VANDEN DAELEN Christine
12 mai 2010
En 2010, aux quatre coins de la planète, les rues résonneront des pas et des voix de milliers d’activistes de la Marche mondiale des femmes (MMF). Elles seront en marche contre le patriarcat et le capitalisme. Systèmes d’oppression des femmes et d’exploitation de tou-te-s qui se renforcent et se conjuguent avec le racisme, le sexisme, la misogynie, la xénophobie, l’homophobie, le colonialisme, l’impérialisme, l’esclavagisme, le travail forcé. Les militantes de la MMF, unies dans leur volonté de défaire ces systèmes perpétuant pauvreté, exclusion et violence ont, pour leur 3e Action Internationale, articulé leurs luttes, analyses et revendications autour de quatre champs d’actions définis collectivement. Ainsi de mars à octobre 2010, les femmes de la MMF marcheront pour la fin des violences envers les femmes, pour leur autonomie économique, pour la paix et la démilitarisation ainsi que pour les biens communs et les services publics.
Nous serons en marche jusqu’à ce que toutes les femmes puissent vivre sans subir des actes ou des menaces de violence
Les violences envers les femmes sont structurelles : elles sont l’expression des rapports de force historiques qui ont abouti à la domination des femmes par les hommes, par les groupes d’hommes, par les institutions patriarcales ou encore, par les États.
Si le 20e siècle a permis l’avancement des droits des femmes, aucune société n’est à l’abri de la violence envers les femmes car nulle part l’égalité pleine et réelle entre les sexes n’est atteinte. Contrairement aux idées préconçues, la violence envers les femmes est une réalité transnationale et transculturelle. Elle est subie dans toutes les classes sociales, les cultures, les religions, les situations géopolitiques. Il n’y a aucune exception et la règle se confirme malheureusement tous les jours. A chaque instant, partout dans le monde, des femmes sont humiliées, abusées, agressées, violées, battues, exploitées, tuées, le plus souvent par les hommes qui les entourent et ce, depuis des millénaires.
Bien que la violence soit plus présente dans la sphère privée sous la forme des viols incestueux et conjugaux, des mutilations génitales, de l’infanticide, des mariages forcés, des coups, du contrôle psychologique, des crimes d’« honneur », etc., elle s’exprime également dans la sphère publique via le harcèlement sexuel ou moral au travail, les agressions sexuelles, le viol collectif, le trafic sexuel, la pornographie, l’esclavage, les stérilisations forcées, etc. Tout cela entretient l’exclusion des femmes de l’espace public faisant de celui-ci la chasse gardée des hommes.
Les violences envers les femmes trouvent leurs racines dans le système patriarcal et le capitalisme qui imposent un besoin de contrôle, d’appropriation et d’exploitation du corps des femmes.
Le patriarcat se fonde sur deux principes : la notion selon laquelle les femmes sont inférieures aux hommes tout en leur appartenant et la hiérarchisation sexuelle des rôles. Afin d’imposer ce système de domination du masculin sur le féminin et de le maintenir, la violence ou la menace de violence est utilisée comme outil de contrôle, comme punition pour avoir dérogé aux règles établies par le patriarcat.
Le mode de production capitaliste se modèle parfaitement au patriarcat : il s’appuie sur la détermination patriarcale des rôles « naturels » assignés aux deux sexes pour exploiter les femmes à son plus grand profit. Les femmes sont considérées comme une main-d’œuvre très bon marché, malléable et corvéable à souhait, toujours disponible pour s’occuper des autres et exécuter le travail que cela engendre. Le capitalisme, en créant des inégalités supplémentaires entre hommes et femmes, favorise l’accroissement des violences.
Outre l’exploitation de leur corps et de leur travail par le capitalisme, outre la domination patriarcale, les femmes ont encore à subir les discriminations racistes susceptibles de générer des violences. Face à l’interpénétration et au renforcement mutuel des systèmes capitalistes, patriarcaux et racistes, la MMF ne peut envisager l’élimination des violences envers les femmes sans exiger l’éradication pure et simple des ces trois modes d’oppression.
Les violences envers les femmes et la misogynie se sont intensifiées avec la mondialisation néolibérale. Il existe une corrélation directe entre la signature d’accords de libre-échange (comme l’ALENA – accord de libre-échange nord-américain) et un accroissement des féminicides [1]. De plus en plus de femmes paient de leurs vies parce qu’elles travaillent dans des maquillas (zones franches établies suite aux accords de libre-échange où elles sont salariées mais avec des conditions de travail épouvantables) au lieu d’être à la maison et de rester financièrement dépendantes comme l’exige la culture patriarcale. Suite aux injonctions des Institutions financières internationales, on assiste partout dans le monde à une forte détérioration des droits reproductifs (accès à la contraception, à des IVG [2] dans de bonnes conditions, etc.) et des soins de santé en direction des femmes alors que les services sociaux sont privatisés ou supprimés. Enfin, la mondialisation néolibérale a donné au commerce sexuel une dimension planétaire. En trois décennies, la prostitution – tout comme le trafic des femmes et des enfants tombés dans les pièges des réseaux maffieux – ont connu un essor considérable. Ces deux fléaux sont synonymes d’exploitation et de violences aggravées envers les femmes.
Face au constat accablant que les violences privent les femmes de leur autonomie, minent leur intégrité physique, morale, psychologique et intellectuelle, les empêchent de travailler, de lutter, de se divertir… bref, de vivre, la Marche mondiale des femmes se mobilise pour :
Que les gouvernements intègrent dans leurs législations les Conventions internationales favorables aux droits des femmes et en appliquent les contenus ; assurer des activités de sensibilisation et d’éducation populaire sur les causes de la violence afin d’en prévenir les manifestations ; encourager l’auto-organisation des femmes et soutenir les associations qui travaillent directement avec des femmes victimes de discriminations, d’abus et de violences ; assurer la visibilité aux violences faites aux femmes afin de rompre la culture du silence qui les entoure ; veiller au jugement et à la condamnation effective des auteurs de violences envers les femmes ; parvenir à ce que les mouvements sociaux se solidarisent publiquement avec les luttes féministes contre les violences faites aux femmes et entreprennent un travail de dénonciation et de mobilisation contre ces violences.
Nous serons en marche jusqu’à ce que toutes les femmes accèdent à l’autonomie économique
L’autonomie économique des femmes se réfère à leur capacité à pourvoir elles-mêmes à leurs besoins et à décider de la meilleure façon d’y parvenir. Aujourd’hui encore et partout dans le monde, de nombreux obstacles entravent l’autonomie économique des femmes. Dans certains pays, communautés ou familles, selon la loi ou la coutume, l’autorisation du père, du mari ou d’un homme de la famille est nécessaire pour que les femmes puissent exercer une activité rémunérée. De plus, les femmes doivent toujours gérer leur temps et disponibilités entre leurs occupations familiales et le travail rémunéré. Elles se trouvent, de ce fait, souvent confinées dans des emplois à temps partiel ou informels qui leur permettent d’aller chercher les enfants à l’école, de les emmener au dispensaire de santé, etc. Les femmes sont en outre toujours moins scolarisées que les hommes et les filles rencontrent bien souvent des difficultés pour poursuivre leur scolarité. Cet accès inégalitaire à la formation hypothèque grandement leur autonomie économique future. Enfin et surtout, la violence et/ou la menace de violence mine complètement l’autonomie économique des femmes. Elle détruit les formes de subsistance, condamne des populations entières au chômage, emprisonne les femmes chez elles et promeut les fondamentalismes de tous types (qui à leur tour réduisent la liberté de circulation des femmes et leurs possibilités de parvenir à l’autonomie économique).
L’organisation du système capitaliste néolibéral est fondée sur l’exploitation du travail des femmes :
Les femmes gagnent systématiquement à travail égal moins que leurs collègues hommes et occupent un travail typiquement précaire : horaires flexibles, heures supplémentaires non payées, travail à temps partiel ou contrats à courte durée, syndicalisation non autorisée, fin du respect des droits acquis (la santé au travail, la journée des 8 heures, la législation sur le travail de nuit, etc.), absence de sécurité sociale, etc.
La mondialisation néolibérale en s’exerçant au détriment des familles et des Etats pauvres, jette un nombre sans cesse croissant de femmes sur les chemins de l’exil économique. Elles migrent vers les pays riches où elles seront employées et souvent exploitées comme domestiques, auxiliaires maternelles ou pire, dans l’industrie du sexe ;
La privatisation des services et les coupes dans les dépenses publiques destinées à la santé, à l’éducation, à des services de garde d’enfants, à l’eau ainsi qu’à des politiques d’assainissement basique ont entraîné une forte augmentation du travail domestique et communautaire non payé des femmes ;
Le capitalisme accentue pour son plus grand profit la division sexuelle du travail qui attribue aux hommes un travail productif (la production de marchandises) et aux femmes un travail reproductif (les soins aux personnes) en établissant une hiérarchie où le travail productif est plus important, plus valorisé que le travail reproductif.
Dans la lutte pour l’autonomie économique des femmes du Sud comme du Nord, les militantes de la Marche mondiale des femmes exigent :
Des emplois dignes, sans harcèlement ni discriminations (nationalité, sexe, incapacité, etc.) ; la protection sociale universelle garantissant un revenu en cas de maladie, de chômage, de retraite, de congé de maternité et de paternité, etc. ; l’égalité salariale ainsi que la rémunération du travail féminin en zones rurales ; l’instauration d’un salaire minimum juste ; l’accès des femmes à la terre, aux semences, à l’eau et aux matières premières ; une organisation égalitaire des tâches domestiques et des soins ; une réduction du temps de travail sans diminution des salaires afin que toutes et tous puissent jouir de plus de temps libre pour leur bénéfice propre et pour leur engagement communautaire.
Nous marcherons contre la militarisation et pour la fin immédiate des conflits armés
Déjà défavorisées dans le système patriarcal, les femmes paient le plus lourd tribut des guerres. Non seulement, elles sont, avec les enfants, les premières victimes civiles des conflits armés mais les soldats se servent de leurs corps comme d’un véritable champ de bataille. De fait, de l’Antiquité à nos jours, le viol massif des femmes fait partie intégrante de la guerre. Il constitue ni plus ni moins une arme utilisée soit pour humilier, déshonorer et démoraliser l’ennemi, soit comme moyen de propagande militaire ou, plus récemment, comme politique de nettoyage ethnique [3], comme acte de génocide au Rwanda, comme terreur politique en Haïti ou encore comme symbole de la victoire. Les conséquences de cette brutalité ne se limitent pas au plan physique (déchirures, fistules, SIDA et autres maladies sexuellement transmissibles ou grossesses) et psychologique (dépression, perte d’auto-estime, culpabilité, etc.). Une femme qui a été violée est souvent mise à l’écart par sa communauté (il en est de même pour son enfant fruit du viol) et rejetée par son mari et sa famille ; elle porte la faute d’avoir subi une violence extrême. Pour de nombreuses femmes, les seules issues possibles sont soit le silence – quand c’est possible – soit la dénégation.
Les violences sexuelles se superposent à d’autres calvaires pour les femmes en temps de guerre. Lors des conflits armés, la prostitution dans l’entourage des bases ou des campements militaire croît systématiquement, les déplacements forcés obligent les femmes à quitter leur foyer pour aller grossir les camps de réfugié-e-s, les armes en circulation augmentent drastiquement renforçant la culture de la force et de la violence, les intégrismes s’intensifient et fragilisent la situation des femmes, la violence domestique s’amplifie également, au nom de la sécurité nationale, les libertés fondamentales sont réduites et enfin, les budgets militaires grèvent les dépenses publiques, ce qui participe au délabrement des conditions de vie des femmes.
Face à la guerre, aux conflits armés et à la militarisation, expressions de la violence devenue naturelle dans les systèmes patriarcaux et capitalistes, la Marche mondiale des femmes revendique :
La réduction des dépenses militaires ; la condamnation de l’utilisation systématique du corps des femmes comme butin de guerre ; la punition des auteurs de violences envers les femmes durant les conflits (armées, forces paramilitaires, guérillas, casques bleus de l’ONU, maris ou parents) ; la reconnaissance et la valorisation des femmes comme protagonistes à part entière des processus de paix, de reconstruction et de maintien de la paix dans leur propre pays.
Nous serons en marche jusqu’à ce que notre droit aux biens communs et aux services publics soit reconnu
Les conflits concernant l’environnement ou la lutte pour l’accès aux services publics mobilisent les femmes étant donné la position, socialement construite, qu’elles occupent dans la société. Les femmes sont encore et toujours les principales responsables de l’alimentation et de l’éducation de leurs familles, de l’approvisionnement en eau et en énergie de leurs foyers, des soins aux malades, du ramassage du bois, etc. Les systèmes capitaliste et patriarcal estiment que le temps des femmes est illimité et inépuisable. La privatisation des services publics en exclut les personnes les plus pauvres mais dégrade aussi fortement la qualité des quelques services relevant encore de l’État. Tout ceci augmente exponentiellement la charge horaire de travail des femmes |4|.
Les activistes de la MMF refusent la marchandisation des terres, de l’eau, des semences traditionnelles, des connaissances et des services publics (santé, assainissement, éducation, logement, transports). Pour contrer cette logique, elles proposent de substituer le paradigme dominant de développement, fondé sur l’intégration du système capitaliste et de la société de marché, par le paradigme de la durabilité de la vie humaine « vue comme une relation dynamique et harmonieuse entre l’humanité et la nature et entre les êtres humains ».
Dans sa lutte contre la marchandisation de l’environnement et la privatisation des services publics, la Marche mondiale des femmes réclame :
La promotion de sources d’énergies alternatives (biomasse, énergie solaire, éoliennes …) et le rejet du nucléaire ; l’accès universel aux biens communs et aux services publics ; la souveraineté alimentaire et la promotion de l’agroéconomie (agriculture biologique, etc.), la condamnation des responsables des détériorations infligées à l’environnement et des modifications de la chaîne alimentaire ; des réparations des pays industriels pour la dette écologique qu’ils ont contractée auprès des peuples du Sud ; le soutien aux pays où les conséquences du changement climatique et de l’agriculture chimique intensive ont amplifié les effets des désastres naturels.
Christine Vanden Daelen
[1] Assassinats de femmes en raison de leur sexe.
[2] Interruption volontaire de grossesse.
[3] Comme en Bosnie-Herzégovine au cours de la guerre en ex-Yougoslavie.
* Paru sur le site du CADTM.