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Que s’est-il passé dans l’Etat du Wisconsin ?

Ce texte est paru dans Echanges n° 136 (printemps 2011). 

L’évo­lution du mou­ve­ment syn­di­cal amé­ricain

Indépendamment de leur sens spé­ci­fique, les évé­nements du début 2011 dans le Wisconsin sont la plus grande mobi­li­sa­tion ouvrière aux Etats-Unis depuis bien long­temps. En partie, ils pro­lon­gent d’autres luttes réc­entes ou faits signi­fi­ca­tifs de rés­ist­ance qui, bien qu’isolés, tém­oignent de la per­sis­tance de la lutte de classe. Ils tou­chent les rela­tions capi­tal-tra­vail et les formes qu’elles avaient prises au cours du xxe siècle. Le patro­nat amé­ricain, à la faveur de la crise et des impor­tan­tes restruc­tu­ra­tions des condi­tions de l’exploi­ta­tion, tente d’impo­ser de nou­vel­les rela­tions de tra­vail plus adaptées aux nou­vel­les tech­ni­ques de pro­duc­tion et à la glo­ba­li­sa­tion-mon­dia­li­sa­tion de la pro­duc­tion et du marché capi­ta­lis­tes.

Une pre­mière étape dans cette évo­lution a montré que la fédé­ration AFL-CIO, et par­ti­cu­liè­rement le syn­di­cat de l’auto­mo­bile UAW, jouait plus que jamais le rôle d’auxi­liaire du capi­tal pour impo­ser aux tra­vailleurs des mesu­res dras­ti­ques de sau­ve­tage des entre­pri­ses (licen­cie­ments, réd­uctions de salai­res de moitié, dimi­nu­tions des avan­ta­ges sociaux – mala­die et retraite). De sim­ples intermédi­aires faci­li­tant un fonc­tion­ne­ment sans heurts du système d’exploi­ta­tion, les syn­di­cats sont deve­nus réc­emment des agents actifs d’exé­cution des impé­rat­ifs des entre­pri­ses. Quelques réactions ouvrières réc­entes (Chicago, Indianapolis, Détroit) (1) n’ont guère eu de rép­erc­ussions. On ne peut parler d’un mou­ve­ment d’ensem­ble de rés­ist­ance. Ce qui importe avant tout pour le syn­di­cat, c’est de prés­erver sa place dans le procès de pro­duc­tion et son rôle éventuel dans les rela­tions de tra­vail dans le sec­teur privé, même si ce rôle est tota­le­ment négatif pour ce qui est de la pro­tec­tion des intérêts des tra­vailleurs.

Une deuxième étape est en passe d’être fran­chie avec une autre forme d’atta­que visant à l’éli­mi­nation de la méd­iation syn­di­cale dans le sec­teur public là où elle existe encore, essen­tiel­le­ment les tra­vailleurs des col­lec­ti­vités loca­les, à com­men­cer par les Etats des Etats-Unis (2). Là aussi, la plu­part des syn­di­cats de ces sala­riés des col­lec­ti­vités ont accepté le même type de restruc­tu­ra­tions que dans le sec­teur privé. Mais une bonne partie des Etats vou­draient éli­miner les contrain­tes que représ­ente pour eux un cer­tain « pou­voir syn­di­cal ». Un arti­cle du Financial Times (29 février 2011) résumait ainsi cette situa­tion :

« Dans beau­coup d’Etats, les syn­di­cats du sec­teur public sont deve­nus trop puis­sants. Ils ont conquis des posi­tions qui dép­assent celles qu’ils peu­vent avoir dans le sec­teur privé. Quand on peut faire des com­pa­rai­sons, les salai­res des tra­vailleurs de l’Etat ou des col­lec­ti­vités publi­ques sont légè­rement inférieurs à ceux des tra­vailleurs du privé, mais les autres avan­ta­ges sont lar­ge­ment supérieurs ; ce qui fait que l’ensem­ble des rému­nérations du public sont bien supéri­eures à l’ensem­ble de celles du privé. En outre les employeurs du public ont sou­vent concédé aux syn­di­cats des pou­voirs de ges­tion, celui de décider qui fait quoi et quand, de fixer les règles de sécurité, de contrôler l’embau­che et les licen­cie­ments. Cela rend par exem­ple très dif­fi­cile la réf­orme du système sco­laire qui est pour­tant deve­nue une prio­rité natio­nale. »

Les liens plus directs entre le grand capi­tal et la réf­orme des rela­tions de tra­vail

Ce que nous allons expo­ser vaut pour l’Etat du Wisconsin, mais nous pour­rions trou­ver des liens simi­lai­res dans bien des Etats amé­ricains et pour l’ensem­ble du système poli­ti­que.

Les frères Koch – une des plus gran­des for­tu­nes amé­ric­aines – sont à la tête d’un empire éco­no­mique mon­dial, un conglomérat œuvrant dans l’énergie, la pét­roc­himie, le papier, les engrais et les pipe­li­nes, etc. (3). Rien qu’aux Etats-Unis, ils exploi­tent 50 000 tra­vailleurs. Ils sont très actifs sur le plan poli­ti­que, sont des contri­bu­teurs impor­tants du parti répub­licain et par­ti­cu­liè­rement de son aile la plus réacti­onn­aire – les Tea Party (4). Ils sou­tien­nent aussi et sub­ven­tion­nent lar­ge­ment toutes les cam­pa­gnes contre les ten­dan­ces actuel­les à com­bat­tre les nui­san­ces du capi­tal qui pour­raient limi­ter l’acti­vité sans contrôle des firmes indus­triel­les. Ils ont obtenu en 2010 un arrêt de la Cour suprême (en cor­rom­pant deux de ses juges) qui sup­prime au « nom de la liberté » toute limi­ta­tion au mon­tant des sub­ven­tions des entre­pri­ses aux partis poli­ti­ques.

L’actuel gou­ver­neur répub­licain du Wisconsin, Scott Walker, élu à l’automne 2010 à la place d’un démoc­rate, est un proche des frères Koch (5) : il a été élu grâce à leur contri­bu­tion à sa cam­pa­gne élec­to­rale et au sou­tien du Tea Party dont il a promis de mettre les thèses en appli­ca­tion. Ce lien capi­tal-poli­ti­que dans le Wisconsin est un cas d’école, mais on peut le retrou­ver, avec des varian­tes, dans les autres Etats de l’Union, comme dans le monde entier dominé par le système capi­ta­liste.

Les finan­ces des Etats dans le marasme

Chaque Etat des Etats-Unis a son propre budget ali­menté par des impôts locaux et par des sub­ven­tions du gou­ver­ne­ment fédéral pour l’exé­cution de pro­gram­mes décidés à Washington (6), mais dont la ges­tion est confiée aux Etats. La crise a, pour chacun de ces Etats mais dans des pro­por­tions différ­entes, d’une part amoin­dri leurs recet­tes pro­pres et d’autre part réduit les sub­ven­tions de l’Etat fédéral. En même temps, et tou­jours en conséqu­ence de la crise, l’ensem­ble des char­ges notam­ment dans les sec­teurs de la santé, de l’édu­cation et l’entraide se sont considé­rab­lement accrues. Ce qui fait que l’ensem­ble des Etats amé­ricains sont pra­ti­que­ment en faillite et placés devant le dilemme : emprun­ter ou/et aug­men­ter les impôts ou/et réd­uire toutes les dép­enses c’est-à-dire rogner sur l’ensem­ble des ser­vi­ces publics.

C’est cette der­nière solu­tion qui est le plus sou­vent adoptée, notam­ment dans les Etats gou­vernés par les Républicains qui y voient l’oppor­tu­nité de réd­uire l’emprise des ser­vi­ces publics et de l’Etat fédéral (7).

Comme une bonne partie de ces agents ter­ri­to­riaux sont syn­di­qués et que des contrats col­lec­tifs lient le gou­ver­ne­ment des Etats à un ou plu­sieurs syn­di­cats (assez sou­vent avec un closed shop) (8), l’accord des syn­di­cats est néc­ess­aire pour l’appli­ca­tion de ces « plans sociaux ». A priori, ce n’est pas un obs­ta­cle vu ce que les syn­di­cats ont accepté dans le privé (comme l’UAW dans l’auto­mo­bile). Certains Etats, soit à cause des rés­ist­ances de la base syn­di­cale (9), soit à cause de la poli­ti­que délibérée des ultra­conser­va­teurs de réd­uire voire d’éli­miner ce qu’ils considèrent comme des contrain­tes syn­di­ca­les, se sont engagés réso­lument dans ce qui paraît être une offen­sive géné­ralisées aux Etats-Unis pour modi­fier pro­fondément le cadre des méd­iations syn­di­ca­les dans les rela­tions socia­les.

Coupes clai­res à Madison

La situa­tion éco­no­mique et poli­ti­que de cet Etat est par­ti­cu­lière mais pas excep­tion­nelle. On doit pré­ciser que comme dans tout Etat amé­ricain, il existe un par­fait déc­alque des ins­ti­tu­tions fédé­rales :un exé­cutif, le gou­ver­neur, une lég­is­la­ture deux cham­bres, assem­blée et sénat, tous élus ; même le siège des assem­blées s’appelle le Capitole, comme à Washington.

Le gou­ver­neur Walker, un jeune loup répub­licain, lié aux milieux finan­ciers, élu avec le sou­tien avoué des ultras du Tea Party, se croit investi d’une mis­sion réf­or­mat­rice. Son idole c’est Reagan, qui a brisé la grève et le syn­di­cat des contrôleurs aériens peu après son inves­ti­ture en 1981, inter­prétant cela comme la « fin du com­mu­nisme » aux Etats-Unis, tout en ajou­tant : « Les temps sont venus. C’est notre tour de chan­ger l’Histoire ». Il déc­lare encore : « Les syn­di­cats du sec­teur public sont comme des tiques avec une insa­tia­ble soif de pou­voir (10). »

Mais il a quand même un pro­blème qui influera sur les évé­nements. S’il dis­pose d’une majo­rité suf­fi­sante dans les deux cham­bres pour faire adop­ter tous ses pro­jets, il n’a pas au Sénat le quorum requis si les représ­entants démoc­rates n’assis­tent pas à la séance, pour faire adop­ter son projet de budget com­por­tant des coupes clai­res dans tous les ser­vi­ces de l’Etat.

Ce projet, révélé le ven­dredi 11 février 2011, concerne les 170 000 tra­vailleurs du Wisconsin (y com­pris les ensei­gnants et les ser­vi­ces de santé) et com­porte des res­tric­tions sur les salai­res et condi­tions de tra­vail, mais aussi des modi­fi­ca­tions pro­fon­des du cadre juri­di­que des rela­tions socia­les,en gros sur la place des syn­di­cats. Cette énu­mération cor­res­pond à ce qui sera fina­le­ment mis en place après quel­ques péripéties (les dis­po­si­tions concer­nant les rela­tions socia­les pour­raient éga­lement s’appli­quer à l’ensem­ble des sala­riés des col­lec­ti­vités ter­ri­to­ria­les – villes, comtés – du Wisconsin, et pas seu­le­ment aux fonc­tion­nai­res de l’Etat) :

- le projet de budget com­porte des réd­uctions de tous les ser­vi­ces de l’Etat dans l’édu­cation, les crèches, Medicaid (aide médi­cale aux néc­es­siteux). Cela cor­res­pond à ce qui est mis en place dans la plu­part des Etats amé­ricains pour rép­ondre aux déficits de leurs finan­ces. Le gou­ver­neur pré­cédent du Wisconsin, démoc­rate, avait déjà en 2009 procédé à des licen­cie­ments et bloqué les salai­res pour deux ans ;
- la réf­orme de tout le système de rému­nération impli­que une dimi­nu­tion des salai­res, une aug­men­ta­tion de la part sala­riale des coti­sa­tions mala­die et retraite (11) ce qui abou­tit glo­ba­le­ment à une perte de salaire de 8 % à 20 %, jusqu’à 400 dol­lars par mois (300 euros) ;
- les grèves devien­draient illé­gales et le texte don­ne­rait pou­voir au gou­ver­neur de licen­cier qui­conque « aurait par­ti­cipé à une action orga­nisée pour arrêter ou ralen­tir le tra­vail » ou bien aurait été « absent trois jours sans l’accord de l’employeur » ;
- la représ­en­ta­tivité syn­di­cale, c’est-à-dire le droit d’inter­ve­nir dans les dis­cus­sions sur les condi­tions de tra­vail, serait redé­finie par un vote annuel sur un nou­veau contrat. Ce qui vou­drait dire que tout syn­di­cat déjà représ­en­tatif suite à un vote majo­ri­taire dans l’unité de tra­vail pour­rait être rem­placé par un autre syn­di­cat ou même que tout syn­di­cat serait exclu de cette unité (ce qui est le cas dans de nom­breu­ses entre­pri­ses amé­ric­aines) ;
- même représ­en­tatif, tout syn­di­cat serait exclu des dis­cus­sions sur les retrai­tes et autres avan­ta­ges sociaux ;
- les tra­vailleurs tem­po­rai­res n’auraient droit à aucun des avan­ta­ges accordés aux tra­vailleurs per­ma­nents, c’est-à-dire essen­tiel­le­ment qu’ils res­te­raient sans cou­ver­ture mala­die ni retraite ;
- le pré­lè­vement auto­ma­ti­que des coti­sa­tions syn­di­ca­les par l’employeur, pour les tra­vailleurs cou­verts par le closed shop, serait sup­primé.

La révé­lation de ce projet s’accom­pa­gne d’un chan­tage au corps lég­is­latif : ou vous le votez tel quel, ou c’est 6 000 licen­cie­ments immédiats. Elle est assor­tie aussi de préc­autions plus inquiét­antes : sont exclus de ces réf­ormes les poli­ciers et les pom­piers, ce qui garan­tira leur fidélité répr­es­sive en cas de conflit. En même temps, la Garde natio­nale (12) est mise sur le pied de guerre pour « parer à toute évent­ualité ».

Face à ce projet, les représ­entants démoc­rates du Wisconsin et les syn­di­cats ont des posi­tions ambi­guës : ils sont prêts à accep­ter les conces­sions pure­ment finan­cières (ce qu’ils ont fait dans maints sec­teurs, publics ou privés) à condi­tion que soit préservée la « prés­ence syn­di­cale » dans sa forme actuelle. Pour cela, les sénateurs démoc­rates se ren­dent dans l’Etat voisin de l’Illinois, éch­appant ainsi à toute réq­ui­sition qui les contrain­drait à être présents afin d’attein­dre le fameux quorum. Les deux prin­ci­paux syn­di­cats (dont le plus impor­tant, celui de l’édu­cation) ont accepté les res­tric­tions sur les condi­tions de tra­vail « pour aider notre Etat en ces temps dif­fi­ci­les ». Pour par­ve­nir à ses fins et pro­fi­ter de ces ambi­guïtés, le gou­ver­neur Walker va scin­der son projet en deux par­ties ; le budget d’un côté, qui pourra être voté puis­que tous les représ­entants poli­ti­ques et syn­di­caux sont d’accord et que le quorum sera atteint, et d’un autre côté les réf­ormes sur les rela­tions de tra­vail, sur les­quel­les il y a un dés­accord mais qui ne requièrent pas de quorum et peu­vent être votées à la majo­rité simple, ce qui sera fait plus tard.

Car entre-temps, dès l’annonce du projet, une oppo­si­tion imprévue, une rév­olte de toute la base va quel­que peu com­pli­quer les jeux poli­ti­ques.

L’occu­pa­tion du Capitole

Tout débute le lundi 14 février par une mani­fes­ta­tion orga­nisée par des sec­tions syn­di­ca­les de base ; près de 1 000 ensei­gnants et étudiants se ras­sem­blent sur le Capitole et devant la maison du gou­ver­neur. Une seule reven­di­ca­tion : le retrait du projet.

A partir de cette date, les mani­fes­ta­tions vont se tenir quo­ti­dien­ne­ment, d’une manière quasi spon­tanée. Suivies avec rétic­ence par les démoc­rates et les syn­di­cats, elles regrou­pe­ront de plus en plus de par­ti­ci­pants tou­jours sur le même objec­tif. Elles auront lieu prin­ci­pa­le­ment dans la capi­tale de l’Etat, Madison, mais d’autres de moin­dre impor­tance seront orga­nisées dans d’autres villes, notam­ment à Milwaukee. Mais il y aura un soupçon selon lequel démoc­rates et syn­di­cats « déc­ent­ra­lisent » ces mani­fes­ta­tions pour en réd­uire l’impor­tance et en quel­que sorte déc­onn­ecter les mani­fes­ta­tions de Madison qui effec­ti­ve­ment devien­dront cen­tra­les :
- le 15 février, les mani­fes­tants sont 13 000 : ils se ras­sem­blent devant le Capitole ; 40 % des ensei­gnants de l’Etat se met­tent en congé mala­die ;
- le mer­credi 16 février, 20 000 per­son­nes, majo­ri­tai­re­ment des ensei­gnants, enva­his­sent le Capitole.Ils sont 30 000 le jeudi 17 avec une par­ti­ci­pa­tion mas­sive de tra­vailleurs venus de tout l’Etat. Le samedi 19, ils sont 75 000 et près de 8 000 d’entre eux s’ins­tal­lent dans le Capitole pour une occu­pa­tion per­ma­nente.

Syndicats et démoc­rates n’ont plus guère le contrôle du mou­ve­ment qui s’orga­nise autour d’une foule d’ini­tia­ti­ves indi­vi­duel­les (13). C’est à ce moment que deux des plus impor­tants syn­di­cats, Wisconsin State Employees et Wisconsin Education Association Council, accep­tent toutes les mesu­res de l’ordre éco­no­mique y com­pris celles concer­nant salai­res et acces­soi­res, annon­cent des dis­cus­sions avec Walker sur les réf­ormes tou­chant la place des syn­di­cats et appel­lent les ensei­gnants à cesser la grève.

Le 22, malgré cela, les ensei­gnants sont tou­jours en grève, mais les débats par­le­men­tai­res conti­nuent, et le projet est fina­le­ment voté par l’Assemblée. L’enli­se­ment dans ces méandres poli­ti­ques et syn­di­caux permet au gou­ver­neur d’obte­nir une décision judi­ciaire qui inter­dit l’occu­pa­tion du Capitole, sauf pour le hall qui doit rester ouvert au public pen­dant les heures d’acti­vité. Les der­niers occu­pants qui s’y étaient ins­tallés jour et nuit depuis le 16 février, l’évacuent le 3 mars sans inci­dent (la police semble avoir mani­festé un cer­tain sou­tien à un mou­ve­ment pro­tes­tant contre des mesu­res qui les tou­chent en partie).

Comme les débats par­le­men­tai­res se pour­sui­vent, les mani­fes­ta­tions conti­nuent malgré la fin de l’occu­pa­tion du Capitole. Ils sont 70 000 mani­fes­tants à Madison le samedi 5 mars et ils seront encore 100 000 le samedi 12 mars. Et entre-temps, d’autres mani­fes­ta­tions quasi quo­ti­dien­nes devant et dans le Capitole ponc­tuent la pro­gres­sion des débats par­le­men­tai­res vers l’adop­tion défi­ni­tive du projet. Mais c’est un peu le chant du cygne car, avec la mani­pu­la­tion que nous avons évoquée, toute la réf­orme a fina­le­ment été votée et peu à peu les pro­tes­ta­tions se sont estompées. Un com­men­ta­teur sou­li­gne qu’après l’évac­uation du Capitole (qu’il qua­li­fie « fin de la phase prolé­tari­enne de la lutte »), le conflit s’est « de plus en plus confiné à une lutte poli­ti­que entre deux frac­tions du capi­tal dans l’Etat du Wisconsin ».

Quel sens donner à une telle explo­sion popu­laire ?

Il n’a pas manqué de qua­li­fi­ca­tifs pour caracté­riser ce qui fut indén­iab­lement une rév­olte d’une frac­tion prolé­tari­enne de cet Etat : « Le tour­billon de Madison » ; « Insurrection démoc­ra­tique, la rév­olte qu’on atten­dait aux Etats-Unis » (Noam Chomsky,http://www.dede­fensa.org/arti­cle-ch…) ; « La rés­urg­ence de la classe ouvrière amé­ric­aine ») ; « Is Wisconsin our Egypt ? »(Aguilar, AlterNet.org) ; « Le vent de la révo­lution touche les Etats-Unis ». On pour­rait citer à l’infini ces déc­la­rations gran­di­lo­quen­tes qui mas­quent les traits caractér­is­tiques de ce mou­ve­ment qui sont, à notre avis, essen­tiels, malgré sa rela­ti­vité et ses limi­ta­tions. Peu ont sou­li­gné son caractère d’orga­ni­sa­tion spon­tanée et de soli­da­rité de tous les mani­fes­tants. Une foule d’ini­tia­ti­ves indi­vi­duel­les ont lancé des appels, loué des cars, pris la parole dans une atmos­phère d’eupho­rie col­lec­tive. Lors de l’occu­pa­tion du Capitole, lors des mani­fes­ta­tions, « des chants, des slo­gans fusaient, repris par la foule. Les pro­tes­ta­tai­res ne furent pas du tout dirigés, ils savaient ce dont ils avaient besoin, pre­naient des décisions sur le champ et agis­saient » (Fons, Counter Punch). « Chacun de ceux avec qui j’ai parlé parais­sait trans­formé par ce qu’il avait vécu pen­dant ces semai­nes, disant qu’il n’avait jamais rien vu de sem­bla­ble… La pas­sion que chacun met­tait dans ses actions était pal­pa­ble. Les pan­car­tes et slo­gans, faits à la maison, étaient incroya­ble­ment créat­ifs. Je ne peux même pas penser énumérer tous ces slo­gans magni­fi­ques et spi­ri­tuels que j’ai relevés. Beaucoup tenaient de longs mes­sa­ges sur la guerre, la démoc­ratie, l’iné­galité et la jus­tice » (Stéphanie Luce, une uni­ver­si­taire qui, ori­gi­naire de Madison, y est retournée pour vivre le mou­ve­ment).

Malgré tous ces caractères, ce ne fut quand même pas un mou­ve­ment asso­ciant la tota­lité même des tra­vailleurs. Ce même tém­oig­nage sou­li­gne que la plu­part des mani­fes­tants étaient des Blancs (bien que l’Etat, notam­ment à Milwaukee, compte un pour­cen­tage de Noirs) et que beau­coup avaient un cer­tain âge. « En les voyant on pou­vait dire que la plu­part étaient des tra­vailleurs blancs, des gens des clas­ses moyen­nes » (voir le tém­oig­nage de Loren pages pré­céd­entes). Peut-on conclure comme un jour­na­liste que « la mobi­li­sa­tion dans le Wisconsin est impres­sion­nante mais [qu’]elle a entraîné plus de soli­da­rité dans les médias que dans la classe ouvrière » (14) ?

Sans doute, cette spon­tanéité de la rév­olte n’a pas déb­ouché sur autre chose que des mani­fes­ta­tions paci­fi­ques (à cause cer­tai­ne­ment aussi de la com­po­si­tion sociale des mani­fes­tants) mais sa dimen­sion même ren­dait dif­fi­cile toute répr­ession directe qui aurait pu pren­dre des formes beau­coup plus vio­len­tes. Elle sut quand même pren­dre une forme signi­fi­ca­tive et hau­te­ment sym­bo­li­que, en elle-même une vio­lence : l’occu­pa­tion du siège cen­tral du pou­voir de cet Etat.

Dans ce sens, la « crise de Madison » a pris une dimen­sion natio­nale, pas seu­le­ment par sa méd­ia­ti­sation, mais parce que le pou­voir fédéral pou­vait crain­dre une exten­sion sur tout le ter­ri­toire amé­ricain.

La « rév­olte de Madison » pou­vait-elle s’étendre à d’autres Etats ?

Il est de fait que nombre d’Etats amé­ricains ont connu, avant le Wisconsin ou en même temps (ou encore actuel­le­ment), des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion qui pou­vaient res­sem­bler à ce que nous venons de déc­rire, mais avec des dimen­sions beau­coup plus réd­uites. Leurs moti­va­tions iden­ti­ques face à des res­tric­tions budgét­aires dra­co­nien­nes et des atta­ques simi­lai­res pour res­trein­dre la « pou­voir syn­di­cal » pou­vaient lais­ser croire à des géné­ra­li­sations hors du cadre local (15).

L’Indiana en jan­vier et en mars (10 000 mani­fes­tants à Indianapolis), l’Ohio, le Tennessee, le Colarado, la Caroline du Nord, le Michigan, New York en février, ont vu des mani­fes­ta­tions de plu­sieurs mil­liers de per­son­nes. Mais ces pro­tes­ta­tions (par­fois accom­pa­gnées de grèves des ensei­gnants ou d’étudiants) n’ont pas eut le caractère spon­tané (même avec leurs limi­tes) de ce lles du Wisconsin. Ce furent pour l’essen­tiel des actions orga­nisées par les syn­di­cats et elles ne dépassèrent pas le cadre et les objec­tifs fixés par les appa­reils. Bien sûr, dans le Wisconsin, les syn­di­cats ont pu jouer un cer­tain rôle orga­ni­sa­teur et devant la montée d’un tel mou­ve­ment popu­laire ont tenté et en partie réussi sinon à en limi­ter l’ampleur du moins à l’orien­ter vers cet enli­se­ment dont nous avons parlé. Mais ils n’ont pas eu à jouer un rôle répr­essif ouvert et à endi­guer la montée d’un mou­ve­ment qui les aurait relégués en déf­enseurs directs du capi­tal. Là comme dans tous les Etats-Unis, pour l’ensem­ble des prolét­aires « il y a une énorme crainte, anxiété et incer­ti­tude de l’avenir, prin­ci­pa­le­ment face à la dis­pa­ri­tion plutôt rapide d’un mode de vie qui n’était pas mau­vais » (W. W. Barnes).

La cons­cience de cette situa­tion peut expli­quer cer­tai­nes rév­oltes comme celle du Wisconsin, mais aussi le fait qu’elles res­tent ponc­tuel­les ou spo­ra­di­ques ailleurs. Aussi confu­ses soient-elles, elles peu­vent néanmoins, comme cer­tains le sou­li­gnent (même si nous trou­vons leur manière trop triom­pha­liste), pré­sager d’autres mou­ve­ment de rés­ist­ance de plus grande ampleur.

La place d’un tel mou­ve­ment dans le capi­ta­lisme global

Les luttes du Wisconsin et celles de moin­dre impor­tance dans les autres Etats amé­ricains sont passées quasi ina­perçues quand le déf­er­lement des médias se concen­trait sur d’autres évé­nements, notam­ment ce qu’on a bap­tisé la « rév­olte des pays arabes ». Pourtant, on ne peut s’empêcher de rele­ver des simi­li­tu­des avec, par exem­ple, le mou­ve­ment des retrai­tes de l’automne 2010 en France, autant qu’avec les mou­ve­ments « pour la démoc­ratie » enTunisie et en Egypte notam­ment.

Dans tous les cas, il ne s’agit nul­le­ment de rév­oltes, encore moins d’émeutes au sens où une grande masse de prolét­aires atta­que­rait les orga­nis­mes de pou­voir pour y sub­sti­tuer leur propre pou­voir ; ou même au sens des « émeutes de la faim » de 2008 ou de celles des ouvrières du Bangladesh qui pillent et incen­dient les usines. Le déno­mi­nateur commun de tous ces mou­ve­ments est d’expri­mer dans de grands ras­sem­ble­ments répétés une volonté de voir, soit chan­ger une décision poli­ti­que,soit rem­pla­cer une direc­tion poli­ti­que, en aucune façon chan­ger tota­le­ment les bases du système. Nulle part une révo­lution sociale n’a été au pro­gramme, nulle part on n’a vu surgir des formes d’orga­ni­sa­tion qui auraient tenté de tracer les contours d’un système sans exploi­ta­tion.

On peut s’inter­ro­ger sur le fait que pour l’essen­tiel ces mou­ve­ments émanaient des clas­ses moyen­nes tou­chées par la crise, ce qui expli­que­rait qu’ils soient restés can­tonnés dans la reven­di­ca­tion poli­ti­que.

Si cer­tains actes au cours des mani­fes­ta­tions ont montré dans une volonté tenace une cer­taine forme d’auto­no­mi­sa­tion, si des occu­pa­tions ou des des­truc­tions de bâtiments publics ont pu conte­nir un sens qui allait au-delà des inten­tions des pro­ta­go­nis­tes, la vio­lence n’est pas venue des assauts des mani­fes­tants mais des forces de répr­ession. Et cette vio­lence répr­es­sive n’a pas décl­enché une rép­lique plus mas­sive et plus révo­luti­onn­aire.

Si tous ces mou­ve­ments ont dém­ontré que l’action col­lec­tive, même paci­fi­que, par sa seule puis­sance pou­vait ébr­anler les système natio­naux les mieux ver­rouillés et faire tomber des têtes, force est de cons­ta­ter qu’ils n’ont pas été au-delà de reven­di­ca­tions poli­ti­ques, auto­ri­sant ainsi le main­tien de l’essen­tiel du système mon­dial de domi­na­tion.

Mais gageons que ces démo­nst­rations d’action prolé­tari­enne col­lec­tive ne res­te­ront pas per­dues, pas plus que leur pro­pen­sion à l’uni­ver­sa­lité qui a fait que les Egyptiens se sont réclamés des Tunisiens, ceux de Madison de l’Egypte et les dis­si­dents chi­nois des rév­oltes des pays arabes.

H. S.

NOTES

(1) Voir Echanges n° 134 (automne 2011) : [« Une amorce de rés­ist­ance ouvrière » (Indianapolis) et n° 127 (hiver 2008-2009) :« Une hiron­delle ne fait pas le prin­temps », la grève de Republic Windows and Doors (Chicago), ainsi que le bul­le­tin Dans le Monde une classe en lutte.

(2) 36,3 % des tra­vailleurs du sec­teur public (Etat fédéral, Etats et toutes autres col­lec­ti­vités) sont syn­di­qués, avec des taux très varia­bles selon les régions (73 % à New York) alors que seu­le­ment 6,9 % sont syn­di­qués dans le sec­teur privé (contre 30 % en 1960).

(3) En France, leur groupe possède les mar­ques Lotus (papiers toi­lette) et Demak’up (maquillage).

(4) Sur le Tea Party, voir Journée de mani­fes­ta­tion contre les impôts à Washington DC (Echanges n° 133, p. 35) et Que sont deve­nus les Etats-Unis dans la crise ? (Echanges n°135, p 38).

(5) Un jour­na­liste, prét­endant être un des frère Koch, fut mis d’emblée en com­mu­ni­ca­tion avec Walker et put obte­nir des confi­den­ces sur ses opi­nions les plus réacti­onn­aires, notam­ment son projet d’éli­miner pra­ti­que­ment les syn­di­cats de l’Etat. L’entre­tien ainsi recueilli a été ensuite lar­ge­ment dif­fusé sur le Net.

(6) Voir dans Echanges la série d’arti­cles sur les Etats-Unis des nos 130 à 134.

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