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Que faire devant la montée de la droite au Canada ?

Par Pierre Beaudet

On oublie quelquefois dans l’intensité du débat politique québécois que les dominants devant nous sont «Canadiens», que leur base sociale et économique est d’abord et avant tout canadienne, que leur outil principal est l’État fédéral qui dispose, après tout, des pouvoirs principaux pour gérer le pays à leur service. C’est un quiproquo qui nous amène souvent à des impasses. Aujourd’hui, l’illusion pourrait nous être très coûteuse. Car les dominants canadiens sont en pleine restructuration. Ils élaborent un «nouveau» projet qui risque d’avoir des répercussions fondamentales sur notre société, sur nos résistances, sur nos mouvements.

Restructuration et néolibéralisme made in Canada

Durant une longue période après la deuxième guerre mondiale, le Canada comme la plupart des autres pays capitalistes a été gouverné par une vaste coalition construite autour du projet keynésien. Les dominants y trouvaient leur compte puisque la «croissance économique» permettait de poursuivre l’accumulation. Une partie des dominés en «profitait» également du fait de l’amélioration des conditions de vie. Et puis comme on sait, ce grand compromis s’est érodé. De cette lente implosion a émergé, sous diverses formes, le néolibéralisme. Cependant au Canada, les dominants n’on pu «restructurer» avec la même violence institutionnelle qu’on a vu dans des pays comme les États-Unis et en Angleterre. Pourquoi ? En partie par la résistance des dominés qui ont su préserver, contrairement aux États-Unis par exemple, des outils de défense indispensables, comme les syndicats. En partie à cause de la fragilité de l’État canadien, forcé d’arbitrer des contradictions régionales et surtout de «déjouer» la menace, parfois latente parfois explosive, du nationalisme québécois.

C’est ainsi qu’on a vu tout au long des années 1980 et 1990 des gouvernements canadiens successifs (conservateur et libéral) appliquer les recettes du néolibéralisme, mais avec «modération», en essayant de ne pas trop «choquer» et sans imposer la «thérapie de choc» qu’on a vu ailleurs. Certes les populations les plus vulnérables ont durement écopé (travailleurs non-qualifiés, chômeurs, populations de régions dites «périphériques»). Mais en tout et pour tout, la majorité des classes moyennes et populaires ont vécu une lente érosion de leurs acquis sociaux sans tomber comme cela a été le cas aux États-Unis dans une sorte de vaste «underclass».

Le déplacement du centre de gravité

Mais les dominants ne se contentent pas de cette évolution trop lente et trop «molle» à leurs yeux. Ils veulent une restructuration plus profonde et plus raide. Mais comment dénouer le nœud ? Les dominants ont beaucoup misé sur la mondialisation néolibérale et de façon plus pratique, sur l’intégration avec les États-Unis via l’ALÉNA. Au-delà des configurations spécifiques du traité, l’ALÉNA a permis un «nivellement par le bas». Les dominés ont été mis dos au mur non seulement par des changements dans l’architecture politique et juridique, et qui «évalue» de grandes décisions macro économiques vers les instances opaques de l’ALÉNA où sont affaiblies voire éliminées les protections traditionnelles pour le monde du travail et pour l’environnement, notamment. Tout cela est relayé par les grands médias sur un ton agressif, menaçant : «pour rester prospère, le Canada doit accepter d’être «compétitifs» sur le marché international, et donc laisser tomber les protections sociales. C’est ainsi par exemple qu’on a vu les gouvernements successifs des années 1990 massacrer les budgets sociaux et enlever à la majorité des chômeurs des droits chèrement acquis pour les ramener aux «standards» états-uniens.

Depuis cette offensive continue. Comme le disait récemment un «lucide» bien connu (Joseph Facal), il faut abandonner la mentalité de «bébé gâté» comme si le fait d’avoir (encore) des services de santé et d’éducation relativement fonctionnels relevait d’une sorte de pathologie passée d’âge. Plus récemment plusieurs processus de «négociations» collective ont pris l’allure d’un sordide chantage. On sert aux travailleurs et aux travailleuses des ultimatums assortis de plans de fermeture dans une sorte de langage de voyou («take it or leave it», comme on l’a vu pour Olymel, dans le secteur des pâtes et papier et ailleurs. C’est la même logique qui s’impose pour «rabaisser» le rôle des universités à des machines à sous pour des employeurs bien contents de pouvoir encore une fois «traire la vache» du secteur public à leur avantage.

Mais tout cela pour les dominants, ce n’est pas encore assez vite ni assez fort. Il faut plus et tout de suite. Il fait dire, et ce n’est pas pour les défendre ! que la «course» au sein des dominants, à l’échelle globale, est effectivement féroce. Ce n’est pas seulement de la propagande patronale, car le jeu est réglé par les grands mégapoles qui n’ont aucun état d’âme et qui veulent absolument augmenter leurs profits. Peu importe si des usine comme Golden Brand à Montréal ou Crocs à Québec réalisent d’énormes profits : on peut faire «mieux» au Honduras. C’est la même logique qui se déploit partout et qui atteindra avant longtemps les plus beaux «fleurons» de l’économie canadienne. Les méga entreprises cannibalisent les grandes, les grandes mangent les petites et ainsi de suite dans une guerre sans fin. Cette «logique» de la compétitivité et de la crise destructrice est inscrite au cœur du capitalisme même.

Devant cela donc, les dominants au Canada se sentent à la fois puissants et fragiles. Il faut accélérer le rythme des changements et changer la donne au niveau politique. Pour ne pas dire, forcer un déplacement du centre de gravité. Le projet keynésien, déjà relégué, doit être enterré, une fois pour toutes.

L’axe Toronto – Calgary – Vancouver

C’est dans ce contexte que survient la montée du «nouveau» parti conservateur sous l’égide de Stephen Harper. D’emblée, celui-ci propose plusieurs ruptures. D’abord, le Canada n’a plus à avoir «honte» de s’aligner sur les standards états-uniens. On le fait avec fierté, aussi bien au niveau symbolique, en acceptant de faire les larbins dans la«guerre sans fin» de l’administration Bush en Afghanistan surtout. On le fait au niveau politique, en flushant Kyoto et en intensifiant la «cure d’amaigrissement» des dépenses sociales (en dépit de surplus du budget fédéral sans précédent). On le fait au niveau social et culturel, en réprimant la dissidence sous prétexte de «sécurité nationale» et en recriminalisant (en douce) l’avortement.

Bref on pratique non pas l’alternance habituelle dans le jeu politique canadien «ordinaire», mais une sorte de «révolution» qui n’en est pas encore une, faute de majorité parlementaire. Fait à noter, ce projet tente de mettre en place une nouvelle «coalition» sociale qui repose sur divers groupes, notamment la droite chrétienne, certes beaucoup moins puissante aux États-Unis, mais qui dispose quand même de relais importants dans la société et dans les interstices du nouveau gouvernement Harper où des ministres comme Stockwell Day argumentent que le monde a bel et bien été créé en sept jours et que l’enseignement de Darwin est un complot communiste. Il ne faut pas sous-estimer l’aspect «moral» du projet actuel. Il s’agit selon Bush et Harper de procéder à une véritable «croisade» pour «reconstruire» un «sens commun» réactionnaire, chrétien-conservateur, qui s’érige contre autant d’«ennemis» (Musulmans, immigrants, gais et lesbiennes, féministes, etc.) mais dont les ennemis principaux sont les mouvements sociaux au sens large.

Sur le fond et en autant que les dominants réussissent cette restructuration, une nouvelle vision du Canada émerge de tout cela, à l’encontre du «modèle» keynésien antérieur. Ainsi, les nouveaux territoires de l’accumulation sont déplacés. Les dites classes moyennes et populaires ne sont plus tellement «nécessaires» puisque l’accumulation se déplace à l’échelle continentale, voire internationale. Les dominants ont la tête à une autre échelle. D’abord, il y a la financiarisation de l’économie vie les puissantes institutions bancaires et financières canadiennes presque toutes basées à Toronto qui est en train de devenir l’un des deux ou trois plaques tournantes financières du continent. Toronto comme les 3 ou 4 centres financiers du monde n’est plus en phase avec la population canadienne, mais avec l’hyper élite du monde secondée par une mince couche de «gestionnaires» de la mondialisation qu’on croise dans les aéroports et les bars «branchés» de tous les centre-ville de la terre.

La stratégie des dominants implique aussi de reconcentrer l’économie canadienne autour du secteur des «ressources» notamment énergétique, qui est en expansion rapide, en phase avec les besoins des États-Unis dans ce domaine. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’au-delà d’une certaine idéologie d’extrême-droite anti environnementale, Harper mise sur la maximisation éhontée de l’exploitation du pétrole des sables bitumineux de l’Alberta qui dans un sens est doublement «gagnante» : d’une part, pour répondre aux besoins de l’«ami américain». Et d’autre part, pour faire de Calgary un des centres de l’économie canadienne. Tout cela va de pair avec le renforcement de Vancouver et de la côte ouest en général dans le contexte de la croissance asiatique.

Bref dans le Canada mondialisé est en train de se produire un déplacement structurel, non seulement un simple «ajustement» d’un secteur économique à l’autre comme se plaisent à la dire les perroquets «berlusconisés» qui dominent l’espace médiatique au Québec, et qui applaudissent une évolution qui menace de faire régresser l’économie et la société québécoises à très long terme.

La guerre de position

Tout cela se passe sur un terrain bien sûr contesté. Si le mode de domination proposé par Stephen Harper n’est pas consolidé, ce n’est pas un hasard ni un «accident technique» ou une suite d’ «erreurs». C’est que ce projet, bien que dominant, n’est pas encore hégémonique. Il y a encore, malheureusement pour les dominants, trop de résistances, si ce n’est que par le fait qu’elles émanent des classes populaires et moyennes «traditionnelles» encore majoritaires démographiquement parlant. Ainsi sondages après sondages confirment le «plafonnement» électoralement parlant du grand projet des dominants (notamment en Ontario et au Québec où les secteurs populaires et moyens s’accrochent).

Comment contourner cela ? Pour Stephen Harper, il est important d’élargir sa base électorale au Québec au sein d’un arc-en-ciel un peu hétéroclite : secteurs conservateurs «traditionnels» par idéologie ou sous l’influence des grands médias (presque tous devenus ses alliés) et qu’on appelle quelque fois le «vieux fonds bleu» du Québec, «nouveaux riches» de la mondialisation, antinationalistes féroces qui voient dans le Bloc et le PQ l’«ennemi principal», etc. Tout cela, espère-t-il va aboutir à un émiettement important du vote en faveur du Parti conservateur.

Le pari de Harper à ce niveau est de diluer, de noyer l’enjeu national québécois en le rabaissant à des questions de mots, sans bien sûr changer quoi que ce soit à la substance de la chose (le droit des peuples à l’autodétermination) ni même aux traductions concrètes de cette inégalité qui structure l’espace canadien et qui se manifeste dans le sous-développement relatif du Québec (et des régions habitées par les autochtones). Chose extraordinaire, alors que Harper multiplie les clowneries du genre «Le Québec est une nation» et qu’il continue de renforcer l’État fédéral dans la continuité des pratiques centralisatrices du passé, il est présenté par les médias québécois de plus en plus «berlusconisés» comme un «ami du Québec».

À l’échelle canadienne, Harper doit aussi consolider le projet conservateur au sein des couches traditionnellement à droite de l’échiquier (banlieues cossues, oust du pays) en l’élargissant aux «gagnants» du système mondialisé actuel. Il doit renforcer ses appuis dans l’ouest, mais aussi «grignoter» des secteurs conservateurs ontariens qui il n’y a pas si longtemps, avaient maintenu Mike Harris au pouvoir.

Sur un plan stratégique, Stephen Harper mise sur l’«épuisement» du Parti libéral, de sa «perte de sens» et de légitimité en tant qu’«héritier» à contrecœur du keynésianisme. Ce parti vacillant historiquement entre le «centre-droit» et le «centre-centre» (avec quelque état d’âme «centre-gauche» de temps en temps) est mal coincé puisque sur le fond, son leadership s’inscrit à plein dans le néolibéralisme et l’alliance avec les États-Unis, quoique avec des nuances. Hier comme aujourd’hui, les dominants qui sont surtout branchés sur le Parti conservateur sont également très puissants dans le PLC qu’ils s’efforcent de garder dans le rang, d’où leur opposition à des inflexions réformistes que pourrait stimuler Bob Ray par exemple. Bref, c avec le Parti démocrate aux États-Unis, les dominants s’activent non seulement à faire passer la droite, mais à «droitiser» le centre et à déstabiliser la social-démocratie.

Dans ce contexte, il se peut que le PLC soit condamné à stagner, même s’il parvient à se débarrasser de son encombrant leader actuel. Pour les dominants, cette option serait probablement préférable même s’ils gardent «en réserve» l’idée d’un PLC «rebranché» à droite, aligné sur les États-Unis et prêts à consolider les orientations néolibérales sur le plan économique et social.

Les dominés sur la brèche

Devant ce déplacement des plaques tectoniques, les dominés au Canada sont à la défensive. Certes, ils ont comme dit auparavant protégé leurs outils, notamment les syndicats. Ils ont des formations social-démocrates ici et là qui peuvent jusqu’à un certain point, avoir une influence (modeste) sur la scène politique, comme le NPD fédéral qui est cependant incapable lui-aussi de se positionner face au nouveau projet de mondialisation néolibérale et qui grosso modo, comme tant d’autres partis similaires, évolue vers le social-libéralisme.

Par ailleurs, les dominés résistent et sont à l’œuvre dans une galaxie de mouvements sociaux, environnementaux, altermondialistes qui sont autant de gros grains de sable dans la machine.
Au Québec, la situation est à la fois similaire et différente. Les dominés disposent d’un vaste tissu social et politique structuré autour du nationalisme et des mouvements syndicaux et populaires. Le réseau social est vaste et dense, ce qui ne change pas au fait que là aussi, les dominants procèdent avec leurs restructurations en l’affichant dans l’espace public (les «Lucides») ou en procédant, plus ou moins discrètement, à privatiser la santé et l’éducation.

Bref on est dans une sorte d’entre-deux. Les dominés sont sur leurs positions. Les dominants aussi. Situation instable, changeante, mobile. Revenons aux vulnérabilités du côté des dominés. Les syndicats ne peuvent faire de miracles devant le chantage à la mondialisation et l’émiettement du secteur manufacturier. Sur le plan politique ou électoral, il y a un sérieux glissement démographique au détriment de l’Ontario et du Québec que les dominants rêvent de voir transformer en une «grosse province maritime».

À une échelle encore plus profonde, les dominés restent en grande partie paralysés par la fracture profonde et historique léguée par l’histoire coloniale du Canada et qui a placé les peuples québécois et autochtones dans une situation de subalternité. La solidarité de classe, soyons terre-à-terre, est ensevelie par ces fractures qui font en sorte que les Québécois et les Amérindiens ne sont pas du tout sur la même longueur d’ondes que cet ensemble à géométrie variable qui s’appelle le peuple canadien. Les organisations représentant les dominés au Canada anglais ne sont jamais parvenues à appeler les choses par leurs noms et à appuyer clairement les luttes d’émancipation des peuples québécois et amérindiens.

Questions de stratégie

Il ne faut pas avoir d’illusion. Car dans ce contexte de fragilité, il se peut que les dominants réussissent à devenir hégémoniques et que leur principal «outil», le Parti Conservateur, devienne majoritaire sur le plan électoral. Les dominants sont dans une large mesure «prêts à tout», y compris à saboter le processus institutionnel et légal, come on l’a vu avec Bush aux États-Unis. Sous Harper, tout est sur la table : la manipulation vulgaire de la machine de l’état, le contrôle de l’opinion (par le contrôle de l’information), la marginalisation du Parlement (voire du cabinet) pour que les vraies décisions soient prises dans l’ombre, la subordination des institutions juridiques (comme la Cour suprême) et ainsi de suite.

Pour les dominés s’impose alors un impératif. Cette dérive doit être bloquée, car elle représente une inflexion, une tendance vers l’autoritarisme. Le mouvement social doit discuter comment s’opposer à cette vague. Faut-il constituer, comme l’avait évoqué Buzz Hargrove (le président des TCA) un grand «front uni» anti-Harper ? Cette «grande coalition» peut-elle éviter le piège d’être le marchepied des autres fractions des dominants inconfortables avec Harper et qui veulent revenir aux « «bonnes méthodes» d’un néolibéralisme «à visage humain» ?

Est-il permis de rêver une certaine synchronisation des luttes et des résistances à travers l’«espace» canadien, au-delà de la «fracture historique» et sans compromettre les aspirations nationales du peuple québécois ? Peut-on interpeller nos camarades du Canada anglais pour qu’ils reconnaissent (enfin) la réalité nationale des peuples québécois et autochtones et s’engagent de les appuyer (concrètement) dans leurs luttes d’émancipation ? Ne pourrait-on pas convoquer les principaux mouvements sociaux québécois, canadiens, amérindiens dans une sorte de vaste «Forum social» Québec-Canada-Premières Nations, comme cela avait été évoqué il y a quelques années ?

Peut-on, de façon plus concrète et immédiate, relancer et renforcer les campagnes pour bloquer le bradage des ressources naturelles, la subordination à la guerre globale de Bush et la destruction du filet de sécurité sociale qui se profilent et se mettent en place à l’échelle pancanadienne à une vitesse accélérée ?

Toute ces questions représentent des défis considérables, mais a-t-on vraiment le choix ? Voulons-nous éviter une grande contre-révolution pas-si-tranquille qui va briser nos sociétés, nos projets, nos aspirations fondamentales ? Et voulons-nous dans cette résistance reconstituer un projet contre-hégémonique qui pourrait replacer le camp des dominés au centre de l’échiquier, non seulement en tant que majorité numérique, mais en tant que projet de société ? Ici et là dans le monde, on voit que cela est possible. Pourquoi pas nous ?

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