La crise financière a, aux États-Unis, ses ressors dans la généralisation du crédit et dans l’afflux de dollars sur les marchés internationaux. Faire face, en tenant compte de l’économie « réelle » passe par une véritable socialisation du secteur bancaire.
Par Michèle Brand
Aujourd’hui, en pleine tempête et face à la panique déclenchée par la crise, plus personne ne croit au dogme “néolibéral”, selon lequel les marchés fonctionnent à leur optimum quand on les laisse libres et que le gouvernement n’intervient pas dans l’économie. Rappelons, au passage, que le gouvernement américain, censé être le plus libéral de tous, n’a jamais “laissé faire” l’économie. Il l’a toujours régulée de près, que ce soit en accordant des subventions préférentielles aux entreprises, par la création puis le contrôle de l’énorme industrie de défense et de guerre ; ou encore via un protectionnisme accru, la mise en marche de la planche à billets pour payer les dettes externes, la pression sur les autres gouvernements pour garder l’hégémonie financière et soutenir l’addiction au crédit, et ainsi de suite. Les interventions récentes, si elles sont plus dramatiques, ne sont en rien plus “socialistes” que les précédentes. Il faut être un idéologue néolibéral pour croire que toute intervention gouvernementale, comme le plan Paulson de renflouage [1], est une forme de socialisme. Mais si cette crise détruit l’idéologie libérale, comme une victime collatérale, un obstacle à la construction de solutions aura disparu – et ce d’autant plus que cette idéologie est peut-être plus ancrée chez ses opposants, qui pensent qu’elle se réfère à une réalité, que chez ses défenseurs, qui ne l’utilisent opportunément que pour justifier leurs intérêts de classe – ou l’abandonnent dès lors qu’elle n’est plus utile, comme ils le font actuellement.
Il y a donc consensus : l’intervention gouvernementale massive dans l’économie est à l’ordre du jour, et le plus rapidement possible. Intervention… mais de quelle sorte ? La réponse apportée dépendra de l’appréhension de la réalité dans l’économie à la fois financière et générale… et des priorités que l’on a. La “re-régulation des marchés”, intervention minime prônée par des penseurs de droite comme de gauche, ne suffit clairement pas dans ce moment de crise extrême, alors que les marchés financiers sont en proie à des convulsions spasmodiques. Lors des sommets du weekend dernier les dirigeants ou ministres des G7, G20 et Eurozone ont attesté du fait qu’une intervention chirurgicale d’ampleur est nécessaire. Suivant la formule britannique de la semaine dernière, lundi 13 octobre les États-Unis et certains pays européens comme la France ont adopté des mesures qui permettent la recapitalisation des banques directement par les États (des “nationalisations partielles”) et, pour ces pays européens, une sorte de garanti des prêts interbancaires. Les 27 seront appelés à harmoniser ces mesures lors du sommet européen le 15 et 16 octobre. Mais malgré la hausse des bourses lundi 13, il n’est pas du tout sûr que ces mesures suffiront pour guérir le patient, ni même pour dégeler les marchés du crédit. La seule solution, qui s’impose d’urgence, est la nationalisation du secteur bancaire entier. Mais, avant de justifier en quoi cette option est la seule viable, dans l’intérêt de tous, il convient de diagnostiquer le mal dont souffre l’économie.
Crise financière, crise de l’économie réelle
Prenons, pour cela, le cas américain, indéniablement le stade le plus extrême et avancé de la maladie. Les dirigeants européens ont en effet beau protester amèrement et expliquer que la crise financière est une importation toxique issue des États-Unis, sans effet sur les fondamentaux économiques en Europe, mais certaines des mêmes dynamiques critiques sont à l’oeuvre sur les deux rives de l’Atlantique. Dans différents dégrés selon les pays, les difficultés que connaît l’économie réelle ne sont pas uniquement une “contagion” de la crise financière – même si celle-ci les aggrave exponentiellement – mais sont en fait à l’origine de la crise.
On assiste en fait à la conjonction de deux crises différentes mais liées, ce qui rend plus complexe et difficile la situation. Chronologiquement, la crise financière, déclenchée par les défauts de paiement sur les prêts “subprimes” n’est que la seconde. La première, moins médiatisée mais non moins dramatique, est la dégradation sévère de l’économie réelle, entamée il y a plus de 25 ans. Ces signes sont (aux États-Unis comme ailleurs, mais ici on prendra le cas des EU) : la lente destruction de la base industrielle par les délocalisations successives ; le remplacement de ces emplois par des jobs moins bien payés dans le secteur des services, qui ne crée pas de richesse ; la stagnation des salaires réels depuis 35 ans ; l’augmentation du chômage [2] ; le surendettement des ménages par l’économie de consommation basée sur le crédit (la consommation représente 70% du PIB des EU) ; la hausse des prix de l’énergie et des frais pour les soins de santé ; l’intensification de la grande misère [3], etc. Le cycle qui s’achève ainsi est inédit : c’est en effet la première fois qu’une phase expansion économique prend fin sans que la situation des classes moyennes n’ait été améliorée.
L’éclatement de la bulle immobilière qui avait fait flotter l’économie depuis 3 ans a entraîné l’effondrement de l’important secteur de la construction, marquant ainsi le début de la phase descendante. Il est survenu plus d’un an avant la crise des “subprimes” en août 2007, et n’est donc pas dû à cette dernière. (Ici on voit une différence avec l’Europe, où l’éclatement de la bulle est survenu presque simultanément avec la crise financière, provoquant l’idée erronée que celle-ci soit la cause de l’effondrement du marché immobilier.) Et la crise financière, qui va bien au-delà du gel des marchés de produits titrisés mais saccage les fondements du système économique mondial, provoque ou renforce à son tour l’étouffement de l’économie par le manque de crédit et la baisse de consommation ; la chute libre des bourses ; l’effondrement des fonds de pensions investis en bourse (qui constituent la plupart des fonds de retraite personnelle aux USA) [4] ; la baisse des commandes industrielles ; le crash plus grave de l’immobilier (un ménage sur six doit rembourser un prêt dont le montant est supérieur à la valeur du bien, et cela pourrait bitentôt atteindre 40% des ménages, selon Deutsche Bank). Les effets de ces dégâts sont déjà visibles. Ainsi, la grande crise du logement due aux saisies immobilières a-t-elle pour conséquence la généralisation de la suroccupation des logements (plusieurs ménages vivant sous le même toit), alors que les Américains sont de plus en plus nombreux à loger dans leur propre véhicule et que les camps de sans-abris foisonnent. Les licenciements records et un envol des chiffres du chômage n’arrangent en rien la situation, alors que l’évaporation de l’accès au crédit pour les individus, les entreprises et les entités publiques (états, comtés, villes) fait planer de nouvelles menaces, le crédit étant nécessaire à leur survie.
Ce tandem de crise, l’une financière, récente, l’autre, plus ancienne, affectant l’économie réelle, ont créé une spirale destructrice : la baisse de la consommation entraîne licenciements et faillites, qui viennent à leur tour renforcer la baisse de la consommation – le tout dans une économie fondée sur la consommation à crédit bien plus que sur la production.
Crise du crédit, crise de la dette
Avant même la crise des subprimes, qui a levé le voile sur les titrisations magiques tout en faisant éclater la bulle du crédit, une croissance basée sur la consommation à crédit était une aberration. Et comme la consommation américaine à crédit constitue le grand moteur économique mondial, sa déstabilisation entraîne celle du système entier. Pour le comprendre, il faut regarder de plus près les dynamiques de l’inflation du crédit depuis 20 ou 25 ans, qui a entraîné l’inflation de la valeur des biens et des actifs. En 1994, la dette non-financière totale a augmenté de 578 milliards de dollars. Elle s’est depuis accrue chaque année pour arriver à une expansion de 1 000 milliards en 1998, 2 000 milliards en 2004 et 2 561 milliards en 2007 [5]. Mais son expansion commence a freiner : 1 726 milliards au premier semestre 2008, 1 127 pour le deuxième, alors que la bulle est maintenant en train d’imploser entièrement. L’expansion de la dette financière suit un schéma semblable, alors la dette publique ne cesse d’exploser (on y reviendra) [6].
Ce crédit facile (ou “asset inflation”) a permis l’expansion de l’économie alors que la production et les exportations baissaient, par l’inflation chimérique de la valeur des biens de toutes sortes, la croissance soutenue, les grandes dépenses privées et publics, les bénéfices financiers et l’augmentation du pouvoir d’achat. Mais le crédit ne crée pas de richesses, bien au contraire : il ne fait qu’engendrer l’inflation fantomatique de la valeur. Le ménage américain moyen a un taux d’épargne négatif : il dépense 120% de ce qu’il gagne ; les 20% de trop sont financés par le crédit. Désormais, à cause de l’effondrement du crédit, l’économie n’a plus les moyens de continuer à maintenir un même niveau de dépenses. Sans accès aux financements habituels, les ménages, les entreprises et les entités publiques surendettés ne pourront pas respirer. C’est ce grand réajustement inévitable et douloureux qui est aujourd’hui à l’œuvre. On parle d’une “crise de crédit”, mais comme le crédit s’est évaporé, on devrait plutôt l’appeler par son véritable nom : crise de la dette.
Pourquoi le crédit avait-il commencé à s’évaporer il y a à peu près un an, ouvrant la crise dite des subprimes ? En août 2007, quand BNP-Paribas avait annoncé ne pas pouvoir mettre une valeur sur certaines des obligations titrisées qu’elle détenait, faute d’acheteurs, la vraie faiblesse de l’économie réelle s’est heurtée à la force fictive de l’économie financière. Les prêts “subprimes”, accordés à des personnes démunies, avaient été vendus par leurs courtiers, groupés avec d’autres prêts moins risqués, puis revendus encore et encore sur le grand marché mondial des obligations titrisées… jusqu’au jour où les saisies immobilières ont commencé à toucher ce marché. Or ces saisies ne concernent pas uniquement les prêts subprimes aux plus démunis, et elles n’ont d’ailleurs pas commencé avec ces prêts. La vague de saisies avait commencé en 2006, et était principalement due aux problèmes économiques globaux : les Américains ne pouvaient plus s’endetter sans produire ; ce grand moteur économique mondial est en panne. Les prêts les plus problématiques sont ceux dont le taux, initialement attractif, est réajusté vers le haut après quelques années. Accordés en très grand nombre à des emprunteurs de toute sorte, ils constituent une bombe à retardement, qui n’a toujours pas complètement explosé.
Rétrospectivement, il apparaît aberrant d’avoir laissé se créer des prêts du genre des subprimes. Mais cela n’a, en fait, rien d’illogique : les marchés du crédit avaient besoin de cette dérégulation pour soutenir leur propre croissance. Tous les autres secteurs de la population américaine avaient déjà accès à des prêts immobiliers, lorsque la menace d’une grande récession, en 2001, avait été détournée par la baisse des taux d’intérêt directeurs ramenés à 1% en 2002. Alan Greenspan, alors gouverneur de la Banque Fédérale, entendait ainsi donner du souffle à la bulle immobilière pour remplacer celle du dot-com. Vendre toujours plus de prêts et de produits dérivés devenait alors nécessaire au maintien des mêmes bénéfices du secteur financier – et les ménages sans travail, sans épargne et sans bien, était un marché vierge.
Pour donner une idée claire de la gravité de la situation aux EU, prenons la ville de Cleveland qui est, depuis deux ans, l’un des endroits les plus touchées par la crise. Dans certains quartiers autrefois très vivants, les huissiers procèdent à deux saisies quotidiennes, condamnant ainsi les maisons de rues entières, toutes murées. Quand une maison est vide, sa valeur plonge. Elle est squattée, puis pillée : tout ce qui a de la valeur (cuivre, plomberie, etc.) est volé, entraînant la chute de la valeur de toutes les maisons voisines. La valeur tombe jusqu’à devenir négative : les maisons sont invendables, et les raser coûte trop cher à la municipalité. Depuis deux ans Cleveland, soucieuse d’enrayer l’insalubrité, a dépensé 12 millions de dollars pour raser des maisons saccagées. Les foyers de sans-abris affluent, les familles se séparent : les enfants sont souvent envoyés chez des tantes, etc. On ne peut pas concevoir une destruction plus totale d’un quartier ouvrier, rendu à des champs. La ville poursuit en justice 21 banques d’investissement de Wall Street, qu’elle juge responsables de cette destruction. C’est le degré extrême de la transformation de la pourriture fictive de Wall Street en pertes réelles [7] .
Le point de contact entre la défaillance de l’économie réelle et la finance frankenstein surdopée était inévitable, même sans l’invention des prêts prédateurs pour les plus démunis. En effet, malgré le décrochage de la finance du monde des salariés et des chômeurs, les obligations échangées sur les marchés de titres dérivés avaient une base dans la réalité. La valeur de ces actifs, fondés sur le remboursement des prêts de toutes sortes, dépend tout de même de la bonne santé de l’économie réelle. Minée par la perte de production industrielle, et par la création du grand secteur de services qui ne fait que recycler une partie des bénéfices obtenus dans le monde de la finance, l’économie réelle est à bout de souffle, et ne peut plus absorber de dettes. Les américains en général ne vivent pas au-delà de leurs moyens ; très souvent ils ont besoin de deux emplois et n’arrivent pas à boucler les fins du mois sans s’endetter plus [8]. Ce n’était qu’une question de temps, alors, avant que le mal n’infecte la finance encore euphorique. Pour toutes ces raisons, les discours sur la “re-régulation”, de même que les tentatives re-gonfler la bulle de crédit avec des récapitalisations des banques et garantis des prêts interbancaires, ne sont en rien à la hauteur du problème. La véritable crise a ses racines dans l’économie réelle bien plus que dans l’économie parasitaire de la finance.
Que font les autorités ?
Les saisies ont commencé à se faire massives aux États-Unis à partir de 2006, rendant les obligations titrisées basées sur ces prêts invendables, autrement dit “toxiques”, au cours de l’été 2007. Cette “toxicité” c’est immédiatement traduite en crise de liquidité. La densité de l’interdépendance des institutions financières internationales fait que le risque, qu’on avait pensé minime parce que bien distribué, était en fait, pour cette raison même, maximalisé. Les banques ont commencé à garder leur propre argent, pour soigner leurs bilans. Or le robinet de crédit à court terme est nécessaire aux activités quotidiennes des banques, qui se prêtent mutuellement de l’argent. Les défauts de paiement des prêts immobiliers, pourtant en proportion relativement faibles, ont donc eu un effet extraordinairement disproportionné. De fait, les banquiers ont commencé à ne plus rien prêter, sauf à des taux très élevés, car tout emprunteur risque de faire faillite. Ce qui avait figuré sur les bilans comme des actifs (les obligations titrisées devenues invendables) se transforme tout à coup en passif, sans valeur. Le montant total des pertes (“write-downs”) a désormais dépassé les 635 milliards de dollars ; le FMI estime que ce chiffre va atteindre 1.400 milliards, et d’autres économistes vont jusqu’à 3.000 milliards. Comme ces obligations n’arrivent que peu à peu à leur terme, l’hémorragie est constante et continue. Elles ne changent donc que progressivement de colonnes dans les bilans, des actifs vers les passifs, alors que les institutions bancaires ne peuvent pas emprunter l’argent nécessaire pour les refinancer (“roll them over”). Elles ne sont pas encore toutes arriver à terme : les pertes n’ont donc pas encore été toutes déclarées. Les bilans des banques sont impossibles à équilibrer dans ces conditions. Les banques centrales ont injecté des centaines de milliards de dollars de liquidité dans le secteur bancaire depuis plus d’un an, sans pouvoir combler le trou noir et arrêter l’effet de “deleveraging”, ou dégonflement du crédit.
Les autres interventions n’ont pas non plus réussi à éviter la crise, pour les mêmes raisons : les institutions financières, sous-capitalisées et en proie à cet effet de “deleveraging”, offrent du crédit uniquement à des taux de plus en plus élevés, et menacent de fermer le robinet entièrement. La décision de la Fed et du Trésor d’ouvrir, et d’agrandir progressivement, la fenêtre de réescompte (ce qui donne des prêts à court terme à certaines institutions, avec pour contrepartie, entre autres choses, ces mêmes obligations titrisées), ainsi que de jouer le rôle de courtier dans la vente de Bear Stearns, et de mettre sous tutelle ou de nationaliser Fannie, Freddie et AIG, n’ont pas pu réinspirer la confiance au marché interbancaire. Ces décisions ont au contraire fait peur, en montrant la gravité de la crise. Pendant un temps, après le sauvetage de Bear Stearns en mars dernier, ces mesures ont pu repousser la panique et la menace d’effondrement. Elles ne l’ont fait que jusqu’à un certain degré, en faisant croire que les grandes banques étaient “too big to fail” (trop grandes pour qu’on les laisse faire faillite) et que la Fed empêcherait toujours le risque de se transformer en perte totale. Mais avec les faillites de Lehman et de Washington Mutual en septembre, les acteurs ont vu que la menace était bien réelle – le risque n’est pas proportionnel aux rendements, comme dans la formule classique, mais bien l’inverse, le risque c’est bien du risque. Ainsi s’est ouverte une nouvelle étape de la crise, plus aiguë.
Les 17 et 18 septembre, en réponse à la faillite de Lehman, les transactions interbancaires ont été temporairement complètement stoppées, un phénomène dont la menace plane toujours. Ce faisant, tous les acteurs, y compris les banques, les entreprises ou les entités publiques encore solvables, ont été empêchés de remplir leurs obligations de court-terme, puisqu’ils ne pouvaient eux-mêmes plus emprunter. Cette situation d’apnée financière ne pouvait pas durer plus de quelques jours sans que le système ne s’effondre totalement. Mercredi 17, Paul Donovan, économiste chez UBS, a souligné, dans un entretien sur CNBC que “le système financier est en train d’arrêter de fonctionner ; il nous faut une intervention gouvernementale. Si on ne l’obtient pas, c’est fini le capitalisme”.
Cette paralysie du système capitaliste entier a été partiellement soignée le 19 septembre par l’annonce du Trésor américain du plan de sauvetage, dit le plan Paulson. Mais après le rejet initial du plan par la chambre des représentants le 29 septembre, une même dynamique d’effondrement s’est mise en marche, jusqu’à ce qu’il soit finalement adopté, le 3 octobre. Nous ne nous attarderons ici pas sur les détails de ce très médiocre plan, ce qu’il lui manque comme ce qui lui a été rajouté inutilement – surtout parce que le déploiement du plan est en évolution et sa réalisation sera très différente des intentions affichées et votées par les élus. Nous n’analyserons pas plus les débats qui ont fait rage dans la population américaine et parmi ses représentants – Bush et Paulson allant même jusqu’à présenter le plan de manière très anti-démocratique, jouant sur le climat de peur, comme s’il s’agissait d’un “Patriot Act économique [9]”. Notons simplement que certains élus ont rejeté le plan (la première fois) parce qu’il ne renfloue que les banquiers et non pas les simples citoyens, eux aussi endettés ; d’autres parce qu’il representait, à leurs yeux, une intervention “socialiste” de trop. D’autres encore l’ont rejeté pour ses fondements économiques : 700 milliards de dollars ne permettent en effet pas de remplir le trou noir réel, à savoir le manque de liquidité dont souffrent les institutions bancaires. Une représentante du Trésor a même avoué à Forbes.com le 23 septembre que “[le montant de 700 milliards de dollars] n’est pas basé sur des données particulières. On voulait tout simplement choisir un très grand chiffre”. Certains économistes estiment que les liquidités nécessaires à “racheter” la confiance interbancaire s’élèvent plutôt à 5 000 milliards de dollars. Chaque jour de la dernière semaine de septembre, les banques ont emprunté en moyenne la somme record de 368 milliards à la Fed, et ce uniquement pour pouvoir continuer leur activité ; des montants analogues sont sortis de la BCE. 700 milliards de dollars ne sont donc qu’une goutte d’eau en comparaison du montant total des difficultés que connaissent les institutions en perte de confiance.
Mais les bourses mondiales ont commencé leur chute libre le jour même de l’acceptation du plan Paulson, l’accompagnant ainsi de la reprise de la dynamique de gel total des marchés interbancaires. Les nouveaux plans de sauvetage des banques sont alors apparus au niveau international. Les banques centrales internationales ont baissé ensemble le taux directeur d’un demi-point. Le mardi 7 octobre, la Fed a annoncé une nouvelle mesure radicale : elle achètera les dettes de court-terme (“commercial paper”) de certaines entreprises, contournant ainsi le secteur bancaire, fournisseur de prêt habituel. Ceci constitue une mesure désespérée pour sauver les entreprises de la faillite qu’entraîne le manque d’accès au crédit ; la Fed achetera ces dettes jusqu’à un certain seuil pour chaque entreprise, mais avec un budget national illimité (ou inconnu). La banque centrale d’Angleterre a annoncé le 7 octobre son plan pour la partielle nationalisation des banques et le garanti des prêts interbancaires. Ce plan a été copié, à des degrés différents par les États-Unis, le 13 octobre, puis par plusieurs pays de l’Europe. Le G7 a en effet annoncé, le 10 octobre, à Washington, son intention, collective, de sauver de la faillite les “institutions financières d’importance systémique”, de débloquer le crédit et de garantir les dépôts. Washington, pour sa part, a annoncé vouloir utiliser 250 milliards de dollars, tirés du fonds créé par le plan Paulson, pour injecter du capital directement dans les veines du secteur bancaire et ainsi acheter des actions préférées dans les banques “saines” mais “à risque” – un plan de “nationalisation partielle”. Neuf banques “saines” seront contraintes de participer à ce programme, et les autres, plus petites et moins importantes, auront le choix. Mardi 14, Paulson a supplié les banques qui recevront cet argent de le “déployer” dans des prêts et non pas le stocker pour renforcer leurs bilans souffrants – sans pouvoir l’exiger de leur part. Les États-Unis ont aussi annoncé la garantie illimité des dépôts bancaires sans intérêt, c’est-à-dire ceux des entreprises. Bientôt la Fed prônera probablement une solution pour sauver les entités publiques au bord de la faillite. Le 2 octobre, le gouverneur de la Californie (Arnold Schwarzenegger) a averti Paulson que son État était proche de l’insolvabilité et avait besoin d’un prêt d’urgence de 7 milliards de dollars, et plus récemment, il a dit que cet argent pourrait être quémandé directement des investisseurs étrangers. Sans cela, il ne pourrait poursuivre ses activités publiques et faire fonctionner les écoles, la police, les hôpitaux, entretenir ses infrastructures, etc., et n’aurait d’autre choix que de licencier des employés. D’autres États, comme New-York ou la Floride sont d’ores et déjà dans la même situation, tandis qu’un comté dans l’Alabama est en défaut de paiement sur ses dettes.
Dans l’Eurozone, les principes abstraits annoncé par le G7 se sont concrétisés dimanche soir lors de la réunion à l’Elysée des ministres de finance des 15. Les montants colossaux (1 700 milliards d’euros jusqu’au moment présent, annoncés par Paris, Berlin, Madrid, La Haye, Vienne et Lisbonne) seront essentiellement affectés à la garantie des prêts interbancaires pendant un an, et dans un moindre dégré, à la recapitalisation des banques. En France, 40 milliards d’euros ont été accordés pour injecter directement dans des banques, avec exigeance qu’elles “rendent des comptes” au gouvernement ; et 320 milliards sont destinés à faciliter les prêts interbancaires. Les détails du dernier projet, qui vise le dégel des marchés de crédit et la restauration de la confiance, ne sont pas encore clairs, surtout quand il s’agit de prêts internationaux garantis par des Etats nationaux. En France, ceci implique la création d’une entité nouvelle : une “caisse de refinancement des étabilissements de crédit”, qui empruntera “sur les marchés financiers” de l’argent qu’elle prêtera ensuite à un taux un peu plus élévé aux banques, selon Le Figaro. Apparemment cette agence se substituera au marché du crédit interbancaire, pour les banques françaises.
Ces mesures internationales, qui ont eu l’effet salutaire désiré sur les bourses pendant 2 jours, seront bientôt précisées. Mais il est dès à présent douteux qu’elles suffiront pour débloquer le crédit interbancaire entièrement, en même temps que le crédit pour les entreprises et consommateurs, lui aussi gélé. Et il est sûr qu’elles ne permettront pas de faire face à l’enjeu le plus important, la guérison l’économie réelle, même si elles arrivent à faire circuler l’argent. Car même en rendant le crédit plus facile (et il ne sera jamais plus aussi facile qu’il ne l’était avant la crise) la récession entraîne la baisse de la demande de crédit. Des mesures semblables annoncées par l’Angleterre déjà le 7 octobre n’ont pas eu d’effet sur le marché de crédit. Le Libor, le taux des prêts interbancaires, très élévé depuis mi-septembre, n’a que peu baissé dans les deux jours suivants les annonces du 13. Encourager, plutôt que d’exiger des bnaques qu’elles prêtent (et non ne stockent) les liquidités mises à leur disposition est, venant des autorités, risible.
Bulle du crédit, bulle du dollar
Deuxième problème et facteur très important : qui payera toute cette largesse, et d’où viendra cet argent promis par les grands pays pour sauver leurs banques et rechauffer le marché de crédit ? Il n’est pas réaliste de penser que la France va emprunter sur “les marchés financiers” afin de renflouer ces mêmes marchés gélés. Et les gouvernements européens ont insisté sur le fait que les contribuables ne seront pas touchés. Ils n’entendent pas plus augmenter la dette publique. En fait, les pays les plus industrialisés ont obtenu de la Fed américaine un accès illimité à sa planche à billets. Le 13 octobre, la Fed a annoncé qu’elle donnera à la BCE, à la Banque d’Angleterre età la Banque Nationale Suisse, la possibilité d’offrir des prèts illimités à un taux fixe contre une contrepartie “appropriée”, aux banques européennes [10]]. Les banques nationales emprunteraient apparemment l’argent de la BCE pour leurs plans de sauvetage. Il semble que le G7 s’est mis d’accord pour inonder les marchés avec de nouveaux dollars. Si le marché interbancaire se remet, ce sera plutôt grâce à cette saturation de dollars qu’aux “garanties” nationales. La bulle de crédit est ainsi directement transférée sur la bulle du dollar.
On ne doit pas sous-estimer les capacités d’innovation désespérée d’un régime américain en faillite financière et morale, qui plus est en fin de mandat : les dirigeants ne seront bientôt plus responsables, et légueront le desordre à leurs successeurs. Mais l’innovation prendra principalement la forme de l’invention ex nihilo de nouveaux dollars : comme l’a dit Ben Bernanke, chef de la Fed, en novembre 2002 : “le gouvernement américain a une technologie, qui s’appelle une planche à billets”. Rien qu’avec le plan Paulson, le plafond de la dette public s’élève à 11 300 milliards de dollars – 8 000 milliards de plus qu’il y a un an – soit 70% du PIB. Acheter la dette des entreprises, comme annoncé le 7 octobre, y ajoutera une somme encore inconnue, ainsi que les garantis des dépôts et les assurances des prêts immobiliers des agences nationales de logement Fannie et Freddie. Et l’argent devra bien venir de quelque part quand il faudra sauver les États, comtés, et autres municipalités. Notons bien qu’on ne dit ici rien d’une nécessité quelconque de renflouer les citoyens de leurs dettes et difficultés.
Mais dire aux américains que les contribuables paieront le prix accablant de ce renflouage du système bancaire mondial, qui s’apparente à un achat général de l’économie américaine et l’inondation des autres économies avec de la liquidité, n’est pas tout à fait juste : ce sont plutôt leurs enfants, qui le feront, si toutefois le dollar se maintient à un niveau semblable et que le pays ne fait faillite. À court terme, les acheteurs étrangers des bons de trésor américains vont (peut-être) financer ces dépenses, via des ventes de bons neufs émis spécialement pour l’occasion. 40 milliards seront émis dans les prochains jours, et d’autres suivront.
Mais, et c’est ici le coeur du problème : la planche à billets américaine est paradoxalement la source historique du problème qu’il est maintenant appelé à résoudre. La bulle du crédit est liée à l’augmentation extraordinaire du nombre de dollars en circulation, sans fondement réel, depuis 40 ans. Quand le président américain Richard Nixon avait enterré en 1971 l’étalon-d’or qui fondait le système financier international de Bretton Woods, à cause des difficultés économiques américaines et de l’impossibilité de soutenir la mesure d’équivalence du dollar avec l’or, il a créé une situation abérrante et insoutenable. Désormais, les nouveaux dollars émis par le Trésor ne sont fondés que sur de la “confiance” et non sur l’or. On en paie aujourd’hui le prix [11]]. L’hégémonie américaine est donc une hégémonie à crédit, historiquement accordée par ses alliés européens et japonais, à cause du risque perçu émanant de l’URSS. Les chinois ont ensuite pris le relais quand cet arrangement (dit “Bretton Woods II”) leur convenait pour soutenir leur croissance – au moment où l’Europe créait sa devise rivale –, poussant une situation insoutenable jusqu’à son issue explosive actuelle.
Rappelons que la source du financement du budget national américain en général, y compris ses interventions militaires, est l’exportation du dollar. La valeur du dollar est fondée sur sa position hégémonique depuis un demi-siècle comme monnaie de réserve mondiale. Tant que les banques centrales des autres pays voudront garder des dollars dans leurs réserves nationales, cette monnaie sera demandée. C’est cette demande qui soutient, depuis des décennies, sa valeur (et non pas la solidité de son économie comme dans les autres pays). Ceci a permis au dollar de rester fort, ou plutôt surévalué, même quand l’économie souffrait d’énormes dettes. Tout autre pays aussi endetté serait entré en crise il y a bien longtemps. Le déficit commercial s’élève aujourd’hui à 700 milliards de dollars par an : l’Amérique consomme presque 2 milliards de plus par jour que ce qu’elle ne produit. Pour compenser, Washington fait tourner la planche à billets. Ces nouveaux dollars, émis sous la forme de bons des agences nationales comme le trésor et les agences nationales pour le logement, remplissent les réserves des pays partenaires commerciaux, surtout en Asie. La moitié des bons de trésor, et les deux tiers des autres bons nationaux, n’appartiennent pas aux Américains. Le principal produit exporté par les États-Unis est donc le dollar lui-même. Une partie de ces dollars revient sous la forme d’investissements et d’achats d’infrastructure et de biens américains : non seulement l’Amérique est déficitaire, mais elle vend son capital. Elle vend tout ce qui est possible de vendre, sauf dans les secteurs “sensibles” comme le high-tech et la défense – et cette dynamique ne pourra que se renforcer dans l’avenir.
Depuis quelques années les banques centrales mondiales affichent un désir de “diversifier” leurs réserves. Cet été elles ont sévèrement diminué leurs achats des bons émis par les agences nationales pour le logement (Fannie et Freddie), débouchant sur la nationalisation in extremis de ces agences. Il n’est de ce fait pas du tout donné que les créanciers étrangers seront disposés à financer toutes les largesses actuelles, alors même que l’efficacité de la solution est douteuse. Les solutions bricolées par les autorités américaines dans le désarroi, pour essayer d’acheter la confiance des banques trop timides pour se prêter de l’argent l’une à l’autre, alors que la maison brûle, ne seront d’aucun effet sur la confiance des créanciers. Car l’origine de la crise est l’expansion de la quantité des dollars, nécessaire à compenser la dette externe, qui a permis la dynamique d’inflation de la valeur et de la consommation à crédit. La plus grande bulle, celle du dollar lui-même, n’a pas encore éclaté. Malgré les hésitations exprimées récemment par des investisseurs étrangers, le dollar résiste et se renforce même depuis quelques semaines. Ce phénomène pervers est dû à son rôle traditionnel de monnaie de réserve mondiale, devise dans laquelle 70% des échanges mondiaux sont toujours faits. Quand les bourses chutent, quand les marchés des matières premières sont en baisse à cause de la baisse de la demande, et quand la zone euro montre qu’elle n’est en rien immunisée contre la crise et à la récession, le dollar revient comme le fantôme sans poids et sans chair qu’on ne peut pas tuer. Jusqu’à quand ?
Que faire ?
L’économie parasitaire de la finance ne ne survivra pas sans un sauvetage de l’économie réelle. La santé économique d’un pays est équivalente à la santé et la stabilité économique de tous les ménages, et elle est fondée sur l’égalité, le plein-emploi, la production réelle, l’accès aux services publics essentiels. Le secteur bancaire, au lieu d’être un parasite, doit être l’un des services publics. La réponse nécessaire et urgente à cette crise est donc la nationalisation et la réappropriation du secteur bancaire entier, pour le mettre au service des besoins de la population et non des actionnaires et des dirigeants. On ne peut pas en même temps soigner les bilans des banques, comme essaient de faire les plans de sauvetage, et les plaies ouvertes de l’économie réelle. Le soin obsessionnel des bilans financiers est même devenu un facteur d’aggravation aiguë de l’abcès dont souffre l’économie réelle. Et la nationalisation ne doit évidemment pas être faite, comme on a souvent vu, avec le but de tout reprivatiser une fois le secteur assaini.
La crise de liquidité et de confiance interbancaire est le symptôme de l’éclatement de la bulle de crédit, et non la source du problème. Toute “solution” qui vise à re-gonfler la bulle, et qui ne s’attaque qu’aux seuls symptômes de la crise, sera vouée à l’échec. Aux appels desespérés à la restauration du crédit, nous devrons répondre oui, mais temporairement, et dans une juste mesure, pour s’assurer que l’économie ne suffoque pas, comme un drogué en cure de désintoxication. Car il nous faut bien décrocher de la drogue du crédit, ce qu’on ne peut faire sans nationaliser le secteur bancaire, puis sans refonte du système financier international, qu’il faut libérer de la surabondance de dollars.
L’appropriation publique du secteur bancaire ne serait pas sans perte, évidemment. Mais les avoirs des banques seraient également nationalisés, et non leurs seules pertes. Car, si dans les discussions quotidiennes relayées par la grande presse, on parle constamment des pertes subies par les institutions financières, on ne devrait pas oublier conservent malgré tout beaucoup d’avoirs. Actionnaires et dirigeants des banques devront subir les pertes, et non les citoyens. Pour compenser le parasitage de ces institutions depuis la financiarisation de l’économie, le secteur public doit vraiment socialiser Wall Street et toutes les banques et institutions d’investissement, et non pas uniquement les “socialiser” entre guillemets en avalant les pertes, sans s’approprier leurs avoirs.
Les nationalisations partielles ne touchent donc pas le fond du problème. Nationaliser le secteur bancaire (ce qui ne peut se faire qu’à l’échelle nationale, et non pas européenne, comme le reflètent les plans de sauvetage en cours, entraînant bientôt des discussions difficiles sur le futur de l’euro) a plusieurs fondements. Les problèmes que connaissent les banques sont doubles, de l’ordre de la confiance interbancaire et de la sous-capitalisation. En présence d’entités naturellement concurrentes, la confiance ne peut être rétablie dans un contexte de pertes extrêmes et continues. De fait, la principale cause de la pourriture des actifs n’est que le manque de confiance entre banques : la plupart des prêts immobiliers, malgré les circonstances extrêmes, sont toujours solides, et, on peut l’espérer, le resteront un certain temps encore. Résoudre le problème de la confiance doit donc se faire en supprimant la nécessité de se faire confiance, par l’arrêt de la rivalité et de la concurrence. La timidité qu’engendre ce manque de confiance a aujourd’hui un coût qu’on ne peut plus se permettre de payer. Il est donc indispensable de nationaliser les banques en bloc. Mais, c’est le deuxième point, le système est largement sous-capitalisé. Vouloir forcer des baques concurrentes, qui doivent soigner leurs bilans, à continuer à lutter entre elles pour des bribes de capital, entrainant ainsi l’effet de “hoarding” ou stockage, pour ensuite s’y suppléer (afin de relancer les prêts interbancaires) n’a aucun sens. Certaines banques ne pourront pas survivre dans cet environnement, mais ce n’est pas tragique. Le secteur bancaire est déjà hypertrophié et parasitaire. Les plans de nationalisation partielle, qui visent à sauver toutes les institutions de la faillite, ne feront que saigner les banques centrales, et gonfler astronomiquement la quantité de dollars en circulation. En plus, les garantis publiques élèvent le seuil des risques privés. Sans concurrence, il y aura toujours des pertes, mais l’Etat pourrait commencer à guérir l’économie. Comme la valeur des produits titrisés créés par la finance était un mirage créé par la bulle de crédit, leur non-valeur devrait l’être aussi. La dernière des choses à faire serait de les transformer en perte réelle sur le compte public quand elles ne sont que fantomatiques. Le marché énorme des “credit default swaps”, de l’ordre de 60.000 milliards de dollars, échangés irrationnellement entre les institutions financières pour les assurer mutuellement des pertes subies par les défauts de paiement, aura besoin d’être défait de façon ordonnée par les gouvernements, et non dans la panique de la concurrence. Les bilans extraordinairement complexes et frankensteiniens des institutions financières doivent être dissous et transférés à une agence publique, gérée – et ceci est évidemment l’indispensable – par un gouvernement prêt à agir dans l’intérêt public.
La nationalisation du secteur bancaire est la seule voie à la fois égalitaire et pragmatique, et l’unique solution stable de cette crise. La conflagration qui arrive n’est pas une solution, pas plus les discours sur la re-réglementation de la finance : cette dernière présuppose que le secteur de finance fonctionne. La financiarisation de l’économie il y a 25 ans n’était que la naissance d’un parasite monstre. Prétendre éviter, par les réglementations, que les banques prennent des risques, n’a aucun sens : prendre des risques est dans la nature même des banques privées, puisque c’est dans le risque que réside le profit. À l’opposé de ce qui est un peu partout répété, sauver les banques et les banquiers-joueurs n’est en rien nécessaire. L’intervention publique est néanmoins essentielle, mais avec plus de radicalité. L’unique entité financière qui ne prendrait aucun risque – risque dont on voit maintenant clairement la dangerosité – serait une agence financière nationale, à but non lucratif, qui agirait dans l’intérêt public. La concurrence entre banques privées donne lieu à une duplication et un gaspillage extrordinaire de ressources. Il faut dégager l’argent coincé “en haut” et le forcer à revenir en bas de l’économie, pour qu’il circule encore.
L’argument normalement cité contre la nationalisation entière est que cela créerait une agence nationale monstre difficile à gérer. Mais en comparaison avec la violence ingérable du monstre agonisant de la finance, cet argument relève de la pure idéologie. Comme l’a dit une banquière anglaise pour contrer les hésitations autour des nationalisations récentes, “en temps de crise, l’idéologie est un produit de luxe qu’on ne peut pas s’offrir”. Il en va de même pour les arguments sur les coûts d’un tel programme : il suffit de mettre ces coûts en rapport avec le montant du renflouage public actuellement à l’œuvre.
Il nous faudra ensuite financer au plus vite, avec les avoirs des banques et l’appui du budget public, la stabilisation de l’économie réelle. Celle-ci implique, entre autres choses l’institution d’un “new new deal” pour créer immédiatement des emplois, par la rénovation de l’infrastructure publique américaine (actuellement dans un état abominable) ; la création d’une agence publique qui faciliterait les prêts à court terme aux entreprises et les entités publiques défaillantes, pour leur donner immédiatement de la liquidité ; la mise en place de mesures destinées à revaloriser, refinancer et garantir tous les prêts immobiliers, pour que les foyers puissent rester chez eux ; la garantie des dépôts ; la création d’un fonds public pour les retraites, pour compenser les pertes subies avec la chute de la bourse ; la mise en place d’un système d’assurance santé universelle (une étude préliminaire a montré qu’au moins la moitié des saisies immobilières américaines sont dues à des incapacités de payer des frais de santé) [12]] ; et la subvention des activités de production réelle, pour donner l’impulsion vers une économie plus stable et durable. Certaines de ces mesures ne sont pas très différentes de celles déjà en cours ou proposées par certains des élus et par les candidats à la maison blanche : elles sont à toute évidence nécessaires ; mais une fois la crise passée, le candidat élu les remettrait en cause. Cette solution urgente, nécessaire et immédiatement pratique, à condition d’être inscrite dans la durée, peut alors être considérée comme une première étape vers une socialisation plus générale de l’économie.
Notes
[1] Proposé par Henry Paulson, sécretaire du Trésor américian, et voté le 3 octobre, il prévoit d’octroyer 700 milliards de dollars aux banques pour éponger leurs pertes.
[2] Il est difficile de calculer le véritable taux de chômage aux États-Unis : seuls les indemnisés sont comptabilisé, et l’indemnisation ne dure que 6 mois. Passé ce délai, il faut chercher « activement » du travail pour être compté. En outre, la population carcérale n’est pas prise en compte. On peut estimer le taux de chômage à au moins 8 ou 9%.
[3] Selon un rapport du groupe McClatchy Newspapers de février 2007, la grande pauvreté a augmenté de 26% entre 2000 et 2006. 16 millions de personnes étaient touchées, avant la crise des subprimes.
[4] Les placements des particuliers dans les fonds de pensions quotés en bourse ont perdu 2 000 milliards de dollars en 15 mois, selon le Washington Post du 9 octobre.
[5] Selon Doug Noland, “The Wall Street Bust”, Credit Bubble Bulletin, 2 octobre
[6] Le déficit budgétaire risque de s’éléver à 2.000 milliards de dollars en 2009, soit 12,5% du PIB, selon Bloomberg (10 octobre).
[7] Un tiers des saisies concernent des immeubles locatifs, détenus par des propriétaires qui avaient spéculé pendant l’euphorie. Les locataires souvent solvables sont alors expulsés, parfois même à leur insu.
[8] Voir le blog de l’ancien sécretaire du travail, Robert Reich.
[9] Le terme est emprunté àEdward Harrison, www.creditwritedowns.com.
[10] Voir : [->http://www.bloomberg.com/apps…
[11] Voir l’article de Daniel Jeffreys dans le South China Morning Post du 14 octobre : http://www.scmp.com/portal/si…
[12] Voir : http://works.bepress.com/cgi/…
Source : Mouvement [16 octobre 2008]