le territoire jusqu’au golfe du Mexique, c’est la première fois que des citoyens de l’Empire – en l’occurrence, les Québécois, héritiers des Canadiens – assujettis à tous ces textes juridiques sans jamais avoir participé ou contribué à leur contenu – se donnent la volonté et le courage de s’asseoir autour d’une table afin d’analyser le discours juridique imposé par l’Empire, d’en dresser le bilan et de dire non à un tel acte juridique de conquête.
Nous refusons d’accepter votre discours. Ce que vous venez d’accomplir et de faire approuver par vos chambres législatives respectives constitue un abus de pouvoir. Vous avez failli à l’esprit et aux principes sur lesquels prétendent se fonder vos propres gouvernements et vous avez avalisé un tel processus. De plus, vous le présentez comme un événement historique unique. Nous refusons ce mensonge[9].
Simulacre de démocratie
La Commission note, en outre, que la Convention n’a été ratifiée que par 40 % des populations autochtones, et s’appuie sur des associations autochtones qui, loin d’être issues de leur communauté, ont été créées de toutes pièces par le gouvernement pour les besoins de la négociation. Elle signale également que l’« Entente » abroge de façon unilatérale le droit des tiers non signataires – les Naskapis entre autres, mais aussi les Montagnais et d’autres ressortissants de peuples chasseurs qui utilisent le territoire concerné et n’ont pas été représentés lors des négociations. Pour la Commission des droits de la personne du Québec, une telle convention paraît un simulacre de démocratie.
Lors d’un référendum tenu à la fin de 1975 chez les Cris et au début de 1976 chez les Inuits, le vote s’est soldé par un absentéisme de 76 % chez les Cris et de 33,5 % chez les Inuits (les votants se sont prononcés respectivement à 99,8 % et à 95,8 % en faveur). Tout comme ce fut le cas lors des traités du siècle dernier, ce référendum a reçu l’aval ecclésiastique, d’autant plus que les diverses Églises anglo-canadiennes – British American, de fait – sont venues authentifier par leur présence le simulacre référendaire. Si cela s’était passé dans le tiers-monde, on aurait crié à la corruption, à la manipulation et à la collusion de pouvoirs tous confondus pour faire entrer un peuple de force dans des carcans juridiques autoritaires ; et alors, dans quel monde se retrouvait-on, sinon un mélange de tous les mondes !
Par ailleurs, et la chose apparaît si élémentaire qu’on oublie d’en faire mention, il eut peut-être fallu que l’esprit et la lettre de l’« Entente » soient d’abord intégralement traduits en langues autochtones, avant de pouvoir parler d’une ratification démocratique par référendum. Tout cela s’est cependant déroulé dans une langue qui n’était ni celle des Autochtones ni celle des Québécois. De plus, forcés d’utiliser une langue, une langage et une manière de penser la terre selon un argumentum baculinum[10] d’un tel poids qu’il n’y a pas à se surprendre si les Cris avouent par la suite qu’on leur avait clairement fait savoir que… « Ou vous signez la clause d’extinction, ou alors il n’y aura pas de convention et ce n’est pas à nous qu’incombera le fardeau de l’échec[11]». Cette formulation ressemble étrangement à celle des commissaires négociateurs dans les Prairies quand ils s’adressaient aux braves sujets sauvages de Sa Majesté, formule citée plus haut.
Par contre, pour expliquer que seulement deux Autochtones sur cinq ont appuyé La Convention lors du référendum, les communiqués du ministère des Affaires indiennes et du Nord ont affirmé que des consultations exhaustives avaient eu lieu chaque semaine avec les Cris durant les négociations : « Bon nombre n’ont pas vu le besoin de ratifier ce qu’ils [sic] avaient déjà convenu ». En réalité, dans les communautés de Povoungnitouk, Saglouk et Ivoujivik (qui représentent alors 33 % de la population inuite), 15 % seulement des membres qui avaient le droit de vote s’en sont prévalus[12]. Ces trois dernières communautés, dites « dissidentes », n’ont jamais reconnu la Convention et ont alors formé leur propre association – Inuit Tungavingat Nunamini (« le peuple qui se tient debout sur ses terres ») – afin de contester la légitimité de la représentation officielle[13], l’Association inuite du Québec Arctique (NQIA pour Northern Quebec inuit Association) qui a transigé avec les gouvernements au nom de toutes et tous les Inuits.
Matraquage « démocratique »…
Durant le processus de négociations, les populations autochtones ont été soumises à un véritable matraquage politico-judiciaire, qui s’est déroulé en trois moments :
- les études préliminaires (1971-1973) ;
- la période de l’entente de principe (1973-1975) ;
- les deux années nécessaires à la ratification légale (1975-1977)[14].
Tout au long de cette guérilla judiciaire, le gouvernement Bourassa s’est servi de la stratégie du « fait accompli » et du louvoiement, à rendre jaloux le régime totalitaire le plus musclé.
- Dans un premier temps, les Autochtones s’adressent au gouvernement du Québec et lui offrent leur concours pour qu’on puisse aboutir à un juste règlement de leurs revendications, pourvu qu’on s’abstienne de commencer des travaux qui pourraient leur porter préjudice.
- Le gouvernement Bourassa, surpris qu’une instance aussi dérisoire et négligeable que celle des Cris puisse formuler de telles velléités, refuse illico de se plier à pareille demande et ordonne le début des travaux. Cependant, une injonction interlocutoire prononcée en faveur des Indiens entraine l’arrêt des travaux. La suspension de ce jugement permettra leur reprise immédiate.
- Bourassa décide ensuite, suivant les avis répétés du Secrétariat d’État à Ottawa, de régler le conflit par voie de négociations plutôt que par le recours aux tribunaux, ce qui avait été son intention première. Il invite donc les Autochtones à s’engager de bonne foi dans le processus de négociation, ce que les Autochtones avaient de toute façon demandé de bonne foi au départ, avant d’essuyer un refus brutal.
Force de frappe d’un exercice colonial
Finalement, le 15 novembre 1974, la ronde politico-juridique débouche sur une « entente de principe » signée une année, jour pour jour, après l’injonction interlocutoire. Cette entente sera suivie d’une Convention finale un an plus tard, soit un an et cinq jours avant l’arrivée au pouvoir du Parti québécois (le 16 novembre 1976). Intervient alors une panoplie d’avocats, conseillers juridiques, géographes, anthropologues, biologistes, auxquels s’ajoutent les choristes des sociétés d’ingénierie mises au service des trois sociétés d’État directement impliquées (Hydro-Québec, Société d’énergie de la Baie-James, Société de développement de la Baie-James), sans oublier les chercheurs et fonctionnaires prêtés par les ministères concernés à Ottawa. Le face-à-face imposé par cette véritable armada à une partie autochtone qui ne parlait aucunement au départ la langue des négociations confine à un débarquement militaire une minorité non armée.
Faut-il le répéter ? La Convention est un appareil opératoire dont la codification, le corset conceptuel et la langue de rédaction ont été exclusivement l’anglais et n’ont jamais connu de traduction au cours des négociations. Autour des tables de négociation, des visages étaient en sueur devant la froideur des assertions juridiques. Dans un tel contexte, circuler à travers la Convention de la Baie–James, c’est déambuler à travers les dédales d’une force de frappe implacable. On était, à l’époque même de la Baie-James, à des années-lumière de l’appui aux luttes de libération qui se poursuivaient ailleurs sur la planète. Pourtant, l’opposition à la Convention chez les communautés dissidentes demeure un grand cri de libération à verser aux annales de la dignité en Nord-Québec.
À l’exception des textes de Jean-Jacques Simard, ne cherchons pas la moindre idée de solidarité, la moindre allusion à un pays commun en formation au-delà de l’Amérique du Nord britannique. À partir du texte de La Convention ou de celui des traités antérieurs dont elle s’inspire, il n’est pas possible d’arriver à la moindre intuition quant à la vie, la condition, la résistance, la mythologie ou la vision autochtone ! Ces textes se situent dans un univers juridique qui s’abstient de la moindre fréquentation avec la pensée autochtone, pas plus qu’ils ne sauraient exprimer ne serait-ce que les rudiments d’une pensée qui pourrait se dire québécoise ou canadienne d’origine ! Il s’agit essentiellement d’imposer une loi blanche, coloniale et impériale pré-Kipling transposée dans la toundra et la taïga pour le bonheur de tous. Qu’un texte qui ratifie l’avenir des relations entre trois peuples (cri, inuit et québécois), sans compter l’État canadien procureur, n’ait été rédigé ni en cri, ni en inuktitut ni en français, relève de l’exercice colonial et du blanchissage impérial le plus absolu. Les peuples visés ont été amenés à fonder les principes et préceptes de leurs relations futures sur un appareil juridique et intellectuel n’appartenant ni aux uns ni aux autres. Vivre dans un territoire occupé est une chose, subir une guerre larvée d’occupation mentale non déclarée en est une autre… toute résistance devenant illégitime entre le suicide, le flou et le néant.
Pour ne pas conclure
Le premier texte de loi proclamé par le gouvernement du Québec pour définir ses rapports avec les Autochtones ne vient ni des Autochtones ni de lui-même, mais d’un système étatique qui prescrit au Québec son identité juridique et définit les rapports qu’il doit entretenir aussi bien avec lui-même qu’avec les Premières Nations.
Si La Convention constitue par sa facture le décret géographique qu’un État s’autorise à dicter à un peuple millénaire pour lui signifier comment il doit se penser, se définir et structurer son espace, cette remarque vaut tout autant pour le Québec. Le Québec est ici assujetti au droit britannique et consent de jure ou de facto à un tel assujettissement tout en croyant échapper en pensée à l’idée d’une « Province of Quebec ».
C’est pourquoi la Convention de la Baie-James apparaît après coup comme l’exercice colonial, néocolonial et postcolonial le plus accompli. Deux instances vaincues sont forcées de s’entendre pour satisfaire aux complaisances morales d’un gestionnaire qui a imposé tous les « attendus que… » qui régissent le quotidien de leur vie et la permanence de leur âme.
C’est là le nœud gordien de toute la question. C’est en tant que peuple conquis que le Québec est amené à conquérir une tierce partie selon les principes et les entraves de son conquérant. Je dis tierce partie, mais en réalité, le côté métis désavoué et créole prébritannique du Québec en fait à la fois le sujet et l’objet, l’assujetti et l’assujettissant de tout le processus en cours. En découlent l’imbroglio politique et l’aporie spirituelle du Québec. Mise à part une certaine élite politique et culturelle, tous savent et sentent très bien que le Québec n’est pas un pays blanc à temps complet et que le Québécois n’est pas un blanc à part entière, quelle que soit la couleur de sa peau et de son accent. Tenter de se blanchir sur le dos des Indiens par complaisance juridique à l’endroit de l’Empire, tel est le fondement de La Convention.
De toute évidence, il n’est pas interdit à qui que ce soit d’aller au-delà des restrictions de la loi et des prescriptions juridiques ni de serrer la main de son voisin. La « Paix des Braves » a constitué un effort inédit en ce sens[15]. C’est là où nous en sommes maintenant. Comment faire en sorte qu’une telle « Paix » puisse s’amplifier et se propager partout sur un territoire mal connu et méconnu, depuis une mémoire trouée et une construction identitaire qui reste entièrement à refaire ? C’est l’idée même de Québec et du Québec en cours depuis un demi-siècle qu’il s’impose de renouveler entièrement[16].
Notes
[2] L’usage des appellations First Peoples (Peuples Premiers) et First Nations (Premières Nations) était à l’époque prohibé dans les textes juridiques, tout comme était banni d’office le recours au mot « territoire » réservé à l’État. C’est « Land Agreement » ou « Land Claims Agreement » qui prévaut jusqu’à aujourd’hui et non pas « Territorial Claims » ou « Territorial Agreement ». Le territoire comme propriété exclusive de la Couronne n’est jamais mis en jeu. Ce sont les terres et leur usage qui sont en négociation et non pas l’idée de territoire comme tel. Le territoire, sous les traces et les mocassins des Premières Nations, demeure la propriété exclusive de la Couronne.
[3] Voir Jean Morisset, Canada : indianité et luttes d’espace, Montréal, Département de géographie, UQAM, Études et recherches, n° 83-01, 1983.
[4] Sur toute cette question et son impact, voir Jean Morisset, Les chiens s’entre-dévorent… Indiens, Blancs et Métis dans le Grand Nord canadien, Montréal, Mémoire d’encrier, 2009 [1977], et aussi « Les Dénés du Mackenzie et la légitimité politique du Canada : 1. Le Mackenzie – An I de la nation dénée ; 2. Débat constitutionnel et permanence autochtone ; 3. Conclusion – Le mythe canadien en pleine commotion », dans Le Devoir, 16 et 17 octobre 1978.
[5] Les parcs nationaux et les réserves indiennes sont demeurés sous l’autorité du ministère des Affaires indiennes et du Nord jusqu’en 1979. Voir le rapport de la Commission d’étude sur l’intégrité du territoire québécois, Le Domaine indien, Québec, Éditeur officiel, 1971.
[6] La désignation crie Eeyou Astchee n’avait pas cours chez les Blancs à l’époque de La Convention.
[7] Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Communiqué (1-7768), 31 octobre 1977, 1-A.
[8] John Ciaccia, Philosophie de la Convention, dans Convention de la Baie James et du Nord québécois, Québec, L’Éditeur officiel du Québec, 1976, p. XI-XXIII.
[9]Commission des droits de la personne, L’extinction des droits des tiers dans la Convention de la Baie James : annexe à la déclaration de la Commission des droits de la personne du Québec, sur le problème des droits territoriaux des autochtones au Québec, 1977.
[10] L’argument du bâton. (NdE)
[11] Au cours des années 1980, les diverses conférences constitutionnelles sur les droits ont porté sur l’intitulé préliminaire de tous les traités, à savoir « l’extinction du titre autochtone ». Après l’expérience de la Convention de la Baie-James, les associations autochtones ont demandé la révocation de la « clause d’extinction », le concept d’extinction du titre équivalant de facto à la poursuite de l’extinction même de peuple autochtone !
[12] Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Communiqué (1-7768), 31 octobre 1977, p. 5.
[13] Sur ce point, voir le témoignage éloquent de Taamusi Qumaq, Je veux que les Inuits soient libres à nouveau. Autobiographie (1914-1993), Montréal, Imaginaire Nord et Presses de l’Université du Québec, 2012 (traduit de l’inuktitut) et la recension de Jean Morisset dans Études Inuis Studies, vol. 38, n° 1, 2012.
[14] Voir l’étude de Norbert Rouland, Les Inuits du Nouveau-Québec et la Convention de la Baie-James, Québec, Association Inuksiutiit Katimajiit et Centre d’études nordiques, Université Laval, 1978. Voir aussi Jean-Jacques Simard, « Terre et pouvoir au Nouveau-Québec », Études Inuit Studies, vol. 3, n° 7, 1979; « La fausse contradiction entre le bulldozer et le mocassin », Le Devoir, 6 avril 1972 et « Par-delà la Baie-James, l’égalité politique des Indiens », Le Devoir, 8 janvier 1973.
[15] Voir à ce sujet l’entretien de Véronique Robert avec Jean Morisset, « Le Brasse-Canayen », L’Actualité, juillet 2004.
[16] Depuis 2002, la « Paix des Braves » signée par le gouvernement du Québec et les Cris prévoit un versement aux communautés cries de 3,5 milliards de dollars sur 50 ans par Hydro-Québec, auxquels Ottawa a ajouté plus tard 1,5 milliard. Par conséquent, le niveau de vie des Cris du Québec est supérieur à celui des Cris de l’Ontario, des Inuits du Grand Nord ou des Algonquins de l’Abitibi. Cependant, les conditions des Cris restent très difficiles (logements insuffisants, manque d’emploi, services de santé déficients, etc.). En 2014, les Cris et le gouvernement de Jean Charest ont convenu de cogérer la moitié sud du territoire de la Convention. Par leur croissance démographique, les Cris seront bientôt majoritaires dans les organismes de cogestion (la commission scolaire, par exemple). De facto mais non de jure, la Loi sur les Indiens ne s’applique plus aux Cris du Québec.(NdE)
Jean Morisset est professeur non émérite, département de géographie, Université du Québec à Montréal.
Crédit photo: http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/749057/convention-baie-james-nord-quebecois-40-ans
Ce texte est paru dans le nu 18 des Nouveaux Cahiers du socialisme.
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