AccueilNuméros des NCSNo. 19 - Hiver 2018Prendre en compte les femmes à bas salaires et racisées

Prendre en compte les femmes à bas salaires et racisées

Il fut une époque où rassembler les termes « femmes » et « syndicalisme » constituait tout un programme de luttes… Mais si les femmes sont à présent aussi nombreuses que les hommes sur le marché du travail et dans les syndicats, les structures de domination sont restées et les inégalités entre femmes se sont accrues. Les femmes sans diplôme et les femmes racisées sont les grandes perdantes de la non-prise en compte du caractère intersectionnel des dominations.

Introduction[2]

Quelle place ont les femmes dans les syndicats ? Quel impact la question du genre et de la division sexuée du travail a-t-elle sur les stratégies syndicales, sur la façon d’organiser les travailleuses et les travailleurs, sur les revendications et la négociation collective ? Plutôt que de mesurer des progrès seulement en termes d’égalité – ce qui pourrait laisser croire que la prise en compte de ces enjeux se réduit à obtenir une place pour les femmes dans les structures existantes, comme si celles-ci ne reposaient pas sur l’institutionnalisation des rapports sociaux d’exploitation et de domination (voir l’encadré) –, cet article s’intéresse à ce qui a changé ou s’est maintenu dans les conceptions ou façons d’analyser ces enjeux et dans les stratégies syndicales. Et disons-le tout de suite, sous cet angle, les progrès sont faibles : les mouvements de femmes n’ont pas encore réussi à transformer notre compréhension du travail, de la façon de s’organiser, des luttes à mener.

Au Canada – où les avancées syndicales en la matière sont les plus importantes[3] – et dans les autres pays, on continue de percevoir la question des femmes comme le fait d’ajouter des intérêts qui leur seraient spécifiques à un intérêt collectif émanant du rapport capital-travail, qui serait, lui, neutre/général, alors qu’il est façonné par la domination masculine blanche (européenne et nord-américaine). Autrement dit, sauf dans le débat académique, et encore de façon limitée aux sociologies des rapports sociaux ou du Black Feminism[4], nos représentations du monde du travail continuent de s’inscrire dans une lecture orthodoxe de Marx qui a soutenu que le rapport capital-travail était devenu le moteur de la lutte des classes, si bien que les modes de production antérieurs, le féodalisme, le servage et l’esclavage, et les anciennes classes sociales, telle la paysannerie, allaient tomber en désuétude ou en tout cas ne plus jouer qu’un rôle secondaire ou marginal.

Les limites de la société salariale

Cette vision évolutionniste de l’histoire ne s’est pas vérifiée, mais elle a fait beaucoup de dégâts, notamment en nous rendant aveugles, ou en tout cas très myopes quant aux façons dont se réactualisent des formes de travail contraint, par exemple avec les programmes de travailleurs étrangers temporaires[5], mais aussi sur la nature du compromis qui a présidé à l’essor du contrat fordiste ou « société salariale ». Ce modèle, où ce sont principalement les travailleurs masculins blancs occupant des emplois à temps plein qui ont pu bénéficier d’emplois permanents et de droits sociaux pour eux et « leur » famille, a fait rêver et se déplacer de nombreuses populations vers les grands centres urbains industrialisés. Il est aujourd’hui en crise. Mais cette société salariale n’a jamais eu pour vocation de couvrir tous les segments de travailleuses et de travailleurs : la minoration ou l’exclusion de groupes de population pour des raisons d’âge, de nationalité, de citoyenneté, de genre, de race… en était en effet partie prenante[6]. Et ceci résulte non seulement des contradictions du capitalisme, qui a besoin de se légitimer aux yeux des sociétés civiles et des États, mais qui ne peut intégrer tous les groupes de population sans se confronter à des crises de profitabilité[7] ; c’est aussi le produit des rapports de pouvoir entre travailleuses et travailleurs eux-mêmes (et bien sûr entre États), comme ces auteurs d’horizon divers[8] le soulignent dorénavant dans leurs constructions théoriques, en s’appuyant sur des faits longtemps laissés dans l’ombre ou jugés « insignifiants » ou naturels à l’époque, comme l’exclusion des femmes des premiers syndicats.

Le signe le plus manifeste de la mise à l’écart des femmes du compromis de la société salariale et de leur marginalisation sur le marché du travail est qu’elles sont traitées comme si elles représentaient un groupe minoritaire de travailleurs. Or, une telle représentation ne peut se perpétuer que si l’on tient pour acquises les séparations instituées entre le travail dit productif, c’est-à-dire marchandisé dans le cadre du rapport capital-travail, et le travail dit reproductif (c’est-à-dire qui ne produirait pas de richesses[9]) et comprenant de larges pans de travail effectué gratuitement ou bénévolement ou par la contrainte. En suivant cette séparation, qui structure les rapports de pouvoir et contribue à leur reproduction, les hommes sont effectivement majoritaires sur le marché du travail et les femmes sont présentes seulement dans quelques secteurs et professions, dans lesquels elles sont confinées et qui sont souvent dévalorisés comme l’est le « care[10]».

Les femmes au travail, une majorité invisible

Mais les femmes constituent en réalité la majorité des travailleurs dans le monde, et en tout cas le groupe qui fournit le plus d’heures de travail, si on ne restreint pas cette notion aux découpages issus d’un marxisme orthodoxe et à la façon dont le syndicalisme et la négociation collective ont été institutionnalisés – ce qui a réduit encore plus la sphère du travail dit productif; on a éliminé ainsi du champ le travail informel et le travail précaire (sous forme de salariat ou de travail indépendant, souvent à domicile), dans lesquels les femmes, et les populations racisées, sont largement majoritaires. « L’exploitation de la force de travail féminine se réalise aujourd’hui principalement en dehors du rapport salarial et de l’échange marchand » souligne Elsa Galerand[11] qui, rassemblant différentes études, indique qu’en 1999, « 70 % des tâches qui sont effectuées dans le monde le sont sans rémunération »[12] et que « 65 % du temps des femmes serait consacré à ces travaux non rémunérés, contre 30 % du temps des hommes ».

Les femmes constituent aussi désormais la majorité des travailleurs immigrants dans le monde pour des raisons économiques ; on parle ainsi de féminisation des stratégies de survie[13]. Mais cet enjeu est subsumé par celui de la migration, comme l’a été la présence de femmes noires parmi les leaders du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis. C’est l’éternel problème de l’invisibilisation des femmes et des questions de genre dans l’analyse des phénomènes sociaux, ou dans les actions et revendications des mouvements sociaux « mixtes »[14].

Si l’on s’en tient à des sujets restreints au marché du travail – où les femmes ont toujours été présentes[15] – et qui font aujourd’hui l’actualité du débat public en Amérique du Nord, soit la lutte pour un salaire minimum décent ou pour les 15 dollars ($) de l’heure, là encore les femmes constituent la majorité des personnes concernées aux États-Unis et dans toutes les provinces du Canada. Au Québec, où près de la moitié des personnes concernées ont plus de 30 ans, l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) dénombre 482 700 femmes sur 830 000 personnes concernées (soit 58 % de femmes) en 2017. La situation est similaire si l’on s’intéresse au phénomène global des travailleurs pauvres (résultant de la précarité des contrats et de l’insuffisance d’heures de travail dans l’année[16]).

Cette situation questionne la pertinence des stratégies syndicales sur le marché du travail et vis-à-vis des travailleuses et des travailleurs en général. Elle interpelle en fait aussi le(s) mouvement(s) de femmes quant à leur façon de formuler et prendre en charge le caractère intersectionnel des oppressions et dominations. Car cela a un impact sur les organisations de travailleuses et travailleurs, et en particulier sur les syndicats.

L’accroissement des inégalités entre travailleuses

En 2006, trois sociologues, dont l’une spécialiste du mouvement syndical et l’autre de l’intersectionnalité, remarquent qu’au Québec notamment, « la lutte des femmes dans les syndicats ou pour la syndicalisation y apparaît comme de l’histoire ancienne, une bataille menée et remportée[17] ». Il est vrai que le taux de syndicalisation des femmes a rejoint celui des hommes et que de nombreux points ont été marqués avec la création des comités de la condition féminine au sein des syndicats, la mise en lumière des enjeux de santé et sécurité au travail[18] et l’adoption de la loi sur l’équité salariale.

Mais les données moyennes cachent de grandes disparités, notamment parce que l’horizon des femmes reste le secteur privé : 1 207 000 femmes y travaillent en 2016 contre 558 000 dans le secteur public (respectivement 1 479 200 et 332 200 pour les hommes), avec un taux de syndicalisation qui s’effondre en passant de 86,13 % dans le public à 17,64 % dans le privé (respectivement 80,34 % et 28,39 % chez les hommes). Et quand on regarde spécifiquement les emplois à moins de 15 $ l’heure, où les femmes sont majoritaires, c’est plus de 80 % des emplois qui ne sont pas syndiqués. Parallèlement, la mixité des emplois de cols bleus reste une illusion et les plans d’accès à l’égalité n’ont pas réussi, pour de multiples raisons, à contrebalancer cette situation[19]. Quant à l’équité salariale, son bilan est éloquent : si, en moyenne, le salaire des femmes se rapproche de celui des hommes depuis vingt ans, dans la catégorie des emplois à bas salaire, les écarts entre hommes et femmes n’ont pratiquement pas évolué ! En outre, les femmes occupent globalement des emplois de moins bonne qualité que les hommes.

En réalité, on assiste (au Québec comme au Canada) aux mêmes tendances lourdes que celles décrites pour les États-Unis[20] : le rattrapage des femmes par rapport aux hommes s’est produit pour quelques professions les plus qualifiées sur fond d’accroissement des inégalités globales, et en particulier des inégalités entre femmes. Mais tout se passe comme si la réussite de certaines – qui sont devenues majoritaires par rapport aux hommes dans les emplois de la classe moyenne grâce au secteur public – relégitimait un discours libéral sur le thème que les autres femmes n’ont qu’à suivre cette voie et fournir les efforts nécessaires pour occuper les bons emplois. Les femmes ne sont-elles pas dorénavant plus diplômées que les hommes sur le marché du travail ? Le problème se réduirait à une question de stratégie individuelle, en somme. Exit le caractère systémique de la domination. En 2006, les trois sociologues Mona-Josée Gagnon, Sirma Bilge et Joëlle Querin remarquaient de leur côté que « l’adversaire, tout au moins au Québec, ne semble plus s’identifier aux structures et aux traditions syndicales masculinisées, sinon à quelques délinquants que les personnes au pouvoir dans les structures s’empresseront de rappeler à l’ordre[21]».

Discriminations systémiques et assignation au care

Or, si certaines femmes qualifiées ont pu profiter du développement des services publics et de l’application en leur sein de l’équité salariale, ce ne sont pas seulement les femmes moins qualifiées qui font les frais de la précarisation des emplois – ces dernières se retrouvent en réalité majoritairement exclues du marché du travail[22]. On parle aussi de femmes qualifiées mais racisées, des membres des minorités visibles, noires en particulier, et des immigrantes, récentes ou non, qui n’ont pas réussi à faire reconnaître soit leur expérience professionnelle – contrairement à des populations non racisées –, soit leurs diplômes, et qui ont accepté des emplois à bas salaires (notamment pour permettre au mari de reprendre des études) et s’y retrouvent dès lors enfermées. Ces femmes sont, comme les immigrants en général et les Haïtiens en particulier, surreprésentées dans les agences de placement[23]. Tous ces phénomènes dépeignent ce que l’on appelle une situation de discrimination systémique au sens de la Charte québécoise des droits et libertés, soit « une situation d’inégalité cumulative et dynamique résultant de l’interaction, sur le marché du travail, de pratiques, de décisions ou de comportements, individuels ou institutionnels, ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres de groupes visés par l’article 10 de la Charte[24]».

Ces discriminations systémiques, ce cumul de non-reconnaissance de l’expérience et des qualifications, de rejets de candidatures par des services de gestion des ressources humaines qui recrutent sur leurs « bons » emplois des personnes qui correspondent au groupe « majoritaire » de salarié-e-s déjà présents, sans réaliser que c’est de la discrimination directe ou indirecte[25], l’irresponsabilité d’Emploi-Québec qui affiche sur Internet des annonces d’agences de placement comme s’il s’agissait d’une offre d’emploi permanent (dupant ainsi les nouveaux arrivants), le confinement de ces personnes dans des emplois précaires, tout cela contribue à assigner des places aux femmes peu diplômées ou racisées; ces places qu’elles n’ont pas nécessairement choisies et qui sont dévalorisées ou déqualifiées, tournent autour du care, ce qui a été et qui reste un enjeu majeur dans nos sociétés, y compris au nord. Parce qu’une partie des femmes qualifiées et des couples (homosexuels ou hétérosexuels) y voient un moyen de se délester de cette tâche à bon compte, c’est-à-dire sans conflit relationnel et sans sacrifier leur carrière[26], parce que l’État et la société ne font pas le choix de se doter de services universellement accessibles et, enfin, parce que le poids du care augmente avec le vieillissement de la population. En témoigne l’épuisement qui frappe les femmes de plus de 45 ans (le plus souvent) confrontées à la nécessité de devenir une « proche aidante », c’est-à-dire de s’occuper de parents ou beaux-parents âgés, compte tenu de la faiblesse des structures collectives à ce sujet[27].

En assignant aux activités du care les femmes non qualifiées, et désormais les femmes racisées – comme le montre ce qu’on appelle la mondialisation du care – on ne se contente pas de les « surexploiter » par rapport aux hommes. L’enjeu du care, de cette division sexuée et racisée du travail, est non seulement d’arriver à obtenir le plus de travail non rémunéré possible, par le consentement (au nom de l’amour ou de la conformation à un rôle social) ou par la contrainte; il est aussi, dans le même mouvement, d’exploiter, de tirer parti de ce que ces femmes peuvent fournir avec leur corps et leurs émotions. Quand on interroge les femmes concernées (comme l’a fait le BCGEU dans le cadre d’une campagne syndicale[28]), qu’elles soient employées par le service public, qu’elles gardent des enfants à domicile ou qu’en tant qu’immigrantes temporaires, elles travaillent et vivent chez les particuliers[29], elles disent subir une pression pour effectuer des tâches non prévues, pour rassurer, cajoler, conforter, en s’oubliant elles-mêmes.

Des stratégies syndicales dirigées contre une contradiction dite principale

Rares sont les syndicats qui comprennent qu’on ne peut lutter contre les dominations et exploitations des femmes qu’en prenant en charge conjointement ce qui se passe « au travail » et ce qui se passe « en dehors », à la maison et dans la communauté, car les femmes sont confrontées à un « brouillage des frontières[30]». En général, les stratégies déployées par les syndicats canadiens, qui se concentrent « sur l’égalité des femmes au travail et les barrières à leur participation dues à leurs plus grandes responsabilités dans les soins domestiques[31]», restent orientées par l’idée qu’il y a une contradiction principale sur le marché du travail, celle entre capital et travail, les autres dominations lui étant secondaires, c’est-à-dire que l’exploitation subie par les femmes ou par les personnes racisées découlerait de ce rapport principal, et non d’autres formes sociales de division du travail avec lesquels il y aurait une interdépendance.

Ces stratégies sont inadaptées pour contrecarrer les discriminations systémiques, qui représentent le contrepoint de la réorganisation des rapports sociaux de classes, de sexes et de races. Quelques chercheuses ont souligné cette question[32]. Marie-Josée Legault montre que c’est l’une des principales raisons de la difficile mise en œuvre des plans d’action pour l’égalité et du maintien de la non-mixité des emplois de cols bleus, car au-delà des discours des centrales, les syndicats locaux continuent de percevoir les mesures de redressement destinées à contrer les discriminations systémiques subies par les femmes comme des sortes de privilège (c.-à-d. comme le soutien à des revendications spécifiques et non d’intérêt collectif, ce que seraient en revanche les matières prévues dans les conventions collectives décidées « majoritairement »… par des hommes).

Un exemple peut illustrer à quel point la stratégie syndicale dominante, conduite par l’idée que la priorité est la relation syndicat-employeur et la négociation collective, va à l’encontre d’une prise en compte intersectionnelle des dominations : il s’agit d’une lutte, au Québec, de femmes en majorité haïtiennes employées pendant des années par deux agences de placement au profit d’un unique organisme parapublic accueillant des patients présentant des troubles du comportement[33]. Ces femmes se sont mobilisées contre les discriminations systémiques (elles étaient notamment beaucoup moins payées que des femmes non racisées employées directement par ce type d’organisme). Mais le syndicat qui les a soutenues n’a pas relayé leur lutte contre les discriminations systémiques. Elles ont même dû renoncer à leurs plaintes individuelles (160 plaintes remises au total à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) pour bénéficier de l’entente arrachée (après trois années de mobilisation) à l’organisme parapublic pour les réintégrer comme salariées. La clause de renonciation aux plaintes n’a pas choqué les interlocuteurs syndicaux qui étaient surtout fiers d’avoir stoppé cette sous-traitance et qui ne voyaient pas de racisme (c’est-à-dire qu’ils ne voyaient pas d’intention raciste) dans cette affaire : « Le phénomène majeur [sur le marché du travail], c’est l’intermédiation […] Et peu importe que ce soit pour un groupe [pour lequel] on peut invoquer la discrimination, le phénomène est le même. Il y aurait pu y avoir des hommes blancs dans cette agence, cela aurait été tout aussi vrai[34]». Or, non seulement, non, on ne trouve pas de contingent d’hommes blancs dans cette situation, mais si victoire il y a eu concernant la réintégration de ces femmes, parallèlement, le recours aux agences de placement a continué, mais avec des agences différentes. Et c’était toujours en majorité des femmes noires, des Haïtiennes, qui étaient ainsi précairement placées. Parallèlement, la marche à la privatisation a été invisibilisée par le transfert de plus en plus important de cas dits « lourds » de patients à des familles d’accueil (ils coûtent ainsi moins cher, puisqu’il s’agit de faire appel à la relation familiale); on y retrouve de plus en plus de familles haïtiennes. Mais en se focalisant sur le rapport capital-travail estimé être « l’ennemi principal », la stratégie syndicale n’a pas permis de mettre en lumière les transformations à l’œuvre sur le marché du travail, qui vont bien au-delà d’un problème de sous-traitance et d’intermédiation (ou relation tripartite), puisque l’on voit même redéfini, à contre-courant des luttes des femmes des années 1970, ce qui relève de la sphère publique ou privée.

En guise de conclusion

Cet exemple montre les impasses dans lesquelles conduisent les stratégies égalitaristes, c’est-à-dire le fait de réclamer une égalité sans remettre en cause les structures de domination, qui sont aussi des structures masculinistes et racistes et pas seulement capitalistes[35]. En 1985, Louise Vandelac soulignait déjà les contradictions entre « l’urgence de dénoncer la discrimination du travail salarié et domestique des femmes, ce qui implique des stratégies réformistes et syndicales en partie intégrées à la logique économique dominante » et la compréhension que de telles stratégies « en y participant [au système économique masculiniste], le renforcent », parce qu’elles s’appuient sur « la domination et l’occultation de la sphère domestique [36]».

On peut remarquer la façon dont les mouvements des femmes, en particulier au Nord, formulent l’intersectionnalité des dominations ne favorise pas non plus le dépassement de stratégies égalitaristes. Pour en rester au Québec et le dire de façon un peu schématique dans l’espace imparti à cet article, les luttes de femmes ont tendance à laisser de côté, de facto, comment les différentes formes sociales de division du travail se confortent, comme si l’oppression des femmes relevait d’une domination idéologique tandis que leur exploitation économique ou matérielle (c’est-à-dire incluant la production d’êtres humains) ne résulterait que du néolibéralisme. Une telle vision, qui pose les femmes comme un groupe homogène vis-à-vis du capitalisme, revient à ne pas tenir compte des contradictions ou rapports sociaux de races et de classes qui les traversent simultanément, et qui ont pour conséquence cet accroissement des inégalités entre elles[37].

Pour mener une lutte articulant les différents fronts du travail dit productif et reproductif, de la sphère publique et privée, les syndicats et les mouvements de femmes peuvent-ils continuer à se diviser les tâches, les premiers s’occupant des sujets prévus aux conventions collectives – comme si celles-ci n’instituaient pas des formes sociales de domination entre sexes et races –, les seconds s’occupant de ce qui relève de l’idéologie patriarcale – comme si la classe des femmes n’était pas modelée par les divisions de classes sociales et racisées du travail ?

L’histoire nous montre toutefois que les contradictions cessent de paraître insurmontables lorsque les premières et les premiers concernés se mobilisent ou, plutôt, lorsque leurs mobilisations sont enfin reconnues et soutenues dans l’espace public. Car :

Comme toujours, la déconstruction de ces pratiques, et des idéologies et des organisations dans lesquelles elles ont été institutionnalisées, peuvent seulement être le résultat des combats menés par celles et ceux qui sont opprimé-e-s par ces structures […] Dans la mesure où ces luttes réussiront, elles formeront le décor pour une transformation socialiste du monde[38].

 

 

 Rapports sociaux et féminisme matérialiste

Par le terme de rapport social, on entend dans cet article ce rapport antagonique entre deux classes, qui vise l’appropriation du travail d’une des classes par l’autre, en l’occurrence, l’appropriation par les hommes du travail des femmes, par la division sexuée des tâches, par le contrôle de leur sexualité et de leur fonction reproductive[39], et ce, y compris de façon violente, par l’appropriation du corps[40]. Le concept de rapport social implique ainsi une vision matérialiste des rapports entre hommes et femmes, que l’on associe au paradigme du féminisme matérialiste.

Qu’a de commun ce paradigme avec celui de l’intersectionnalité ? Il s’agit tout autant de souligner l’imbrication de différentes dominations, mais à la différence de certains usages de l’intersectionnalité, le féminisme matérialiste refuse de renvoyer l’oppression des femmes dans une sphère idéelle, dans un patriarcat qui ne serait qu’idéologique, alors que se perpétue et se réorganise partout dans le monde ce qui constitue l’enjeu du rapport social entre sexes, soit l’appropriation du travail des femmes. Le féminisme matérialiste défend que cette exploitation-oppression-domination des femmes ne découle pas seulement de nos représentations sociales, d’une mentalité archaïque et d’une vision dépassée de rôles sociaux qui se seraient construits « naturellement » au départ; il pose au contraire que la division genrée du travail est première – l’identification sexuée des personnes venant ensuite, comme la marque de ce rapport social genré[41].

Historiquement construits, ces rapports sociaux sont donc contestables :

 

Si les féministes matérialistes proposent d’étendre le champ d’application du concept de classe pour l’analyse de l’oppression des femmes, des racisé-e-s, des colonisé-e-s et de l’étayer alors même qu’il est disqualifié, c’est que ce concept est particulièrement subversif. Il contient en effet tout à la fois une théorie de l’oppression et une théorie de l’émancipation qui suppose la suppression des groupes qu’il sert à désigner et qui rend cette suppression pensable[42].

 

Dire que le rapport social a un fondement matériel ne signifie pas cependant qu’il détermine la conscience des femmes, notamment du fait du caractère intersectionnel des dominations : en réalité, toute classe est le produit de ces multiples rapports sociaux (de sexes, de races et de classes au sens du rapport capital-travail) qui ont à la fois leur propre dynamique, tout en étant mutuellement dépendants les uns des autres, et se recomposant réciproquement. On ne peut donc faire de raccourcis en considérant qu’un rapport social est déterminant par rapport aux autres, ou décliner l’intersectionnalité comme une mathématique des dominations : les femmes seraient doublement ou triplement exploitées quand elles sont aussi noires, jeunes, âgées, lesbiennes, ouvrières. Mais sur le marché du travail ou dans leur vie quotidienne, les femmes ne sont pas « plus » exploitées que les hommes; elles le sont différemment. Kimberlé Crenshaw, l’auteure du terme intersectionnalité, soulignait ainsi comment les femmes noires et pauvres passaient à travers les mailles du filet de l’action publique, parce que les politiques sont conçues soit pour les femmes de la classe moyenne (c.-à-d. non pauvres, non victimes de racisme systémique) soit pour les Noirs (c.-à-d. non victimes des violences et contraintes subies par les femmes).

Ce qu’il est donc important d’analyser, c’est, d’une part, la façon dont s’articulent (se co-construisent) ces différents rapports sociaux dans le temps et selon les contextes, et, d’autre part, la façon dont les mouvements sociaux prennent en compte les contradictions qui les traversent, et qui traversent en particulier la classe des femmes, notamment dans son rapport au syndicalisme.

 

 

Carole Yerochewski[1]


Notes

[1] Sociologue, chercheuse associée au Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale, syndicaliste et administratrice à Au bas de l’échelle.

[2] L’auteure remercie une camarade syndicaliste, Annik Patriarca, pour sa relecture attentive et ses suggestions. Les choix restent bien sûr sous sa seule responsabilité.

[3] Charlotte A.B. Yates, « Organizing women in the spaces between home, work and community », Relations Industrielles/Industrial Relations, vol. 66, n° 4, 2011, p. 585-603.

[4] Le Black Feminism est ici cité aussi pour rappeler que c’est une féministe noire des États-Unis – Kimberle Crenshaw – qui a formulé ce concept d’intersectionnalité, et qu’à l’heure de son « blanchiment », c’est-à-dire de la neutralisation de « la pensée critique raciale de l’appareillage actuel de l’intersectionnalité » et de la marginalisation des « personnes racialisées comme productrices des savoirs intersectionnels des débats et des espaces universitaires contemporains » (Bilge, p. 9), il est important de souligner que la construction de cette réflexion provient des « activistes et [des] universitaires du Sud » et a été « façonnée par leurs luttes – des féministes zapatistes aux féministes afro-cubaines et afro-brésiliennes » (Bilge, p. 14). Sirma Bilge, « Le blanchiment de l’intersectionnalité », Recherches féministes, vol. 28, n° 2, 2015, p. 9-32.

[5] Sur le programme des aides familiaux résidants et les « différentes formes de privation et de coercition [organisant] l’exploitation spécifique des travailleuses résidantes et la relation de domesticité », voir Elsa Galerand, Martin Gallié et Jeanne Ollivier Gobeil, Travail domestique et exploitation : le cas des travailleuses domestiques philippines au Canada, Rapport de recherche, Montréal, Service aux collectivités de l’UQAM et PINAY, <https://sac.uqam.ca/component/content/article/18-projets-et-publications/publications/communautaire/311-travail-domestique-et-exploitation-le-cas-des-travailleuses-domestiques-philippines-au-canada-pafr.html>.

[6] Voir notamment Beverly J. Silver, Forces of Labor. Workers Movements and Globalization since 1870, New York, Cambridge University Press, 2003, et Christian Dufour et Adelheid Hege, « Emplois précaires, emploi normal et syndicalisme », Chronique internationale de l’IRES, n° 97, 2005, p. 5-22.

[7] Silver, ibid.

[8] Voir aussi Giovanni Arrighi, « Marxist century, american century: the making and remaking of the world labour movement », New Left Review, vol. 1, n° 79, p. 29-64.

[9] Pour la déconstruction de la croyance que le travail dit reproductif ne produit pas de valeur ou de « richesse », voir Christine Delphy, L’ennemi principal, tome 1. Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 2013, p. 31-56.

[10] L’usage du terme care en anglais englobe les activités qui consiste à « prendre soin de » et désigne plutôt l’assistance et l’aide aux handicapés ou aux aînés, ou la garde des enfants.

[11] Elsa Galerand, « Classes de sexe ou contradictions entre femmes : un faux dilemme », Cahiers de l’IREF, n° 19, 2009, p. 107-124.

[12] L’OCDE ne comptabilise dans la population active que les personnes tirant un revenu de leur activité salariée ou indépendante.

[13] Voir Saskia Sassen, « Vers une analyse alternative de la mondialisation : les circuits de survie et leurs acteurs », Cahiers du Genre , vol. 1, n° 40, 2006, p. 67-89.

[14] Voir Xavier Dunezat, « Le traitement du genre dans l’analyse des mouvements sociaux : France/États-Unis », Cahiers du Genre, n° 3, 2006 (HS n° 1), p. 117-141. On trouvera aussi dans cette revue un numéro thématique (n° 51, 2011) consacré à la mobilisation des femmes migrantes, qui s’interroge sur cette invisibilité de leur action collective, pourtant effective depuis plus de 40 ans, et sur le pourquoi de la visibilisation récente de leur participation aux mobilisations et révoltes des immigrants et des sans-papiers, tant dans les structures associatives que les syndicats.

[15] Effet de la participation grandissante des femmes au marché du travail – qui permet d’obtenir un revenu et donc une certaine autonomie –, depuis 2009, au Québec, les femmes sont à parts égales avec les hommes. La reprise depuis 2008 a toutefois profité plus aux hommes : en 2016, ils sont 1 811 400 et les femmes 1 766 600. En 1976, les hommes étaient 625 000 de plus que les femmes (source : ISQ).

[16] Voir Carole Yerochewski, Quand travailler enferme dans la pauvreté et la précarité. Travailleuses et travailleurs pauvres au Québec et dans le monde, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014.

[17] Mona-Josée Gagnon, Sirma Bilge et Joëlle Quérin, « Des syndicats, du travail et des femmes. Questions pour les féministes », Recherches féministes, vol. 19, n° 1, 2006, p. 6.

[18] Voir Karen Messing, Les souffrances invisibles, Montréal, Écosociété, 2016.

[19] Voir Marie-Josée Legault, « Qui donc parlait de “contradiction secondaire” déjà ? Femmes, programmes d’accès à l’égalité et syndicats », Recherches féministes, vol. 19, n° 1, 2006, p. 97-128 ; Marie-Thérèse Chicha et Éric Charest, Analyse critique de l’évolution des programmes d’accès à l’égalité depuis 1985, Montréal, Centre d’études ethniques des universités montréalaises, 2013.

[20] Hélène Périvier, « Les femmes sur le marché du travail aux États-Unis. Évolutions mises en perspective avec celles de la France et de la Suède », Revue de l’OFCE, vol. 1, n° 108, 2009, p. 49-84.

[21] Gagnon, Bilge et Quérin, op. cit., p. 15.

[22] Voir les données de l’ISQ et le récent rapport du Conseil du statut de la femme (2016) sur les femmes sans diplôme « oubliées du féminisme ». Robert Dutrisac, « Les femmes sans diplômes, les “oubliées du féminisme”», Le Devoir, 6 mai 2016.

[23] Commission des normes du travail, Agences de placement de personnel : profil de leurs salariés les plus à risque d’infractions à la Loi sur les normes du travail, Québec, 2013, <www.cnt.gouv.qc.ca/fileadmin/pdf/enquetes-etrecherches/2013/Rapport_CNT29_octobre_2013_LB.pdf>.

[24] Marie-Thérèse Chicha-Pontbriand, Discrimination systémique. Fondement et méthodologie des programmes d’accès à l’égalité. Montréal, Éditions Yvon Blais, 1989.

[25] Chicha et Charest, op. cit.

[26] Voir Saskia Sassen, op. cit.

[27] Ainsi, au Québec, selon l’étude de Kempeneers et al., en 2007, les données disponibles indiquent que « 728 000 aidants âgés de plus de 45 ans offrent des soins à des personnes âgées de 65 ans et plus », à raison de 10,1 heure en moyenne (soit 382 millions d’heures par an). L’intervention d’un CLSC n’est prévue que si la famille (les proches) ne peut suffire. Les femmes sont « au cœur de cette aide informelle » : elles fournissent 11,7 heures en moyenne, contre 7,6 pour les hommes, et leur engagement est beaucoup plus exigeant, car il leur revient d’assurer la continuité de l’aide, tandis que les hommes sont mobilisés pour des tâches ponctuelles et qui se déroulent plutôt à l’extérieur de la maison (comme transporter quelqu’un). En 2001, le Vérificateur général aurait estimé « à plus de 4 milliards de dollars la valeur pécuniaire des services offerts par les proches aidants » – une estimation qui se réfère sans doute à la valeur du salaire minimum à cette époque. Marianne Kempeneers, Alex Bettaglini et Isabelle Van Perenage, « Chiffrer les solidarités familiales », InterActions Carnet synthèse, n° 4, mars 2015, <www.centreinteractions.ca/fileadmin/csss_bcsl/Menu_du_haut/Publications/Centre_de_recherche_InterActions/Publications/carnets_synthese_4_final.pdf>.

[28] BCGEU : British Columbia Government and Service Employeer’s Union. Voir Charlotte Yates, op. cit.

[29] Et particulièrement dans ce cas ; voir Elsa Galerand, Martin Gallié et Jeanne Ollivier Gobeil, op. cit.

[30] Yates, op. cit.

[31] Yates, op. cit., p. 585

[32] Marie-Josée Legault, op. cit. et Marie-Thérèse Chicha, « Discrimination systémique et intersectionnalité : la déqualification des immigrantes à Montréal », Revue Femmes et Droit /Canadian Journal of Women and the Law, vol. 24, n° 1, 2012, p. 82-113.

[33] Il s’agit de données primaires, provenant d’une recherche effectuée par l’auteure pour le Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS).

[34] Entrevue dans le cadre de la recherche citée à la note 33.

[35] Pour une analyse du racisme institutionnalisé, voir Keeanga-Yamahtta Taylor, From #BlackLivesMatter to Black Liberation, Chicago, Haymarket Books, 2017.

[36] Louise Vandelac (dir.), Du travail et de l’amour : les dessous de la production domestique, Montréal, Editions Saint-Martin, 1985, p. 62.

[37] C’est Elsa Galerand (op. cit.) qui développe cette analyse au sujet du répertoire revendicatif de la Marche mondiale des femmes.

[38] Arrighi, op. cit., p. 63.

[39] Danielle Juteau, L’ethnicité et ses frontières, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2015 ; Danièle Kergoat, « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », dans Elsa Dorlin, Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009, p. 111-125.

[40] Voir la série télévisée La servante écarlate (2017), d’après un roman (1985) de Margaret Atwood, qui rend visible cette forme de travail contraint consistant à s’approprier par la violence la capacité reproductive des femmes.

[41] Voir Colette Guillaumin, « Race et nature : systèmes de marques, idées de groupe naturel et rapports sociaux », Pluriel, n° 11, 1977, p. 39-55.

[42] Galerand, op. cit., p. 111.

 

 


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