« La notion de peuple est d’abord une notion politique. Elle a donc nécessairement une dimension stratégique. Le pouvoir est toujours à conquérir ou à conserver contre un ennemi ou un concurrent, réel ou supposé, du peuple. » – Sadri Khiari
Thèses sur le peuple qui vient
- 1 Le tiers manquant entre la question sociale et la question nationale constitue le sujet politique qui permettra de surmonter la contradiction historique du Québec. La première, qui questionne l’exploitation économique et les classes sociales qui en découlent, s’oppose dans l’entendement à la seconde, qui cherche à libérer la nation québécoise de sa subordination politique vis-à-vis l’État canadien. Qu’y a-t-il de commun entre une majorité sociale et une nation, qui pourrait recadrer le débat en articulant la lutte pour la transformation sociale au projet d’émancipation nationale? Le peuple.
- 2 La gauche ne doit pas fuir la question de l’identité collective, mais la transformer en dépassant la stratégie du nationalisme conservateur par la création d’une volonté politique émancipatrice. Cela ne passe pas par un retour au bon vieux nationalisme civique et réformiste, qui a été historiquement nié pour son caractère abstrait. La stratégie implique le renversement dialectique de l’identité nationale par la formation d’une identité populaire, un nouveau « Nous » qui remet la conscience collective sur ses pieds en déplaçant le bouc émissaire imaginaire des minorités religieuses vers l’extérieur de la société, le « Eux » de l’élite économique et politique devenant ainsi l’ennemi réel du peuple.
- 3 Le nationalisme conservateur a construit l’identité nationale sur la chaîne d’équivalences État- nation=culture commune=nationalisme=majorité=laïcité qu’elle opposa à la logique anti- trudeauiste mondialisation=multiculturalisme=libéralisme=minorités=intégrisme religieux. La gauche a échoué à sortir de cette polarisation parce qu’elle fut incapable de créer son propre antagonisme qui aurait pu surmonter cette contradiction. Le consensus inclusif est le piège que le populisme conservateur tend à la gauche pour l’empêcher d’opposer un populisme démocratique et émancipateur : establishment=élites financières=caste politique=industries extractives=Empire canadien vs contribuables=citoyens=travailleurs=habitants=peuple québécois.
- 4 La gauche doit définir la nation à partir du peuple, celui-ci ne devant pas être compris comme un populus (ensemble abstrait des citoyens), mais comme une plèbe (allant du précariat aux classes moyennes et populaires) représentant la majorité sociale de la nation. Un groupe social, à la fois particulier et composé, s’identifie alors à une totalité qui aura pour fonction de refonder la communauté politique. La souveraineté populaire désigne le processus par lequel le peuple prend conscience de lui-même par la condensation des luttes sociales contre le système qu’il tente de renverser. La définition théorique du système et l’organisation pratique qui pourra le dépasser devront articuler un schème logico-politique adapté à la conscience populaire tout en contribuant à l’éducation collective par l’école vivante de l’expérience.
- 5 La tête dirigeante du système, l’establishment, constitue une véritable « caste », c’est-à-dire une classe sociale fermée qui cherche à maintenir ses privilèges en renforçant les principales contradictions de la société : l’austérité sert les élites économiques en compressant les dépenses publiques, ce qui amène l’État à chercher de nouveaux revenus en donnant des avantages fiscaux aux firmes multinationales et aux industries extractives, alimentant le virage pétrolier et l’influence des lobbys qui renforcent à leur tour la collusion des intérêts privés et la corruption politique qui confisque le pouvoir au peuple. La crise de l’État-providence, la crise écologique et la crise de la démocratie représentative sont donc liées, amenant paradoxalement un conservatisme néolibéral, extractiviste et autoritaire qui bloque une nouvelle répartition de la richesse et du pouvoir décisionnel. La solution ne passe pas par quelques mesures isolées d’une plateforme électorale consensuelle, mais par un projet politique articulant des réformes radicales qui rendront visible le front de l’unité populaire contre le système.
- 6 Comme la droite maîtrise le discours dominant en canalisant l’anxiété des contribuables, le dégoût de la politique et la précarité économique en les opposant à la justice sociale, la démocratie participative et la transformation écologique de l’économie, ses thèmes de prédilection doivent être récupérés par la gauche populaire. En donnant un contenu réellement émancipateur à des idées apparemment conservatrices, elle pourra couper l’herbe sous le pied des élites par un populisme qui vise directement les paradis fiscaux, la classe politique et les grosses entreprises qui volent les contribuables, les citoyens, les travailleurs et les fiers petits entrepreneurs. Le slogan « nous sommes le 99 % » n’est pas le symptôme d’une analyse de classe déficiente, mais l’expression sentie d’une réalité sociale qui oppose réellement l’oligarchie et la démocratie, l’Empire et la souveraineté populaire. Le peuple représente l’unité symbolique de la conscience de classe, la conscience populaire acquérant ainsi un contenu de classe.
- 7 Le populisme de gauche trouve dans la question nationale une brèche historique. La militarisation de l’État fédéral, le virage pétrolier, la répression de la société civile et l’ultra- centralisation du pouvoir pour des raisons sécuritaires, qui marquent l’abandon des principes du gouvernement représentatif et l’instauration d’un régime autoritaire, symbolisent la résurgence de l’Empire canadien. Si le Canada fut d’abord construit comme une succursale de l’impérialisme britannique, une économie coloniale basée sur l’exploitation des ressources naturelles et un terrain privilégié des paradis fiscaux pour l’industrie extractive, le compromis fordiste des Trente Glorieuses et l’idéologie libérale masquèrent temporairement cette réalité matérielle par le mythe spirituel du paradis « post-politique » 1 qui occulte toute forme d’antagonisme social, économique et national. La négation conservatrice du consensus canadien ne représente pas la perte d’une unité imaginaire, mais le dévoilement de l’essence originaire d’un régime monarchique.
- 8 L’interdit de la question constitutionnelle repose sur l’occultation de la monarchie dans l’imaginaire collectif, le tabou national représentant la forme négative du sacré. Mais le tabou exprime aussi un avertissement : à la fois crainte du châtiment et sentiment d’une puissance souterraine. La Constitution canadienne et les institutions politiques qui en découlent, comme l’Assemblée nationale du Québec, sont l’héritage de l’impérialisme britannique; ils ne reconnaissent point la souveraineté du peuple canadien, québécois ou des Premières Nations. Le monarchisme constitutionnel a maintenant perdu toute aura de légitimité démocratique, représentant plutôt le vestige d’une monarchie autoritaire qui cherche à s’affirmer comme telle. La mise au jour de la monarchie dans le monde profane la dépouille de son caractère sacré en révélant que la loi fondamentale de l’État n’a jamais été l’œuvre du peuple lui-même. L’État canadien et québécois représentent tous deux, la négation de la souveraineté populaire. Ils doivent donc être renversés pour fonder une République réellement démocratique.
- 9 La République québécoise sera l’expression institutionnelle d’une souveraineté populaire qui vient. Il ne s’agit pas d’imiter naïvement les autres États modernes qui succombent tous sous le poids de l’austérité, la corruption, l’abandon de la transition écologique et le mépris du plus grand nombre. L’émancipation politique du Québec comme sortie de l’Empire canadien, si elle vient « par en bas » et non « par le haut » de l’establishment qui tente de contenir les luttes sociales sous la chape de plomb de la « convergence nationale » du grand parti souverainiste, sera elle- même le fruit d’une émancipation sociale qui remettra en cause l’ensemble du système. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. La souveraineté nationale ne sera plus alors la négation, mais l’expression de la souveraineté populaire. Celle-ci débordera les frontières de l’économie en rendant les citoyens rois dans la cité et dans l’entreprise (Jaurès). La contribution du Québec à l’émancipation humaine viendra du renversement dialectique du projet souverainiste. L’adage de Bourgault selon lequel « nous ne voulons pas être une province “pas comme les autres”, nous voulons être un pays comme les autres », doit être dépassé par la maxime « nous ne voulons pas un État souverain comme les autres, mais une République pas comme les autres ».
- 10 La question nationale devient alors de savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique, mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution québécoise radicale est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique, c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui laisserait debout « les piliers de la maison » 2.
1er octobre 2014
1 Le terme post-politique est employé par des philosophes comme Jacques Rancière, Alain Badiou, Chantal Mouffe et Slavoj Zizek pour décrire l’émergence d’un consensus globalisé après la fin de la guerre froide, amenant une ère « post-démocratique » et « post-idéologique » fondée sur l’inclusion des subjectivités et des techniques de gouvernance qui dépolitisent les enjeux en occultant toute forme de conflit ou remise en cause des règles du système.
2 Il s’agit ici d’une double paraphrase, reformulant les propos de Daniel Bensaïd qui reprend Marx. Voir à ce titre : Karl Marx, Sur la question juive, La Fabrique, Paris, 2006, p.16-17