Que faire avec les GAFA ?

L’énorme puissance des géants numériques est devenue une préoccupation politique et économique majeure. Signe de leur centralité dans le capitalisme contemporain, les firmes de la côte ouest étatsunienne (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft…) et leurs homologues chinoises (Alibaba, Tencent…) occupent les premières places mondiales en termes de capitalisation boursière. Mais ce ne sont pas des multinationales tout à fait comme les autres. Certes, il doit leur être fait grief de méfaits en matière d’évasion fiscale, de droits sociaux et de dégradation de l’environnement, comme l’ont remarquablement noté Attac et d’autres organisations dans différents rapports et prises de position. Mais à cela s’ajoute une dimension de contrôle des conduites individuelles des clients et des travailleuses mais aussi des processus business qui donnent à ces entreprises une maîtrise totalement inédite de l’écosystème dans lequel elles opèrent. Savoir que pour Mark Zuckerberg “Facebook ressemble plus à un gouvernement qu’à une entreprise traditionnelle” [1] a quelque chose de glaçant.

L’attrait du démantèlement
Pour celles et ceux qui luttent pour l’égalité, l’émancipation humaine et la réparation de la biosphère, les entreprises du numérique réalisent le cauchemar d’un capitalisme en pire, ce que j’appelle le technoféodalisme. Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi les forces de gauche sont à la recherche de réponses politiques directement efficaces pour les contrer. C’est dans ce contexte que la revendication du démantèlement est apparue.
À l’automne 2019, dans le cadre de sa campagne aux primaires démocrates pour la présidentielle, la sénatrice Elizabeth Warren a présenté un plan selon lequel les entreprises numériques dont le chiffre d’affaire global dépasse 25 milliards de dollars devraient être démantelées [2]. Au même moment un porte-parole d’Attac, Maxime Combes, déclarait à l’Usine nouvelle que si toute une série de mesures de régulation devaient être envisagées « à un moment donné, il faudra se poser la question du démantèlement » [3]. Et d’évoquer le précédent du démembrement de la Standard Oil de John D. Rockfeller en 1911.
En l’espace de quelques mois, ces positions sont devenues mainstream, même si leur mise en œuvre effective est loin d’être acquise. En décembre 2020, la Commission européenne publiait un projet de législation dont l’objectif est de « garantir des marchés numériques équitables et ouverts » [4]. Elle envisage de soumettre les entreprises technologiques qui enfreignent les règles de la concurrence à des amendes pouvant atteindre 10 % de leurs revenus mondiaux. Au bout de trois amendes en cinq ans, des mesures structurelles pouvant aller jusqu’à l’obligation de séparation de certaines activités pourraient être décidées.
De manière plus pressante des procédures ont déjà été engagées. La Federal Trade Commission a lancé une action contre Facebook dans laquelle elle accuse la firme de protéger illégalement son monopole sur les réseaux sociaux par des acquisitions qui ont pour conséquence de réduire le choix pour les consommateurs et de freiner l’innovation. L’objectif de l’agence en charge de la concurrence est notamment d’imposer la cession d’Instagram et de Whatsapp. [5]
Google est également dans le viseur des régulateurs aux États-Unis avec deux procédures [6]. L’une l’accuse de maintenir illégalement son pouvoir de monopole sur le marché de la publicité en ligne, par le biais de multiples arrangements qui font de son moteur de recherche l’option par défaut sur la plupart des terminaux et des navigateurs. L’autre dénonce une collusion avec Facebook : le réseau social sous le nom de code « Blue Jedi » aurait bénéficié de conditions d’enchères publicitaires favorables de la part de Google.
Et la Chine n’est pas en reste. Une enquête a été ouverte contre Alibaba. Zhang Gong, qui dirige l’agence publique en charge de la concurrence entend envoyer un message fort : ’personne n’est au-dessus des réglementations anti-monopole ou de concurrence déloyale, qu’il s’agisse d’entreprises en ligne ou non’ [7].
Les antimonopolistes hispters
On assiste à un tournant en matière de politique de la concurrence [8]. Depuis les années 1980 aux États-Unis, le critère principal, sinon unique, était celui du prix payé par les consommateurs. Autrement dit, une position monopolistique n’est pas en tant que telle hostile au bien commun. Elle n’est néfaste que si elle repose sur l’existence de barrières à l’entrée interdisant à la compétition de jouer. Dans le cas contraire, la possibilité d’entrer pour un nouveau concurrent suffit à discipliner les firmes en place. Cet antitrust à la mode Chicago relève des tendances anarcho-capitalistes analysées par Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique. C’est une approche extrêmement précautionneuse sur l’intervention de l’État et très bienveillante vis-à-vis des stratégies des grandes firmes.
Depuis le début du nouveau millénaire, et plus particulièrement au cours des années 2010, la concentration industrielle s’est accélérée aux États-Unis de manière spectaculaire, notamment dans le secteur du numérique. En réaction à cette nouvelle situation un courant antimonopoliste est apparu, dénommé par ses détracteurs l’anti-trust hipster [9]. Loin de se limiter à la question du prix imposé aux consommateurs – un critère favorable aux Big Tech, ils se préoccupent des dangers d’une trop grande concentration du pouvoir économique sur le mécanisme concurrentiel et sur le plan politique. Dans cet esprit, Lina Khan a publié un article remarqué intitulé « Amazon’s Antitrust Paradox » [10]. Sa conclusion est sans appel : Amazon est une firme tentaculaire, aux pratiques anticoncurrentielles multiples, et qui pourtant passe entre les mailles de la justice.
Khan décrit de nombreuses situations où la conduite d’Amazon aurait dû susciter une réaction des autorités. Par exemple, Amazon est une plateforme de vente pour différents producteurs, ce qui lui donne une position d’observatrice privilégiée : si elle constate que le produit d’un industriel remporte un franc succès, elle en commercialise bientôt une version sous sa propre marque, vendue moins cher ou mieux mise en valeur et qui raflera immanquablement l’essentiel du marché. Ainsi, constatant l’engouement des consommateurs pour des oreillers-animaux en peluche modelés d’après les mascottes de la National Football League, Amazon eu vite fait de sortir ces produits sous sa propre griffe, écartant le producteur original.
Amazon est aussi une des plus puissantes sociétés de services informatiques, notamment du fait de l’espace de stockage dans le cloud qu’elle propose aux entreprises. Là encore, la combinaison des différents métiers permet à l’entreprise d’accroître son avantage. Il a ainsi été montré qu’Amazon s’est servi des données d’utilisation des serveurs pour identifier, via le volume du trafic, les start-up dont l’activité décolle et ainsi guider ses opérations de capital-risque.
À partir du cas Amazon, Khan montre que les autorités doivent changer de doctrine en matière de concurrence. La question des prix ne suffit pas, il faut une approche structurelle pour protéger les producteurs, les consommatrices, les travailleurs et les citoyennes contre les abus de monopole. Ce faisant, elle valorise la concurrence pour elle-même. Il s’agit de préserver « la neutralité du processus concurrentiel et l’ouverture des structures de marché [11] ».
Il y a ici une affinité entre l’antitrust hipster états-unien, la politique de la concurrence de l’Union européenne et la doctrine ordolibérale qui en est le socle. Et c’est donc en toute logique que Margrethe Vestager, la commissaire européenne en charge de la concurrence, reprend à son compte l’analyse de Khan pour enquêter sur les avantages que retire Amazon d’un accès exclusif aux données de ses clients et de ses fournisseurs [12].
Sauver le marché ou s’en passer ?
Les antimonopolistes hipsters ont le mérite de pointer les menaces associées à l’accumulation titanesque de pouvoir économique et politique résultant de la croissance exponentielle des plateformes numériques. Le danger est là : les grandes firmes du web sont devenues des citadelles imprenables, capables de refouler les assauts de leurs concurrentes, de racheter ou de subjuguer des jeunes pousses et d’influencer l’agenda politique et les termes du débat public.
Mais la question qu’ils esquivent, c’est celle des ressorts de cette puissance, celle des gains d’efficience associés à la concentration. À l’âge des Big Data, il faut se demander si les dynamiques de monopolisation sont adéquates au type de processus économique qui a cours. Les héritiers de Chicago ont beau jeu de souligner qu’un faisceau d’indices suggère que la concentration accrue résulte de changements techniques dans les économies d’échelle et des améliorations correspondantes de la productivité [13]. Autrement dit, réintroduire de la concurrence, par exemple fragmenter Google ou Amazon, conduirait à réduire la puissance des services proposés. Plus profondément, à se cantonner à la seule question du pouvoir de marché des firmes, les antimonopolistes hipsters passent à côté de la question essentielle, celle de l’altération de la qualité du processus économique associée au déploiement des technologies de l’information.
Plutôt que de s’aligner sur les libéraux qui entendent sauver la dynamique concurrentielle, le camp de la transformation sociale devrait mettre l’accent sur le fait que les grandes firmes numériques tirent leur puissance d’une forme d’objectivation du social dans les big data. Fondamentalement la force des plateformes vient de leur capacité à prendre le contrôle sur l’imbrications de nos existences individuelles : quand nous utilisons les services numériques, nous nous reposons sur les connaissances accumulées grâce à l’observation des actions des autres et, dans le même temps, nous contribuons à générer davantage de connaissances.
Certes, cet accès se fait de manière biaisée, en fonction des impératifs de profits des firmes du numérique, mais la logique de socialisation n’en demeure pas moins le socle qui les distingue des activités économiques traditionnelles. Dans le même temps, cette logique de socialisation numérique contamine également les secteurs industriels et de service, avec des logiques de monopolisation similaire, par exemple le BIM (Building Information Modeling) dans le secteur de la construction ou les systèmes de maintenance automatique pour les équipements industriels.
Un exemple permet d’éclairer cette inadéquation de la concurrence à l’âge de la socialisation numérique. En réponse à une amende de la Commission européenne de 4,34 milliards d’euros infligée à Google en 2018, l’entreprise donne désormais le choix entre quatre moteurs de recherche au démarrage des téléphones équipés d’Android. C’est en fonction d’un système d’enchères que les trois moteurs de recherche, en sus de Google, sont choisis. Duckduckgo, un moteur alternatif, régulièrement écarté par ce système explique qu’il conduit les enchérisseurs à faire des offres en fonction de leur capacité à tirer profit de leurs utilisatrices. Autrement dit, par construction, le dispositif contraint les moteurs de recherche à être moins respectueux de la vie privée et à multiplier les publicités, sous peine de ne pas être en mesure de faire une offre suffisamment élevée pour gagner l’enchère [14]. Loin d’améliorer les choses, davantage de concurrence conduit ici à sélectionner des options défavorables à la qualité du processus de recherche et au respect de la vie privée des individus.
Si la concurrence n’est pas la solution, que faire des Big Tech ? À mon sens il faut une boussole, par exemple celle de « l’expropriation des expropriateurs » proposée par Marx [15]. Le développement du capitalisme génère dans la longue durée une tendance à la socialisation, c’est-à-dire au fait de rendre nos vies toujours plus dépendantes les unes des autres, que ce soit dans le cadre du travail ou du reste de nos activités. L’essor des Big Tech correspond à une accélération de ce phénomène, mais sous l’hégémonie du motif de profit. Et c’est là qu’il faut intervenir.
Dans cette direction, je souhaiterais pour conclure mettre en discussion trois propositions qui vont dans le sens d’une appropriation collective de cette socialisation :
Premièrement réguler. Les firmes du numériques sont des monopoles naturels. Pour protéger la collectivité des abus de pouvoir, leur activité doit être encadrée en se focalisant sur les effets produits : environnement, droits sociaux, discriminations, démocratie… Ces entreprises et les algorithmes qu’elles déploient doivent être soumis à des audits et des obligations de résultat [16].
Deuxièmement, construire des alternatives. L’accès aux données est décisif pour permettre le développement de services numériques. Pour rendre possible le développement de services alternatifs, à l’instar des coopératives de livreurs, ou bien d’envisager de nouveaux services publics en matière de moteur de recherche par exemple, mais aussi d’offre audio-visuelle, de cartographie, de santé publique ou d’éducation, disposer de données (anonymisées) est essentiel.
Troisièmement, démocratiser la main invisible des algorithmes. Fondamentalement la singularité des Big Tech tient dans leur fonction de coordination. Plutôt que de faire reculer celle-ci au profit du marché, une démarche anticapitaliste devrait plutôt engager une réflexion en sens inverse. Ces firmes recèlent de nouvelles capacités de prendre en main notre destin collectif, d’organiser de manière plus consciente notre vie économique et écologique. A travers le déploiement fulgurant de la coordination algorithmique c’est bien la question d’une planification écologique, sociale et démocratique qui se pose à nouveau frais. Déjà l’idée de nationaliser et d’intégrer Amazon dans le système postal a été posée [17]. Au-delà, la possibilité d’une démarchandisation générale pointe à l’horizon.
Notes
[1] David Kirkpatrick,The Facebook Defect, 12 avril 2018, (consulté le 27 février 2021).
[2] Astead W. Herndon, « Elizabeth Warren Proposes Breaking Up Tech Giants Like Amazon and Facebook », The New York Times, 8 mars 2019.
[3] Maxime Combes, « Il faut réduire le pouvoir des multinationales sur nos vies », 11 octobre 2019 (consulté le 27 février 2021).
[4] Commission Européenne, Législation sur les marchés numériques : garantir des marchés numériques équitables et ouverts, (consulté le 27 février 2021).
[5] Federal Trade Commission, FTC Sues Facebook for Illegal Monopolization, 9 décembre 2020, (consulté le 27 février 2021).
[6] John D. McKinnon and Ryan Tracy, « Ten States Sue Google, Alleging Deal With Facebook to Rig Online Ad Market », Wall Street Journal, 16 déc. 2020p.
[7] Celia Chen et Jane Zhang, Antitrust remains top of the agenda after Alibaba probe, regulator says, 11 janvier 2021, (consulté le 27 février 2021).
[8] Cédric Durand, Technoféodalisme. Critique de l’économie politique du numérique, La Découverte, Paris, 2020, part. annexe 2.
[9] Konstantin Medvedovsky, Antitrust Chronicle – Hipster Antitrust, (consulté le 27 décembre 2018).
[10Lina M Khan, « Amazon’s antitrust paradox », Yale LJ, 2016, vol. 126, p. 710.
[11Ibid., p. 743.
[12Natalia Drozdiak et David McLaughlin, « With Amazon probe, EU takes cue from “hipster” antitrust », Bloomberg.com, 19 septembre 2018.
[13Joshua D. Wright et al., « Requiem for a paradox : the dubious rise and inevitable fall of hipster antitrust », George Mason Law & Economics Research Paper, n° 18‑29, 2018, p.
27.
[14Duckduckgo, As Predicted, Google’s Search Preference Menu Eliminates DuckDuckGo, 29 septembre 2020, (consulté le 27 février 2021).
[15Karl Marx, Le capital : critique de l’économie politique. Livre premier, Livre premier, traduit par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, PUF, 2014, p.856-857.
[16Cathy O’Neil, Algorithmes : la bombe à retardement, traduit par Sébastien Marty, s.l., 2018.
[17Paris Marx, Nationalize Amazon, 29 mars 2020 (consulté le 1 mars 2021).
À propos de l’auteur
Cédric Durand est professeur associé d’économie politique à l’Université de Genève. Auteur récemment de Techno-féodalisme, Critique de l’économie numérique, La Découverte, Zones, 2020.

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