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Quatre-vingt-sept jours de grève chez American Axle Manufacturing

La plus longue grève depuis des décennies dans l’industrie automobile aux Etats-Unis (quatre-vingt-sept jours) s’est terminée le 23 mai 2008 par une capitulation sans conditions du syndicat United Automobile Workers (UAW). Elle a touché les usines américaines d’un équipementier, American Axle Manufacturing Holdings Inc (AAM), et a impliqué les 3 650 travailleurs membres du seul syndicat de l’automobile, UAW. Cette grève, si elle s’inscrit dans une longue évolution des relations entre l’UAW et les « Big Three » (« Trois Grands » de l’automobile américaine : General Motors [GM], Ford et Chrysler) marque malgré tout un important tournant dans ces relations. Eventuellement, étant donné que ces relations se jouent sur le plan mondial, on peut y voir une préfiguration de ce qui se déroule en Europe et en France.

Les relations de travail aux Etats-Unis

Pour la compréhension de cette grève, on doit rappeler ce qu’étaient et sont les relations de travail aux Etats-Unis et la place qu’y tiennent les syndicats.

Schématiquement, un syndicat, quelles que soient son organisation et sa puissance, ne peut intervenir dans une entreprise que s’il y est reconnu par un vote de la majorité des travailleurs de cette entreprise. Il doit alors, et il est le seul admis à le faire, fixer par des discussions avec la direction, et l’approbation de ces travailleurs, les termes d’un contrat d’une durée limitée, dont les conditions s’appliqueront à la totalité des travailleurs concernés. On trouve une situation semblable au Royaume-Uni, mais avec une autre possibilité : celle de passer outre au vote des travailleurs en donnant la représentativité dans l’entreprise à un seul syndicat, par un accord direct entre l’employeur et ce syndicat. Ce dernier se trouve alors investi de cette fonction d’intermédiaire à l’exclusion de toute autre organisation. Nous verrons que, dans les faits, une telle situation tend à s’instaurer également aux Etats-Unis.

Actuellement en France, on peut observer une telle tendance à ce qu’un seul syndicat ait la représentativité dans l’entreprise, mais la situation est ici beaucoup plus complexe, en raison du pluralisme syndical, alors qu’aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, il n’existe pratiquement qu’une seule confédération nationale syndicale (ce qui n’exclut pas qu’il y ait compétition entre différents syndicats affiliés à la même confédération).

Il y a une autre grande différence concernant le statut des syndicats entre la France et les Etats-Unis. Si ce dernier pays compte environ 14 % de syndiqués par rapport à la population active, alors que la France en dénombre moins de 5%, ces chiffres sont l’inverse du pouvoir réel des syndicats dans ces deux pays. Mis à part cette question aléatoire de représentativité dans une entreprise, le syndicat n’a pas aux Etats-Unis de pouvoir légal alors qu’en France le pouvoir des syndicats reconnus « représentatifs » par la loi est particulièrement important ; non seulement ils ont le droit d’intervenir dans toutes les entreprises employant au moins 10 salariés, mais ils participent paritairement à quantités d’organismes gérant le salaire différé affecté à toutes les protections sociales (1).

Cette question de protection sociale est une des grandes différences dans les relations de travail aux Etats-Unis et plusieurs Etats européens, dont la France, où une réglementation nationale garantit une couverture sociale (principalement santé, retraite et chômage) indépendamment des relations de travail avec une entreprise, du simple fait d’être salarié.

Aux Etats-Unis, une telle couverture sociale nationale n’existe pratiquement pas, à l’exception de ce qui relèverait en France de l’assistance à ceux qui ont de très faibles ou pas du tout de revenus (2). Un travailleur n’a de protection sociale que celle définie dans le cadre de son contrat de travail, réglementé éventuellement par le contrat collectif passé par le syndicat représentatif dans l’entreprise – ce contrat restant aléatoire, car, toujours temporaire, il est régulièrement rediscuté, les termes de son renouvellement dépendant du rapport de forces dans l’entreprise.

On peut comprendre que s’il est de l’intérêt des travailleurs d’avoir la garantie d’un tel contrat collectif d’entreprise, l’intérêt de l’entreprise peut être exactement l’opposé. Beaucoup de sociétés de toutes tailles peuvent trouver intérêt à ne pas avoir du tout de représentation syndicale (voir l’exemple de Wal-Mart). D’autres, généralement de grands trusts, peuvent voir dans le syndicat un auxiliaire de gestion. Cette situation a une double conséquence. D’un côté, une partie du patronat peut faire tout pour éviter la syndicalisation de ses salariés, et à cet effet se sont développées nombre de sociétés qui offrent un éventail impressionnant de méthodes, tant juridiques que médiatiques et allant jusqu’à la violence de milices privées, pour briser toute tentative d’implantation d’un syndicat (3). D’un autre côté, dans les grandes entreprises syndicalisées s’est développée toute une bureaucratie intégrée dans la gestion de la force de travail, à un niveau inconnu en Europe. Mis à part ces grands trusts qui peuvent avoir des contrats nationaux, les contrats sont conclus par entreprise, ce qui fait que la représentation syndicale est totalement décentralisée au sein de chaque société.

Nous verrons, avec l’exemple d’AMM, que cette pratique gagne même les grands trusts qui fonctionnaient avec des accords couvrant toutes les usines nationales,et qui tentent aujourd’hui d’en venir à des accords usine par usine. On peut rapprocher cette situation de la même tendance, de fait en Allemagne (4), et de droit en France (5).

Un autre corollaire de cette situation va jouer un rôle important dans l’évolution industrielle des Etats-Unis. Dans les zones industrialisées du Nord, les circonstances ont fait qu’on trouve beaucoup d’entreprises sous contrat collectif, et que dans le centre ou le Sud peu développé industriellement la syndicalisation est quasiment nulle. Une première délocalisation nationale a conduit au transfert de nombre d’industries échappant à toute syndicalisation, à tout contrat collectif et ayant les mains libres pour imposer leurs conditions de travail.

D’une certaine façon on a vu une semblable évolution en France dans les années 1950, alors qu’il existait des zones légales différenciées de salaires lors du transfert des industries vers les zones rurales à fort excédent de main-d’œuvre.

Mais la comparaison est toute relative : en France, les garanties sociales restaient acquises puisque liées nationalement au statut de salarié. Par contre, aux Etats-Unis, sans contrat d’entreprise donnant les garanties santé et retraite, le travailleur n’avait strictement rien sauf le bon vouloir du patron (6) ; il devait, s’il en avait les moyens, se procurer ces garanties auprès d’une société d’assurance ou d’un fonds de retraite. De son côté, l’entreprise pouvait satisfaire les obligations du contrat en matière de santé et de retraite (les « benefits ») soit en les finançant directement (un cas fréquent et qui pèsera lourd dans les coûts du travail), soit par la souscription d’assurances pour l’ensemble de son personnel ou l’adhésion collective à un fonds de pension. Ces derniers points vont prendre une grande importance dans le renouvellement des contrats, en raison d’abord de la concurrence nationale des sociétés ayant éludé tout contrat, puis à cause de la mondialisation. A ce dernier stade, ce ne seront plus les questions de « benefits » qui seront essentielles lors du renouvellement des contrats, mais l’ensemble des conditions de travail, c’est-à-dire le coût global de la force de travail.

L’industrie automobile aux Etats-Unis est l’illustration parfaite de ce que nous venons d’expliquer sommairement d’une manière générale. Jusqu’à récemment, les « trois grands » de l’automobile avaient des contrats collectifs pour l’ensemble de leurs usines américaines, impliquant notamment des garanties maladie et retraite qu’elles assumaient directement sur leurs fonds propres, pour les actifs comme pour les retraités et leur famille.

GM a été pendant longtemps le premier trust mondial, le plus important et le plus symbolique. D’une certaine façon, à son échelle, une telle convention fonctionnait comme, en France, une convention collective fonctionne pour une branche d’industrie. Et ce que l’un des « Big Three » concédait était tôt ou tard repris par les autres lors du renouvellement de leur contrat.

Des pressions constantes

On sait comment les « trois grands » ont progressivement perdu leur domination sur le marché automobile mondial puis, plus récemment, américain, au profit des constructeurs étangers, et surtout japonais. Ce qui fut le prétexte de pressions constantes pour obtenir des concessions sur le coût du travail. On fait parfois remonter le début de cette offensive à l’écrasement par Reagan de la grève des contrôleurs aériens et l’élimination de leur syndicat, Patco (7), en août 1981. Reagan avait alors spectaculairement congédié les 11 359 contrôleurs en grève qui avaient défié son ordre de retour au travail.

Cette date marquerait le départ d’une offensive généralisée contre les syndicats. Mais, notamment dans l’automobile, le processus de dégradation des conditions de travail était déjà largement amorcé depuis les années 1950 et le rôle du syndicat UAW déjà réduit à entériner plus ou moins ouvertement la politique de redressement des « trois grands » face à une concurrence grandissante sur la plan mondial. Dès 1950, les équipementiers avaient commencé à délocaliser dans les zones rurales du Midwest, là où on ne craint pas la syndicalisation.

Ne pouvant « désyndicaliser » leurs usines, les « trois grands » ont pensé, dans un premier temps, résoudre les problèmes de concurrence et d’abaissement des coûts en se séparant de pans entiers de leur appareil de production intégré, en créant des filiales pour la fabrication de pièces détachées : Delphi pour GM, Visteon pour Ford. L’intérêt de cette politique pouvait apparaître dans le fait que ces filiales ne seraient plus « sous contrat syndical » et pourraient se rentabiliser en travaillant pour d’autres sociétés. Mais ce transfert de production impliquait le transfert de travailleurs – et les travailleurs ainsi transférés obtinrent les mêmes garanties que lorsqu’ils étaient exploités par la maison mère, maintenant la collaboration avec l’UAW. Ce qui ne faisait que transférer les charges sur les filiales.

En même temps, à chaque renouvellement de contrat, le syndicat UAW finissait par accepter le même grignotage, de plus en plus important, que dans les maisons mères. Cette évolution a coïncidé avec de profondes transformations techniques, telles que l’introduction de processus de fabrication automatisés éliminant les travailleurs non qualifiés. Mais ce qui obérait toujours plus les coûts de production, c’étaient les charges maladie et retraite dont il était impossible de se débarrasser sans l’accord non seulement de l’UAW, mais aussi des travailleurs syndiqués.

Pour parvenir à ce but, les « trois grands » ont amorcé un processus de délocalisation hors du territoire américain, notamment dans les pays à faible coût de main-d’œuvre comme le Mexique, les filiales établies antérieurement dans les pays industrialisées (essentiellement en Europe occidentale) n’intervenant pas dans ce processus à cause du taux élevé du dollar. La délocalisation (menace et réalité) est devenue l’élément central de cette politique de réduction des coûts dont on a pu voir les conséquences au cours du temps. C’est ainsi que l’UAW a fini par faire accepter progressivement à ses membres, sous la menace « à prendre sinon on ferme » :

– le système « two-tier » permettant de créer deux catégories de travailleurs, les anciens avec maintien des garanties acquises, les entrants avec des salaires et avantages sensiblement réduits ; – les « buy-out » consistant à offrir aux anciens le départ volontaire indemnisé avec bien sûr perte des garanties retraite et santé ; – la mise en préretraite avec maintien de ces garanties ; – les aménagements, à chaque renouvellement, grignotant à chaque fois un peu plus les salaires, les remboursements maladie pour les actifs et les retraités ; – les fermetures d’usines des zones industrialisées du Nord des Etats-Unis qui accompagnaient souvent ces mesures.

Les sociétés d’équipement automobile ont dû faire face, pour une bonne partie de leurs travailleurs, à des charges sociales dont la maison mère s’était débarrassé. Elles ont eu recours, comme d’autres entreprises (notamment du secteur aérien), à une disposition juridique qui permet, aux Etats-Unis, lors d’une mise en redressement judiciaire, de faire table rase de tous les contrats, particulièrement des conventions collectives : Delphi et Tower Automotive se sont déclarées en faillite, en 2005, Dana Corp en 2006. En janvier 2008, Visteon, renflouée en 2006 par Ford (qui n’a jamais dégagé de bénéfices depuis sa séparation de Ford en 2000) a annoncé la fermeture de trente usines, supprimant des emplois et se renforçant en Asie et en Europe. Pour maintenir sa présence, l’UAW a accepté la signature de nouveaux contrats avec des coupes drastiques dans les salaires et avantages sociaux. De 1979 à 2008, le nombre des travailleurs de l’automobile membres de l’UAW est tombé de 1 500 000 à moins de 500 000. Ce qui n’empêche pas le président de l’UAW, Ronald A. Gettelfinger, de déclarer : « L’UAW a la réputation établie de travailler avec les entreprises pour améliorer leur position concurrentielle et garantir les emplois. »

La grève à American Axle

Le contrat entre l’équipementier AAM et l’UAW sur le territoire américain expirait le 26 février à minuit. Les propositions patronales pour le renouvellement de ce contrat étaient sans ambiguïté. Le président d’AAM avait déclaré, en avançant ses propositions, que « le syndicat [devait] accepter les mêmes concessions qu’avec les autres équipementiers ou constructeurs ». Pour l’essentiel, comme nous le verrons, le nouveau contrat impliquait une baisse des salaires de moitié de leur montant pour tous les travailleurs.

On peut comprendre qu’une telle annonce d’une baisse brutale du niveau de vie (les abandons antérieurs de l’UAW avaient été progressifs, s’accompagnant de tactiques de divisions) et cette sorte d’ultimatum ont dressé tous les travailleurs contre eux. C’est ce qui fit que l’UAW ne put éviter la grève. Mais elle dévoilera peu à peu sa tactique d’épuisement de la combativité ouvrière, pour finir par faire accepter l’essentiel des propositions patronales.

Ce n’était pas le moment propice pour déclencher un conflit. Non seulement à cause de la crise générale que traversent les Etats-Unis, mais surtout à cause du marasme de l’industrie automobile américaine, touchée de plein fouet par l’envolée du prix des carburants, et plus spécialement à cause de la crise propre d’AAM.

AAM n’est pas vraiment une filiale de GM comme Delphi. La société a été fondée en 1994 par la cession de la division « essieux », à laquelle se joindront d’autres pièces détachées (arbres de transmission, amortisseurs, etc.), à un industriel paternaliste, Richard Dauch, qui y investit 3 millions de dollars pour la moderniser. L’UAW y fut « reconnue » et les contrats signés étaient plus favorables que ceux des autres équipementiers qui, comme nous l’avons vu, ont en 2005 réduit énormément leurs coûts de production (utilisant la procédure de faillite comme Delphi, Tower Automotive ou Dana Corp.). Pour faire face à cette concurrence, AAM s’est en partie délocalisé et exploite 29 usines dans 17 pays. Elle emploie 5 300 personnes aux Etats-Unis, contre 7 500 en 1994, alors qu’elle en exploite 3 800 en dehors du pays. Outre les essieux, AAM fournit d’autres pièces détachées, pour 80 % à GM (particulièrement pour les véhicules utilitaires) et 10 % à Chrysler. Pour ne citer qu’un exemple, l’usine AAM de Guanajuato au Mexique emploie 700 travailleurs, les paye en moyenne 13 dollars par jour, près du tiers du salaire horaire des usines du nord des Etats-Unis. AAM prévoit d’ici 2012 une croissance de plus de 50 % hors des Etats-Unis avec des usines en Pologne, au Brésil, an Chine, en Thaïlande et en Inde.

De plus, la situation du marché automobile aux Etats-Unis est catastrophique, surtout pour les pourvoyeurs de véhicules très gourmands en carburant (en février, au moment où débute la grève d’AAM, GM a en stock environ 120 jours de vente des utilitaires SUV et pick-up, alors que la norme est moitié de ce chiffre). GM, le principal client d’AAM, a commencé d’appliquer, avec la bénédiction de l’UAW, un plan de restructuration comportant un départ massif d’ouvriers (départs volontaires indemnisés et préretraites, ces partants étant remplacés par des plus jeunes payés environ moitié moins, soit 14 dollars de l’heure). Les usines GM de Pontiac et de Flint (Michigan) fabriquant des véhicules utilitaires ont été réduites à une seule équipe, 74 000 ouvriers étant sur le départ ou déplacés à l’usine de montage Orion Township (petites voitures, dont la production a augmenté de 37 %), où UAW négociait une troisième équipe. Mais globalement, GM doit réduire sa production de 16 %. Non seulement AAM était touchée par ces mutations de production, mais, en prévision d’un long conflit, elle avait constitué des stocks de pièces détachées.

En 2004, lors du renouvellement du précédent contrat arrivé à expiration en février 2008, les travailleurs de l’usine principale d’AAM à Hamtramck (Michigan) avait rejeté le nouveau contrat prévoyant notamment le système « two-tier » – ce qui n’avait pas empêché la signature du contrat par l’UAW. L’application de cette dernière disposition s’était pourtant révélée inefficace quant à la réduction des coûts, car il y avait eu peu de départs et peu d’embauches.

Un des ouvriers, comptant quatorze ans de labeur pour le compte d’AAM, pouvait déclarer au début de la grève : « Ils veulent juste faire un exemple pour imposer des concessions à tous les travailleurs ; on ne se laissera pas faire ; la question est à partir de quand on dira “assez”. »

Pour être parmi les derniers à se voir imposer des réductions drastiques sur leurs conditions de vie et de travail, cette fois brutalement, les travailleurs d’AAM, par leur réaction, non seulement imposaient à l’UAW de refuser les propositions patronales qu’elle avait fait accepter ailleurs,mais aussi de déclencher une grève qui est devenue, comme l’exprimait ce travailleur, le symbole d’une résistance à la dégradation générale des conditions de travail et de vie aux Etats-Unis.

La grève dans les cinq usines du Michigan et de l’Etat de New York commence le 26 février à minuit et implique les 3 650 travailleurs membres de l’UAW. Les propositions patronales refusées comportaient :

– sur la fiche de paie, la baisse des salaires horaires de 28,15 dollars à 14,50 ou 11,50 dollars (globalement, pour la société AAM, le salaire global, tous « benefits »inclus, était réduit de 60-70 dollars l’heure à 20-30 dollars l’heure) ; mais cette réduction signifiait pour un travailleur moyen des salaires hebdomadaires de 465 dollars brut (320 dollars net, environ 200 euros) ; – le transfert du service des retraites à une caisse distincte, c’est-à-dire une non-garantie du niveau des retraites, dont le montant serait détaché du système des contrats collectifs (8) ; – la suppression des garanties santé pour les retraités ; – le départ de 2 000 travailleurs sur 3 650, par mises à la retraite anticipée et départs volontaires indemnisés ; – la fermeture de certaines usines.

Marchandage

Curieusement, l’UAW ne lance pas la grève contre ces réductions drastiques, mais la justifie par le fait que l’AAM « n’a pas fourni les informations économiques nécessaires pour décider si le syndicat doit accepter ou refuser les propositions » ; et le syndicat présente des contre-propositions qui entérinent ce que veut imposer AAM, en marchandant simplement sur les chiffres. En fait, bien que contrainte de cautionner un conflit ouvert, l’UAW entend avant tout préserver sa position de cogestionnaire de la force de travail, conformément aux intérêts de l’entreprise. En regard des menaces implicites d’AAM, en cas de refus, de fermer toutes ses usines américaines et de transfert total des fabrications à l’étranger, notamment au Mexique, l’UAW privilégie sa position en tant que syndicat et son existence même.

Un autre fait vient confirmer cette position : le syndicat veut éviter à tout prix une généralisation du conflit, alors même que d’autres équipementiers sont en grève eux aussi pour des questions identiques de réduction de salaires et d’avantages.

Malgré la situation difficile dans laquelle s’est engagée la grève, deux choses commencent à se faire jour vers la mi-mars, après moins de trois semaines de grève :

– la détermination des grévistes, qui bloquent pratiquement toute fabrication et tout transfert des stocks ; – le fait que la grève commence à mordre : 29 usines américaines de GM ont dû fermer totalement ou partiellement (touchant 10 % des effectifs américains) et d’autres sont menacées, dont celle de Lordstown (Ohio, 3 750 ouvriers) fabriquant des petites voitures (Cobalt et Pontiac) dont les ventes ont augmenté de 43 % dans les deux premiers mois de 2008.

Des bruits relayés par les médias commencent à circuler : l’UAW, malgré ses dires selon lesquels les pourparlers seraient au point mort, aurait déjà accepté les propositions patronales et n’aurait accepté la grève que pour sauver la face. AAM commencerait à passer des annonces à la fois pour recruter du « personnel de remplacement (9) » et pour faire face au plan de départs volontaires et de mises à la retraite anticipée en cas d’approbation de ses propositions. Des centres de formation sont même déjà organisés, ce qui entraîne un déplacement des piquets de grève pour les bloquer. En même temps, une intox développée par AAM et l’UAW laisse croire, sans aucune précision, qu’une usine sur trois fermerait.

L’UAW organise à Detroit une manifestation, mais en précisant qu’elle l’annulerait s’il y avait un accord, ce qu’elle fait vers le 20 mai en même temps qu’elle ordonne la levée des piquets, alors que des tentatives de solidarité horizontale se font jour.

Ces bruits s’accompagnent de l’annonce que GM est prêt à donner de l’argent à AAM pour qu’il « puisse sortir de la grève » (10). GM versera effectivement 218 millions de dollars parce que, à ce moment, il ne dispose plus que d’une à deux semaines de stocks pour faire face à ses ventes.

A ce même moment, l’UAW annonce qu’un accord a été conclu. Les votes des membres vont se dérouler en deux temps : d’abord, dans trois petites usines, le vote pour l’accord se fait à l’esbroufe, sans qu’il ait été possible aux 1 600 travailleurs concernés de connaître en détail le contenu de ce qu’on leur propose d’adopter. A la troisième usine, les 2 000 travailleurs demandent à mieux connaître l’accord, et le vote est différé de cinq jours alors qu’est déjà connue l’acceptation des autres. Les leaders syndicaux qui en donnent les détails rencontrent une forte opposition. Lors d’une réunion informelle préparatoire au vote à Détroit, avant le meeting officiel, un ouvrier déchire sa carte syndicale dans un ouragan d’applaudissement et en jette les morceaux dans la foule. Puis, lors du meeting officiel d’explication, les dirigeants syndicaux se font huer ; différentes manipulations des micros finissent par interdire aux récalcitrants de s’exprimer. Les médias insistent de plus en plus sur le point central du débat : « Ou acceptation ou fermeture. »

Finalement, le 22 mai, dans cinq usines du Michigan et de New York, un vote favorable est acquis à 78 % des votants (1 172 « pour » et 418 « contre » ; d’après les effectifs totaux donnés de 2 000, on déduit 350 abstentions). La nouvelle convention de quatre ans réduirait les coûts de production de 300 millions de dollars par an. Le catalogue est édifiant, car il entérine pratiquement tout ce qu’AAM voulait obtenir depuis le début :

– les salaires réduits de près de 40 % : de 28 à 18,50 dollars horaires pour les travailleurs qualifiés (au départ AAM demandait 14 dollars) et pour les non-qualifiés de 26 à 14 dollars (une « adaptation » de 105 000 dollars par tête sur trois ans est prévue) ; – la fermeture de deux usines de Detroit et de celle de New York ; – des départs volontaires, avec une indemnité de 140 000 dollars pour ceux qui ont plus de dix ans d’ancienneté et 85 000 pour les autres, mais perte de l’ensemble des « benefits » ; – la retraite anticipée pour ceux qui n’ont plus que quatre ans d’exploitation, avec une indemnité de 55 000 dollars ; – le gel des retraites et leur transfert à un fonds de pension ; – différentes mesures pour dorer la pilule : une prime de signature de 5 000 dollars, une prime de performance de 2 % du salaire annuel, une prime de Noël de 500 dollars en 2009, l’augmentation des contributions santé de 3 % en 2010 , etc. ; – l’usine de Hamtramck a vu l’UAW de l’établissement signer un accord distinct, qui comporte une interdiction de grève pendant toute la durée du contrat collectif, « quelles que soient les circonstances » et qui annule toutes les conventions antérieures.

Quel enseignement tirer d’une telle grève ?

A première vue, elle semble une grève comme tant d’autres aujourd’hui dans les pays industrialisés, essayant de contrer la baisse des salaires imposée par les entreprises pour faire face à la concurrence des pays à faibles coûts de production. Luttes qui se terminent invariablement, d’une manière ou d’une autre, par des défaites orchestrées par le chantage : « Acceptez ou on ferme. »

De telles luttes peuvent être mises en parallèle avec des luttes dans les pays en développement pour conquérir de meilleures conditions de travail qui, elles, aboutissent, à l’opposé, à augmenter les coûts de production. Si l’on considère que dans une multinationale, il y a une telle interdépendance entre les différentes unités (de la maison mère, des sous-traitants souvent en cascade) qu’un simple grain de sable peut en perturber tout le fonctionnement, on doit voir qu’en regard, cette multiplicité de facteurs permet des substitutions qui relativisent considérablement l’impact de cette vulnérabilité. En d’autres termes, comment une grève, si longue et si dure soit-elle, dans un secteur clé, peut-elle être autre chose qu’un coup d’épingle sur un éléphant ?

On pourrait penser que l’intérêt du capital global l’entraînerait, pour endiguer la baisse du taux de profit, à transférer la totalité des activités productrices des anciens pays industrialisés vers les pays en développement. Et on pourrait se demander pourquoi les sociétés concernées tentent de conserver des activités dans des sphères nationales bien qu’elles soient plus onéreuses, tout en essayant d’en réduire le coût au maximum, sans pouvoir pourtant égaler – et de loin – ceux des pays en développement.

Outre que l’avantage réel d’une délocalisation ne se résume pas seulement au différentiel de coût horaire salarial (autres facteurs locaux de productivité, logistique, variations de taux de change, etc.), le capital trouve l’essentiel de ses marchés dans les vieux pays industrialisés.

Dans ces derniers pays, les relations de production dans les secteurs qui y sont maintenus ne sont pas statiques. Les coûts de production dépendent aussi des techniques de production, y compris les modes d’exploitation de la force de travail et les relations avec les organismes de médiation entre travail et capital.

« Flexibilité » de cette force de travail est devenue le maître mot dans l’exploitation, correspondant aux conditions de l’organisation de la production à flux tendu. Cette flexibilité, c’est-à-dire l’adaptation constante de la production aux besoins du marché, signifie que les relations de travail sont au plus près des nécessités de l’entreprise. C’est à quoi tendent les usines délocalisées, qui tentent d’imposer aux travailleurs des conditions hors normes quant aux critères actuels du capital occidental, mais proches de celles en vigueur aux tout début du capitalisme.

C’est aussi à quoi tendent de nouveau les relations de travail dans les sociétés occidentales. La grève d’AAM s’est accompagnée d’un démantèlement de ce qui pouvait subsister d’accords collectifs applicables à toutes les usines d’un trust, et qui constituaient un cadre trop rigide dans l’adaptation de chaque production aux fluctuations du marché.

Cela ne concerne pas seulement AAM. Le 15 mai, GM a signé au Canada avec le syndicat CAW (jumeau canadien de l’UAW) un contrat spécifique pour une usine canadienne et dans l’Ohio un autre contrat du même genre sur des questions syndicales locales. L’organisation des relations de travail par société ou par usine et non plus par branche existe déjà aux Etats-Unis, soit dans une majorité d’entreprises où le syndicat n’est pas reconnu soit dans de très grandes entreprises comme Wal-Mart ou MacDonald’s où la franchisation permet une telle individualisation (hors syndicat bien sûr). On voit le développement de ce qui était déjà donné comme une constante dans l’organisation du travail : l’individualisation des relations de travail et de l’activité syndicale.

Cela correspond exactement à ce que l’on peut voir en France dans les débats sur la représentativité syndicale au niveau de l’entreprise, actuellement en discussion dans la « modernisation » des relations de travail. Personne ne peut dire ce qu’une telle évolution engendrera : d’un côté, elle donne les mains libres aux dirigeants pour adapter en temps réel l’exploitation de la force de travail aux nécessités du marché, de l’autre elle libère les travailleurs des contraintes qu’instituaient les cadres collectifs de régulation et révèle le rapport direct travail-capital.

Quant aux centrales syndicales, dans ce processus, on pourrait leur appliquer cette réflexion d’un sociologue du travail : « Aujourd’hui, les syndicats sont dans des relations conflictuelles avec les entreprises et paraissent n’exister que comme des centres d’avantages pour les bureaucraties syndicales (11). » On ne peut que constater à ce sujet l’inanité des tentatives de réformer, de moderniser, de démocratiser les appareils syndicaux. Dans le passé, toutes ont fait faillite (12). La plus récente de ces tentatives, essayant de surfer sur les grèves des « janitors » impulsées par le syndicat des services SEIU, avait provoqué une scission de l’AFL-CIO et la formation d’une dissidence « Change to win ». Celle-ci vient de signer un accord secret avec deux grands groupes hôteliers impliquant une clause de non-grève, le renoncement à tout piquet, etc. par-dessus le vote des membres du syndicat.

Cette reconstitution d’un cadre collectif des relations de travail semble contradictoire avec ce que nous avons exposé. Cela montre le pragmatisme qui prévaut dans les relations de travail, mais doit aussi être relativisé, car cet accord secret concerne un secteur qui n’est nullement poussé par la concurrence internationale et où précisément la manière dont les luttes antérieures se sont développées ont donné à la base un pouvoir qu’il s’agit d’encadrer (13). De telles tendances sont plus récemment apparues dans le mouvement des latinos (14) où le mouvement de base contre la réglementation des immigrés sans papiers s’est fait totalement hors de toute organisation syndicale ou politique, ce qui peut expliquer également cette introduction d’un cadre collectif de régulation des relations de travail.

H. S.

NOTES

(1) En pratique, en France dans les petites entreprises, là où il n’y a pas de syndicat, on fait appel à un syndicat local pour régler les conflits avec l’employeur. Cette pratique doit être réglementée dans la réforme présente du droit du travail par l’institution légale d’un « délégué de site » appartenant à un syndicat représentatif nouvelle définition.

(2) En cas de licenciement, l’indemnité légale de chômage est limitée à 13 semaines.

(3) Wal-Mart, le géant mondial de la distribution est le parfait exemple du trust qui exclut toute représentation syndicale (sauf en Chine pour le syndicat officiel concession commerciale nécessaire et sans risques, au contraire). La pratique étendue de la franchisation renforce cette exclusion de tout vote en vue d’une représentativité syndicale, même dans un établissement local.

(4) En Allemagne, on assiste à un double courant vers une individualisation des relations de travail : d’un côté la formation de syndicats professionnels (agents de conduite, médecins, etc.), de l’autre la conclusion informelle mais très répandue d’accords d’entreprises sortant du cadre des contrats collectifs de branche d’industrie.

(5) Les vicissitudes récentes des discussions au niveau national entre syndicats, Medef et gouvernement aboutissent à définir une représentativité syndicale majoritaire unique au sein d’une entreprise entraînant cette individualisation des relations de travail.

(6) « Pour la dizaine de millions de travailleurs qui n’ont pas de qualification professionnelle, une carte syndicale est le principal passeport pour une véritable existence sociale (Rick Fantasia et Kim Voss, Des syndicats domestiqués, Répression patronale et résistance syndicale aux Etats-Unis, éd. Raisons d’agir, 2003).

(7) Patco, seul syndicat des contrôleurs aériens américains avait pensé bénéficier de la mansuétude de Reagan, juste élu en champion du libéralisme économique, dont il avait soutenu la candidature en lançant, juste après cette élection, une grève illégale pour des revendications professionnelles. Aucun des contrôleurs concernés n’aurait pensé que leur syndicat s’en trouverait détruit et qu’ils seraient tous à la rue et que le bras de fer victorieux du gouvernement servirait de symbole de la déroute de l’opposition syndicale aux Etats-Unis. Sur cette grève voir The Air Controllers’ Controversy : Lessons from the Patco Strike, d’Arthur B. Shostak et David Skocik (Paperback, NY : Human Sciences Press, 1986) et Echanges n° 55 (avril-mai 1988), p. 29.

(8) De nouvelles normes comptables internationales ayant imposé aux sociétés servant directement les retraites et la santé sur leur fonds propres de constituer des garanties financières identifiées, ces entreprises se sont, le plus souvent dégagées en transférant le service de ces garanties à des caisses distinctes non soumises à de telles obligations. Ces normes imposées par le capital financier ont servi aux trusts de l’automobile américains d’instruments pour se libérer de lourdes obligations contractuelles (voir Echanges n° 123, p. 9).

(9) Le « jaune », baptisé aux Etats-Unis « travailleur de remplacement », bénéficie d’une reconnaissance légale, ce qui le protège et permet à l’employeur, lorsque la grève est terminée de l’intégrer dans les effectifs de l’entreprise comme un travailleur à part entière.

(10) C’est une pratique assez courante lorsqu’un conflit de cette nature risque de bloquer la production principale de voir le sous-traitant en difficulté soutenu financièrement par son client. GM a ainsi soutenu récemment avec plusieurs milliards de dollars sa filiale Delphi.

(11) A. Horowitz. 4 mars 2008.

(12) Les tentatives pour « démocratiser » l’AFL-CIO n’ont pas manqué dans la période récente. La plus importante impliqua Sweeney (1995) et la tendance Teamsters for Democratic Union (TDU) ; plus récemment eut lieu une scission dont nous parlons ci-après. Toutes ont fini par échouer, en raison du fait central que la fonction syndicale d’intermédiaire entre travail et capital sur le marché de la force de travail ne peut avoir qu’une position réformiste qui ne peut reproduire, au mieux que la démocratie bourgeoise.

(13) Voir Echanges n° 115, p 23. Le syndicat SEIU fut un des promoteurs de la scission de l’AFL-CIO contestant le pouvoir notamment de l’UAW au nom de la « démocratie syndicale ».

(14) Voir Echanges n°117, été 2006, p. 1.

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