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Quand peut-on invoquer la désobéissance civile ?

Lorsque 150 000 citoyens ignorent à leur insu un itinéraire dûment remis à la police, ces manifestants pratiquent-ils la désobéissance civile? Qu’en est-il des milliers de personnes qui, au moyen de leurs casseroles, expriment leur indignation face au gouvernement? Qu’en est-il enfin de l’action du député arrêté hier à Québec ? Répondre à ces questions suppose que soient clarifiés les deux enjeux suivants: 1) avons-nous assisté à des actes de désobéissance civile depuis la grève étudiante et la crise sociale? 2) Est-ce que la situation actuelle, depuis l’adoption de la loi spéciale, justifie la désobéissance civile?

L’emploi de l’expression désobéissance civile, comme celui du mot décroissance, n’exige pas moins une clarification, faute de quoi il se trouvera immanquablement galvaudé. Lorsque le ministre de la Justice associe la «désobéissance civile» et le vandalisme, non seulement il galvaude allègrement cette expression, mais il pratique la désinformation. Quant à l’opinion répandue selon laquelle la désobéissance civile constitue la «négation même de la règle de droit, une pratique inadmissible en démocratie», elle n’exige pas moins un examen critique.

Afin qu’on y voit un peu plus clair, ce texte voudrait présenter la notion de désobéissance civile, l’illustrer par des exemples et montrer en quoi le recours à celle-ci peut sembler nécessaire lorsqu’un gouvernement devient autoritaire et risque de porter atteinte à des droits sociaux.

Un peu d’histoire : résistance passive et non-coopération

Si l’on voulait partir de la résistance passive d’un citoyen qui veut éviter de commettre une injustice, nous pourrions faire remonter la «désobéissance civile» à Socrate. En effet, on sait que Socrate a risqué sa vie à deux reprises afin de faire valoir la justice non pas en paroles, mais en acte. En contexte démocratique d’abord, Socrate, seul, s’est opposé par son vote à une procédure illégale visant à juger en bloc dix stratèges. Sous le régime des Trente tyrans, ensuite, Socrate serait rentré chez lui plutôt que d’accompagner les mandataires ayant reçu l’ordre de ramener Léon de Salamine pour qu’il soit mis à mort [1]. Or c’est non seulement à l’appel de sa conscience morale, dans des contextes publics, mais au prix de sa propre vie que Socrate a désobéi à des mesures qui le contraignait à commettre des actes injustes. Comme Socrate est bien connu pour son sens de la justice et sa justification intégrale des lois de la cité [2], sa résistance passive à l’égard du pouvoir politique mérite notre attention.

Si l’on saute plusieurs siècles et que l’on considère plutôt la non-coopération avec le pouvoir, il faut rappeler qu’Étienne de La Boétie, dans son Discours sur la servitude volontaire (publié après sa mort en 1576), déplorait le peu de prix que le peuple accorde à la liberté et invitait les citoyens à suspendre leur collaboration avec le pouvoir tyrannique. Or il demandait cette suspension de l’obéissance, car c’est d’elle que le roi tire sa toute puissance pour exploiter et dominer ses propres sujets. «Or ce tyran seul, il n’est point besoin de le combattre ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir.» [3] Tout comme la résistance passive de Socrate, le projet de ne pas collaborer avec un pouvoir politique injuste sera réaffirmée par Thoreau et Gandhi.

La désobéissance civile comme moyen de révolution pacifique

La notion de désobéissance civile comporte l’idée d’une transgression volontaire de la loi. Dans l’essai Resistance to Civil Government publié en 1849, Henry David Thoreau juge qu’il en va de la responsabilité morale de chaque citoyen de résister à l’application d’un décret injuste, et ce, en ces termes : «Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne seraient pas les majorités qui trancheraient du bien ou du mal, mais la conscience? […] Le citoyen doit-il jamais un instant abdiquer sa conscience au législateur?» [4]

Le problème auquel Thoreau était confronté venait du fait que l’obéissance de la majorité causait des préjudices au bien commun et retardait l’abolition de l’esclavage, ce pourquoi il voulut offrir au peuple le moyen d’une révolution pacifique. Or à l’époque où il vit à Walden, le gouvernement s’était lancé dans une guerre contre le Mexique, et environ le sixième de la population était réduite en esclavage. D’où, une forme de «désobéissance» qui exigerait le retrait de la taxe devant financer la guerre : «S’il n’est d’autre alternative que celle-ci : garder tous les justes en prison ou bien abandonner la guerre et l’esclavage, l’État n’hésitera pas à choisir. Si un millier d’hommes devaient s’abstenir de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une initiative aussi brutale et sanglante que celle qui consisterait à les régler, et à permettre ainsi à l’État de commettre des violences et de verser le sang innocent. Cela définit, en fait, une révolution pacifique, dans la mesure où pareille chose est possible.» Et il ajouta alors que «Sous un gouvernement qui emprisonne quiconque injustement, la véritable place d’un homme juste est aussi en prison. La place qui convient aujourd’hui, la seule place que le Massachusetts ait prévue pour ses esprits les plus libres et les moins abattus, c’est la prison d’État.» [5] Cette place sera alors celle de Thoreau, Gandhi, Luther King et Mandela.

La désobéissance civile est une action individuelle ou concertée qui, de manière volontaire, propose, par la transgression publique et pacifique d’une loi, le retrait d’une mesure jugée discriminatoire au point de vue de la conscience morale de citoyens ciblés par une injustice. La désobéissance doit être exécutée en toute «conscience de cause». Dès lors, elle s’inscrit comme une subversion pacifique visant à obtenir le retrait immédiat d’une loi jugée injuste. Cette subversion se fonde sur une argumentation morale qui précise les atteintes portées aux droits des citoyens. Ces éléments de définition permettent de rappeler à l’ordre ceux qui associent la désobéissance civile au vandalisme ou à un refus du droit car, comme le disait Gandhi, pour que la désobéissance soit «civile», celle-ci doit respecter toutes les autres lois.

Un exemple emprunté à Gandhi

À partir de 1893, Gandhi défendit les «droits» des Indiens du Natal, puis l’année suivante il contesta une taxe discriminatoire. C’est dans le cadre du satyagraha en Afrique du sud que Gandhi préconisa la désobéissance civile contre le pouvoir colonial britannique. C’est à cette époque qu’il fut jeté en prison et qu’il découvrit Thoreau. Toujours en 1908, pour s’opposer à la loi d’identification de tous les ressortissants, Gandhi, après s’être soumis à la procédure d’identification, prôna ensuite la «désobéissance civile» en demandant à ses confrères de brûler leurs certificats. Comme lui, plus de deux milles Indiens brûlèrent publiquement leurs papiers sans opposer de résistance aux forces de l’ordre, et ce, dans le cadre d’une action pacifique prouvant que les ressortissants n’obéiraient jamais à cette loi. Certes, il fallut une grève des mineurs et une marche des femmes pour que Gandhi obtienne, après sept ans de satyagraha, le retrait des mesures discriminatoires à l’égard des coolies. [6]

Cet exemple illustre que la désobéissance civile est un moyen de résistance pacifique qui peut conduire à des sanctions, qu’elle est une action publique de citoyens engagés dans une lutte sociale justifiée, et que la pratique vise le retrait immédiat d’une mesure discriminatoire.

Le devoir de désobéissance civile en contexte québécois

Il faut montrer maintenant que la possibilité de la désobéissance civile demeure inhérente à une saine démocratie. Pour ce faire, nous répondrons aux deux principales objections élevées contre cette pratique. Selon la première, la désobéissance civile serait inadmissible dans un État de droit, car elle menacerait à la fois la démocratie et les droits fondamentaux ; selon la seconde, comme les divers motifs allégués récemment au Québec ne seraient pas assez graves, la désobéissance civile ne serait donc pas acceptable.

Sur la première objection

Il semblerait que la désobéissance civile soit incompatible avec le respect de la démocratie et la primauté du droit. Mais si l’on prend acte des remarques précédentes, cette objection perd de sa force, car l’objectif de cette pratique est de faire évoluer concrètement la réflexion politique en matière de droits sociaux afin de parvenir à une démocratie digne de ce nom. En fait, cette objection vient de la crainte que la désobéissance civile conteste plusieurs lois. Or, comme le rappelait Muller en entrevue : «Ce risque de désordre est purement théorique». [7]

L’objection revient à l’idée selon laquelle il faut obéir à la Loi parce que c’est la Loi, ou qu’il faut obéir à la loi parce que la primauté du droit commande que personne, en principe, n’est au-dessus de la Loi. Or, c’est passer outre à l’essentiel que de réduire la désobéissance civile à une transgression de la Loi, car sa raison d’être est de questionner la légitimité des lois. À ce propos, «Le philosophe John Rawls a aussi réfléchi sur ‘le rôle et la justification de la désobéissance civile dans le cadre d’une autorité démocratique légitimement établie’. Pour lui, l’action de désobéissance civile vise à susciter dans l’espace public un débat démocratique sur une violation du droit. Les tribunaux peuvent, dès lors, prendre parti en toute légitimité en faveur de l’action de désobéissance civile en déclarant que la loi ou la politique contestée est anticonstitutionnelle ou que son application est illégale. Selon Rawls, l’action de désobéissance civile ‘aide à maintenir et à renforcer des institutions justes’ dans la mesure où elle corrige des manquements de la justice.» [7]

Démocratiquement justifiée et moralement nécessaire, la pratique de la désobéissance civile ne devrait donc pas être rejetée a priori dans le contexte d’une loi d’exception qui, selon des experts de l’ONU et plus de cinq cent juristes, porterait atteinte à des droits fondamentaux.

Or le seul fait de songer publiquement à la désobéissance civile, puis de la pratiquer, comme l’a fait un courageux député arrêté hier à Québec, illustre que nous devons nous interroger sur la légitimité de la loi, plutôt que de nous y conformer aveuglément sous prétexte que c’est la loi. Cela dit, la capacité de la conscience individuelle à résister à la primauté du droit, bien que celle-ci incarne le principe suprême de la législation, montre que certains citoyens ont atteint les stades 5 et 6 sur l’échelle du développement moral de Kohlberg. En effet, tout citoyen apte à argumenter sur la légitimité d’une norme dépasse le niveau conventionnel du respect de la loi et de l’ordre (stade 4) et se hisse ainsi au niveau de la moralité post-conventionnelle (celle du contrat social et des principes éthiques universels).

Enfin, il faut dire que la désobéissance civile est nécessaire en démocratie pour la simple et bonne raison que le législateur peut errer ou abuser de ses prérogatives, de surcroît lorsqu’il fait usage du bâillon pour adopter une loi controversée. En d’autres termes, il est indéniable que des représentants dûment élus, même dans un contexte démocratique, peuvent abuser de leurs pouvoirs et adopter des mesures autoritaires qui risquent de bafouer des droits.

Sur la seconde objection

Quant à la seconde objection, selon laquelle les motifs invoqués pour justifier le recours à la désobéissance civile dans le contexte récent ne sont pas assez sérieux, il faut mentionner qu’il s’agit ici des droits d’association, de représentation et de liberté d’expression. Qu’on se souvienne seulement que les requêtes en injonction obtenues par une poignée d’étudiants servaient essentiellement à délégitimer les mandats de grève obtenus démocratiquement en vertu de la Loi sur l’accréditation et le financement des associations d’élèves et d’étudiants.

Même si l’on ajoutait à ce motif initial que les effets de la loi d’exception limitent le droit de s’associer et de manifester, donc d’exprimer librement ses revendications, par les sanctions pénales et financières disproportionnées (art. 25, 26, 28) qu’encourt tout étudiant qui ferait du piquetage devant un collège (art. 13, 14) ou qui, via son association, en inciterait d’autres à prendre les moyens jugés nécessaires pour faire respecter un vote de grève (art. 15), nous n’aurions pas encore saisi la portée de ces atteintes. En effet, le tableau restera incomplet si l’on omet l’emploi, par les corps policiers, d’un pouvoir de répression excessif à l’endroit des étudiants et des manifestants pacifiques. S’il faut laisser le soin d’établir ces violations de droits aux instances compétentes, il n’en reste pas moins que c’est parce que ce sont des étudiants, des jeunes, des citoyens de la classe moyenne qui n’ont ni pouvoir économique ni capacité de tirer les ficelles du pouvoir qu’ils sont victimes d’un tel traitement.

Même si les récriminations des étudiants québécois ne sont pas les mêmes que celles de Henry David Thoreau, de Gandhi, de Martin Luther King ou encore de Nelson Mandela, elles méritent néanmoins considération, car elles reposent sur le même principe éthique universel que les leurs : le respect dû à quiconque demande à être entendu dans le cadre d’une lutte sociale pacifique fondée sur l’argument d’une «apparence de droit».

Conclusion

Il est évident que, en défiant délibérément une injonction émise par un tribunal, plusieurs étudiants de même que certains professeurs ont pratiqué la désobéissance civile. Quant à l’affirmation selon laquelle la participation à une manifestation nocturne jugée d’office illégale par les forces de l’ordre serait aussi de la désobéissance civile, celle-ci se heurte au fait que la police, en tolérant ces marches spontanées et pacifiques, les rend par le fait même civiles. Évidemment, ce n’est pas le cas à Québec, comme l’illustre clairement l’arrestation d’un député mardi soir. Enfin, peut-on sérieusement imaginer qu’en «jouant de la casserole» les citoyens pratiquent la désobéissance civile et transgressent en toute conscience de cause la loi spéciale? Je ne le pense pas. Pour l’essentiel, me semble-t-il, nous avons affaire à un mouvement populaire qui exprime un profond désarroi face à une manière de gouverner qui ne correspond plus à ce que l’on attend d’un digne exercice du pouvoir en démocratie.

Faut-il donc pratiquer la désobéissance civile pour contrer la loi 78 ? C’est une question de conscience autant que de stratégie politique, car la désobéissance civile peut être onéreuse. Certes, mais l’argent n’est pas tout : «La désobéissance civile, affirmait Gandhi, est le droit imprescriptible de tout citoyen. Il ne saurait y renoncer sans cesser d’être un homme.» [7]

Daniel DESROCHES
Collège Lionel-Groulx
Le 6 juin 2012

Notes

[1] Platon, Apologie de Socrate, 32 b-e, GF, 1997, p. 112-3.

[2] Pour le respect et la justification des lois par Socrate : Platon, Criton, GF, 1997.

[3] De la Boétie, É. Discours de la servitude volontaire, § 11, Mille et une nuits, 1995, p. 12.

[4] Thoreau, H. D. (1849) De la Désobéissance civile, § 4.

[5] Op. cit, § 31.

[6] Fischer, L. La vie du Mahatma Gandhi, Belfond, 1983, 77-88, 101-109.

[7] Ravet, J.-C. «Le devoir politique de désobéir : Entrevue avec J.-M. Muller», Relations, 743, septembre 2010, p. 1-3.

N.B. Une version abrégée de ce texte a été publiée sur le site du Journal des Alternatives.

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