Premier mai à Katmandou

par Pierre Beaudet

Aujourd’hui dans un pays dont on n’entend jamais parler, 500 000 personnes sont dans la rue à l’appel des organisations populaires et du Parti communiste (maoïste). Demain s’amorcera une grève générale illimitée pour réclamer ce que le pouvoir nie depuis deux ans, à savoir la proclamation d’une nouvelle constitution républicaine et inclusive.

Depuis la nuit des temps, le Népal est gouverné par une clique féodale qui prend plaisir à torturer et à opprimer les paysans, notamment les « dalits », ces damnés de la terre, condamnés par un système de castes atroce. Les dalits sont des non-citoyens, des non-personnes, des non-êtres humains. Les petits chefs, les propriétaires terriens, les bureaucrates, les militaires, violent leurs enfants et leurs femmes. Ils les chassent à coups de bâtons lorsqu’ils demandent de quoi vivre. Ils leur refusent l’accès à l’école et aux soins de santé, au nom du pouvoir, de la tradition, de la religion. Sur tout cela s’est érigé une pseudo démocratie où les féodaux avec l’appui des élites locales et des grandes puissances tentent de faire croire au peuple qu’il peut décider. Rapidement, cette «démocratisation» s’est révélée une sinistre farce : élections truquées, accaparement des leviers du pouvoir par la monarchie et l’armée, manipulation des médias, etc.

Mais au tournant des années 1990, quelque chose s’est passé. Les esclaves ont dit basta. Ils ont organisé dans les régions périphériques une armée paysanne qui a chassé les responsables des persécutions. Dans le creux de vallées sans nom marquées par une pauvreté millénaire, ils ont érigé une sorte de pouvoir populaire. Ils ont confronté l’armée et le pouvoir en tenant tête, jusqu’à l’épuiser, un État gangrené par la corruption et la voyoucratie. Finalement en 2007, un « accord de paix » est survenu. Le roi a été déchu et des élections ont été déclenchées. A la surprise générale, les esclaves ont gagné. Prachanda (le redoutable), le chef des rebelles, s’est retrouvé au gouvernement. Les élites se sont dites, «on va le piéger comme les autres». Elles ont bloqué tout changement, surtout, elles se sont opposées à la proclamation d’une nouvelle constitution, tout en négociant secrètement avec les Etats-Unis et l’Inde pour imposer une dictature militaire. Prachanda l’a vu venir, et les Maoïstes se sont sagement retirés de la capitale, évitant un bain de sang. Depuis, le pays est sur le fil du rasoir. Le gouvernement illégitime est incapable de mener les affaires du pays. Les Maoïstes, majoritaires de vue électoral et sûrs de leur force de masse, attendent que le fruit mûr tombe. Peut-être que cela s’en vient.

La morale de l’histoire est banale, trop simple dans un sens. Les dominants, même en crise, même sans légitimité ni appui, s’accrochent, quitte à faire des changements cosmétiques, au nom d’une démocratie tronquée et fallacieuse. Ils ont derrière lui ce rempart ultime qu’est l’armée, car l’État des dominants, c’est au bout de la ligne la force.

Les dominés ont tout contre eux. L’histoire, les structures sociales archaïques et bien sûr la misère et la famine. Vos enfants crèvent devant vos yeux et cela vous brise le cœur. Vous mourrez d’épuisement à 40 ans. Si vous êtes une femme, vous perdez la vie en couches une fois sur cinq. Comme toujours, les dominants jouent sur ces peurs, sur les divisions (tout le monde contre tout le monde), produisent à chaque jour une violence insidieuse qui s’infiltre dans chaque maison.

Comment se révolter dans des conditions pareilles ? Mais quelques fois le cœur des esclaves se durcit. Quelques fois un petit miracle survient autour d’un projet, d’un réseau, d’une organisation. C’est l’exception qui confirme la règle. C’est une sorte de « miracle ». C’est ce « miracle » qui s’est matérialisé dans les révolutions du passé, de Spartacus à Che Guevara. C’est ce « miracle » qui prend forme sous nos yeux en Bolivie et au Népal. Mais cette irruption est difficile à saisir. C’est un peu impalpable. Il faut se forcer pour comprendre comment les esclaves retissent le fil, coalisent des forces, sont à la fois utopiques et réalistes. Dans le cas népalais, ils ont en tout cas diverses cordes à leur arc. D’abord ils ont un projet bien clair, républicain, inclusif, qui tient compte des paysans, des dalits, des classes moyennes, des diverses minorités nationales bref, d’un peu tout le monde. La révolution dont ils parlent consiste à promettre des écoles et des cliniques à des gens qui n’ont jamais vu cela. À remettre de l’ordre dans un pays dévasté par l’arbitraire et le délire. Et à briser le mépris et la violence institutionnelle qui sont au cœur du système en place.

En plus, les dominés népalais ont leur « boîte à outils ». Bien sûr ils ont des organisations, des mouvements sociaux, des machines électorales et politique redoutablement efficaces. Ils ont de brillants porte-paroles, des propositions, des capacités de gestion locales. Mais ils ont un peu plus. Certes, leur misérable armée paysanne ne semble pas faire le poids devant les forces militaires de l’État, équipées jusqu’aux dents par les Etats-Unis et l’Inde. Mais la résistance populaire est plus que symbolique.

Dans nos médias, quand on en parle (rarement), les révoltés népalais sont présentés comme un vestige du passé, un projet « violent » qui menace l’« ordre ». C’st le langage habituel de nos médias « berlusconisés ». On feint d’ignorer que la violence vient d’en haut. On condamne la violence de ceux d’en bas, sans penser une seconde que l’émancipation humaine est surtout venue de grandes confrontations où l’ « ordre » inacceptable a été brisé.

Depuis que les peuples célèbrent le Premier Mai, la flamme de la résistance reste l’étendard. Résister, bloquer les dominants, mettre d’immenses grains de sable dans leurs engrenages meurtriers, est bien sûr nécessaire. Mais de temps en temps, apparaît un autre horizon : VAINCRE.

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