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Précarité et inégalités sociales de santé au travail à l’ère de la COVID-19

Daniel Côté, Jessica Dubé et Jorge Frozzini
Respectivement professeur d’anthropologie à l’Université de Montréal, professeure à École des sciences de la gestion de l’UQÀM et professeur en communication à l’Université du Québec à Chicoutimi

La crise du SRAS-CoV-2 (COVID-19) qui secoue l’ensemble de la planète soulève une fois de plus l’épineuse question des inégalités sociales de santé. On a beau dire que la COVID-19 touche tout le monde, sa répartition et ses effets au sein de la population sont loin d’être homogènes. Les conséquences économiques et sociales que cette pandémie entraîne touchent certains travailleurs et travailleuses plus que d’autres. En effet, il est reconnu que certains secteurs, métiers ou professions présentent un plus haut risque de contagion et de transmission de la COVID-19, et que certains travailleurs et travailleuses courent un plus grand risque de subir les contrecoups des choix effectués par les différents gouvernements et autorités sanitaires. La tendance à la précarisation des emplois qui s’observe depuis le milieu des années soixante-dix dans les pays industrialisés contribue sans doute à fragiliser l’emploi et à creuser les inégalités sociales, y compris les écarts en matière de santé et de bien-être. La pandémie actuelle, en plus de mettre en relief plusieurs formes de précarité, qui accentuent la vulnérabilité de certains travailleurs, souligne une éventuelle rupture de l’offre de services de santé et de possibles dysfonctionnements dans l’organisation du travail et la gestion. Aussi, nous posons le postulat que ces dysfonctionnements ne sont pas étrangers à la montée du néolibéralisme et de l’idéologie gestionnaire à la fin des Trente Glorieuses.

La précarité du travail 

Bien qu’il existe différentes définitions de la précarité du travail, il se dégage un certain consensus : travail temporaire, sur appel ou à temps partiel, travail saisonnier, travail intérimaire (travail par l’intermédiaire d’une agence), sous-traitance, travail « autonome », etc. Le travail précaire est souvent qualifié d’« atypique », car il contraste avec la stabilité d’emploi ou avec des emplois conventionnés qui jouissent de nombreux avantages sociaux. En plus d’une faible rémunération, la travailleuse ou le travailleur précaire a très peu de contrôle sur son activité de travail et doit accepter des aménagements d’horaires que l’on dit « flexibles » ou « variables », parfois en deçà des normes en vigueur. Les possibilités de perfectionnement y sont aussi très limitées et l’exposition à de multiples risques pour la santé et à la sécurité s’ajoute souvent à la complexité du tableau, y compris les risques psychosociaux (charge mentale, autonomie décisionnelle, reconnaissance et soutien par exemple) qui constituent de nos jours l’une des principales causes d’absence du travail1. Une étude québécoise sur la précarité des travailleuses et travailleurs immigrants2 a aussi montré un effet de cumul. On y a défini quatre dimensions du cumul de la précarité : 1- précarité du lien d’emploi (temporaire, travailleur d’agence, sous-traitant, etc.) ; 2- précarité professionnelle (non-reconnaissance des diplômes et des expériences acquises hors Québec par exemple) ; 3- précarité de statut (travailleur étranger temporaire, réfugié, en attente de statut, etc.) ; 4- précarité économique (rémunération à la pièce, cumul des heures non rémunérées, endettement lié à l’immigration, obligations financières envers la famille qui demeure dans le pays d’origine).

Les jeunes, les femmes, les nouvelles et nouveaux arrivants et les personnes racisées sont généralement plus touchés par l’emploi précaire ou atypique3. De nombreux emplois jugés essentiels dans le contexte de la pandémie de la COVID-19 sont occupés par ces travailleuses et travailleurs : commis de dépanneur, d’épicerie et de pharmacie, caissières, livreurs de nourriture, personnel d’entretien, préposé·e·s aux bénéficiaires, journaliers en transformation alimentaire, etc. Dans chacun de ces secteurs d’activités, les personnes (im)migrantes et issues des minorités y sont surreprésentées4. Ces travailleuses et travailleurs ne maîtrisent pas toujours la langue de travail. Leur parcours d’emploi est souvent plus difficile ou chaotique par manque de connaissance du système québécois, et ce, en raison d’un faible réseau social, d’un manque d’expérience de travail au Canada, de la non-reconnaissance de leurs diplômes et de leur expérience (acquis dans leur pays d’origine), en plus du phénomène de discrimination à l’embauche et du racisme systémique5. Le contexte de la pandémie de la COVID-19 exacerbe ce phénomène.

Précarisation du travail et inégalités sociales de santé

Le processus de la précarisation du travail rend difficile l’accès aux mécanismes de prévention prévus par la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST). Pour ces travailleurs et travailleuses, il est aussi difficile de déclarer une lésion professionnelle ou d’exercer certains droits, comme le droit de refuser un travail jugé dangereux et mal protégé, par crainte de représailles. Les travailleurs précaires, et à plus forte raison les nouveaux arrivants, sont souvent peu familiers avec le droit (normes du travail, SST, etc.) ou craignent des représailles ou le renvoi s’ils déclarent une lésion professionnelle, ce qui les amène parfois à endurer leur mal tant et aussi longtemps qu’ils le peuvent. Il est pourtant reconnu que la prévalence des lésions professionnelles pour cette catégorie d’emploi est nettement supérieure à celle des emplois dits permanents. Malheureusement, les méthodes actuelles de surveillance épidémiologique sont centrées sur les risques de lésion professionnelle et sur les moyens de les éliminer, de les éviter ou de minimiser leur impact sans prendre en considération le cumul des précarités du lien d’emploi des travailleurs. Cette situation de l’emploi précaire et de l’effet cumulatif des différentes formes de précarité était présente bien avant la survenue de la pandémie de COVID-19; c’est la raison pour laquelle il y a lieu de se poser la question suivante : la crise sanitaire actuelle peut-elle servir de levier pour amorcer de nouvelles manières de faire en matière de soutien et de protection des travailleurs parmi les plus précaires ou bien contribue-t-elle à enfoncer davantage ces travailleurs dans la précarité et la vulnérabilité ? Si l’on se fie aux données dont nous disposons actuellement, la crise semble plutôt accentuer les inégalités sociales de santé au travail avec le maintien de conditions de travail difficiles.

La rhétorique et les mesures gouvernementales

Plusieurs emplois, depuis longtemps dénigrés ou regardés avec mépris ou condescendance, se trouvent soudainement valorisés alors que la majorité de la population est confinée. C’est ainsi que des travailleuses et des travailleurs qui se retrouvent sur la ligne de front pour assurer la production des biens et des services jugés essentiels sont devenus « nos anges gardiens », « nos héros », etc. Il se dégage un discours « de l’éloge ou du devoir » sur ces personnes. Cette rhétorique pourrait-elle produire à long terme des effets bénéfiques sur la reconnaissance sociale de ces fonctions jugées essentielles et à l’avenir d’en réduire les inégalités et la précarité ? Il est trop tôt pour le dire.

La valorisation des personnes qui effectuent ce travail se conjugue avec l’image d’un « effort de guerre » à mener (les sacrifices que nous devons faire pour les autres) tout en conservant l’idée que ces emplois « essentiels » s’effectuent avec le salaire minimum. L’effet normalisateur, voire conservateur, des structures est amplifié par la combinaison de cette rhétorique de l’éloge ou du devoir avec des mesures palliatives pour combler ou augmenter temporairement le salaire des travailleurs et des travailleuses : on ne fait que perpétuer les inégalités sociales de santé au travail, car les conditions demeurent souvent difficiles et aussi précaires dans de nombreuses situations comme celles des préposé·e·s aux bénéficiaires ou dans la production agricole.

Ce premier ensemble, rhétorique et mesures palliatives, rend déjà difficile un questionnement sérieux sur les conditions de travail. À cela s’ajoute le fait que les mesures gouvernementales ne changent rien aux conditions de travail, car elles se concentrent sur le maintien de bas salaires. Il est d’ailleurs particulier de constater que dans un système axé sur les supposées « lois du marché », les salaires dans ces secteurs n’augmentent pas avec la rareté de la main-d’œuvre. On observe plutôt le maintien de la précarité caractéristique de ces emplois (salaires bas et conditions inchangées).

On remarque ainsi la combinaison entre la précarité des conditions de travail et la vulnérabilité des travailleurs, combinaison qui est encore difficile à nommer puisqu’elle émerge d’un contexte d’organisation du travail souvent dysfonctionnelle, pour ne pas dire délétère, qui enjoint ces « héros » (qui sont le plus souvent des héroïnes) à faire plus avec moins au prix de leur propre intégrité physique et psychologique. Ces « héros » qui doivent veiller au bien-être d’autres personnes vulnérables de la société se retrouvent eux-mêmes en situation de vulnérabilité, fragilisés par un travail qui perd son sens.

Des citoyennes et des citoyens ont répondu à l’appel du premier ministre : ils sont venus à la rescousse du système, qui avait « besoin de bras », avec une volonté réelle et sincère d’aider la « collectivité », mais, dans les faits, cela a plutôt l’effet de cacher la réalité des personnes qui sont forcées d’y aller et qui souvent n’ont pas accès à une mobilité sociale. Le système a besoin de bras, certes, mais il a surtout besoin d’humanité, et le meilleur moyen de redorer son blason serait sans doute de l’extirper des griffes d’une idéologie gestionnaire désincarnée qui rend, finalement, tout le monde malade6.

Conclusion

L’absence d’une vraie volonté pour changer les structures sociales responsables du maintien des inégalités exposées par la situation actuelle dans les métiers essentiels ne nous permet pas d’être optimistes pour la suite. Depuis les années 1980, les réformes du système de santé, pour ne nommer que celui-là, se sont succédé et ont souvent été orchestrées sur fond de contexte économique difficile et d’assainissement des finances publiques. Ces réformes ont eu des répercussions sur les rapports et l’organisation du travail, ont compromis la mission des établissements et le code d’éthique du personnel professionnel, et ont participé à la détresse de ce dernier. La crise sanitaire actuelle met en relief certains dysfonctionnements du système de l’offre et de la demande avec des exemples notables dans le système de la santé, la transformation des aliments ou l’entreposage. Comme société, nous avons le devoir d’assurer la protection des personnes les plus vulnérables et de protéger tous les travailleurs et travailleuses, peu importe leur statut, contre les risques relatifs à leur métier et contre ces « nouveaux » risques associés à l’organisation du travail. Nous sommes aujourd’hui, collectivement, devant l’obligation de pratiquer une autopsie détaillée de ce « système qui rend fou » pour en extraire tous les vices, tous les défauts de manière à identifier des solutions durables. Pour cela, il faut faire confiance aux acteurs et actrices sur le terrain, leur laisser l’autonomie nécessaire et un contrôle complet sur leurs prises de décision. On ne doit pas sacrifier le bien-être d’une personne au nom du profit et de la rentabilité ni troquer sa dignité pour quelques entrées statistiques.

1 Bill Howatt, Louise Bradley, Jesse Adams, Sapna Mahajan et Samuel Kennedy, Comprendre la santé mentale, la maladie mentale et leur incidence en milieu de travail, Commission de la santé mentale du Canada, Morneau Shepell, Ottawa, 2017.

2 Sylvie Gravel et Jessica Dubé, « Occupational health and safety for workers in precarious job situations : combating inequalities in the workplace », E-Journal of International and Comparative Labour studies, vol. 5,  3, 2016.

3 Sarah Mousaid, Deborah De Moortel, Davide Malmusi et Christophe Vanroelen, « New perspectives on occupational health and safety in immigrant populations : studying the intersection between immigrant background and gender », Ethnicity & Health, vol. 21,  3, 2016, p. 251-267.

4 Tom Sterud et coll., « A systematic review of working conditions and occupational health among immigrants in Europe and Canada », BMC Public Health, vol. 18,  1, 2018, p. 770.

5 Jorge Frozzini et Alexandra J. Law, Immigrant and Migrant Workers Organizing in Canada and the United States. Casework and Campaigns in a Neoliberal Era, Lanham (Md), Lexington Books, 2017.

6 Vincent De Gaulejac, La Société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Seuil, 2009.

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