Pour une transition radicale

 

Raphaël Canet

Réflexions autour du dernier livre d’Hervé Kempf (Que crève le capitalisme, Paris, Seuil, 2020)

 

Cela fait maintenant près de quinze ans que cet ex-journaliste scientifique du Monde, spécialisé dans les questions environnementales, a sauté la barrière du militantisme pour dénoncer, dans une série d’essais percutants rédigés sur un ton clair, incisif et documenté, les ravages écologiques du capitalisme et la complicité coupable de l’oligarchie dominante. Que pouvait-il nous dire de plus dans ce nouvel essai que nous ne savions déjà ?

Deux choses essentiellement. D’une part, que le capitalisme a subi une nouvelle mutation, il est devenu numérique et policier et il importe de bien le comprendre pour mieux le combattre. D’autre part, dans la lutte à finir pour construire un nouveau système « écolo-équitable » il convient de nous émanciper de la psychologie capitaliste que quarante ans d’hégémonie néolibérale nous à fourrer dans le crâne, et surtout de développer des stratégies d’action ciblées, radicales et développées en alliance.

L’objectif n’est plus de convaincre que la catastrophe est imminente, mais bien de s’organiser pour faire face à la tempête qui vient. Il ne s’agit donc pas d’en appeler simplement à la conscience, mais bien de passer à l’action, et le titre provocateur du livre cible clairement sa critique.

Pour une transition radicale

L’auteur débute son argumentation en rappelant les grandes lignes de sa réflexion critique entreprise depuis des années. Tout d’abord, la catastrophe écologique a bel et bien commencé et elle est « une réalité sensible » partout sur la planète, tant au Nord qu’au Sud. Ensuite, cette catastrophe est le fruit de l’indifférence et du fatalisme. « On sait que la maison brûle, et on la regarde brûler » (p.17). Cela ne peut plus continuer ainsi, et l’humanité se trouve à la croisée des chemins :

« soit elle continue à émettre massivement des gaz à effet de serre, et le climat risque d’entrer en s’emballant dans la zone très chaude qui sera sans retour ; soit elle agit rapidement pour stabiliser le climat de la Terre à un niveau supportable pour les sociétés humaines […]. Cette dernière option implique de réduire drastiquement les émissions, de protéger et de restaurer les milieux naturels capables d’absorber le CO2, d’améliorer la balance énergétique de la planète. Pour ce faire, il faut une transition radicale [nous soulignons], axant les efforts sur la recherche de la résilience, à l’opposé des “théories, outils et croyances dans les petits changements”. » (p.19)

La transition radicale impose donc, en premier lieu, de comprendre d’où on part. Depuis quatre siècles, le capitalisme ne cesse d’exercer son emprise sur l’humain et son environnement, mue par l’appât du gain, le désir d’accumuler sans cesse plus de capital.

« le capitalisme est une organisation sociale dont les membres sont réputés avoir pour motivation principale de gagner de l’argent afin de pouvoir gagner plus d’argent. » (p.25)

Et depuis l’avènement des Quarante Désastreuses (1980-2020), les choses se sont aggravées avec l’imposition du néolibéralisme, qui peut être défini comme le capitalisme (dans la pure tradition du libéralisme économique), mais sans la démocratie (qui était son élément compensatoire imposé par le libéralisme politique). La marchandisation à tout crin n’a plus de limites et la soif de profit, dopée par la croissance, ne cesse d’accentuer le pillage des ressources biosphériques. Ainsi, « plus de la moitié du carbone relâché dans l’atmosphère depuis 1751 l’a été après le milieu des années 1970 » (p.22). Le système capitaliste précipite ainsi la catastrophe écologique.

Nous aurions pu penser (espérer ?) que la crise de 2008-2009 avait porté un coup fatal au système en visant le cœur : le système financier américain. Or, dix ans plus tard, la Bourse atteint des sommets, la spéculation va bon train et le nombre de milliardaires a doublé. Le « capitalisme n’a pas seulement reconstitué sa position après avoir senti passer le vent du boulet, il s’est ré-armé idéologiquement. » (p.39). Le capitalisme s’est donc, une fois de plus, reconstruit sous un nouveau paradigme. Mais lequel ?

Le nouvel horizon du capitalisme

Depuis les années 2000, un nouveau régime technologique est né combinant la puissance sans cesse décuplée des ordinateurs et du réseau de communication, l’accumulation de gigantesques masses de données (big data) et le développement de l’intelligence artificielle (IA). Cette quatrième révolution industrielle, la révolution numérique, encensée dès 2016 par le fondateur du Forum économique mondial de Davos Klaus Schwab, possède ses nouveaux champions : les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), ainsi que ses nouveaux territoires. Outre le cyberespace (qui a déjà prononcé sa déclaration d’indépendance en 1996 à Davos) et la Silicon Valley californienne, pensons à Zhongguancun, la Silicon Valley chinoise en passe de devenir la nouvelle Mecque de l’IA.

« un nouveau paradigme s’est mis en place dans la période qui a suivi la crise de 2008-2009. Le capitalisme a pu sauver le système financier sans avoir à le remettre en cause, puisque le scénario futuriste renforcé par les progrès de l’intelligence artificielle lui a redonné une vision de l’avenir dans laquelle l’accumulation du capital ouvre un nouvel horizon » (p.46)

Encore une fois, selon cette vision du monde, c’est la technologie qui va nous sauver, régler certes tous nos problèmes écologiques (voitures électriques, géo-ingénierie, capture du carbone, OGM et viande synthétique…) et peut-être même libérer les plus chanceux d’entre-nous (disons plus justement les ultra-riches), de la limite ultime : la mort. Il n’est qu’à lire Homo Deus, le best-seller de l’historien israélien Yuval Noah Harari, pour plonger dans ce monde surréaliste et pourtant bien réel des recherches en cours pour créer une « humanité augmentée » grâce à l’IA. L’autre frontière à repousser est celle de la biosphère. Si la vie sur Terre devient impossible, catastrophe climatique oblige, alors il faudra aller coloniser le cosmos. Nous pourrions en rire, si le patron d’Amazon n’avait pas créé Blue Origin en 2000, et celui de Tesla SpaceX en 2002, justement dans ce but précis. Bye Bye l’Homo Sapiens, et vive les Larry Page, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos et Elon Musk devenus d’immortels transhumains à la conquête de l’espace !

Nous pourrions dire que nous nageons en pleine science-fiction. Pas vraiment. Il serait plus judicieux de dire que nous nageons en pleine utopie. La nuance est importante car l’utopie ne signifie pas un monde imaginaire ou parallèle comme peut l’être la science-fiction. L’utopie est ce qui n’est pas encore advenu, et surtout, souvenons-nous de la citation d’Eduardo Galeano, c’est ce qui nous fait avancer, où plutôt ce qui les fait avancer eux. L’utopie est une arme très efficace pour transformer le monde lorsqu’elle mobilise à la fois les ressources matérielles et les volontés politiques. L’incubation lente du néolibéralisme durant les Trente Glorieuses, puis son imposition brutale au tournant des années 1980, en est la dernière illustration.

Quel genre de société nous prépare donc ce techno-capitalisme triomphant ? Rien de moins qu’un apartheid planétaire prophétise Kempf, avec une humanité séparée entre, d’une part, les surhumains privilégiés bénéficiant de tous les avantages de la technologie pour améliorer leur sort dans des îles paradisiaques et clôturées, et de l’autre, les laissés pour compte du Progrès qui vont manquer de l’essentiel et tenter de survivre dans des conditions sans cesse plus dégradées.

Et si l’on cherche une représentation de cette post-humanité néocapitaliste, l’auteur nous suggère le film Zardoz de John Boorman (1974) où, sur une Terre post-apocalyptique, les Éternels vivent une vie de légèreté dans le confort technologique, séparés du reste du monde par un mur invisible au-delà duquel les Brutes se massacrent pour que perdure cette bulle de prospérité. Jusqu’au jour où…

Alors, entre la 4ème révolution industrielle ou la 6ème extinction des espèces, quelle histoire allons-nous nous raconter, et surtout pour construire quel avenir ?

Violence systémique du fascisme climatique

De nos jours, plus grand monde ne croit au Père Noël. Crises économiques, catastrophes écologiques, inégalités et tensions sociales sont autant de faits sociaux récurrents et quotidiens qu’ils en deviennent banales. Les sirènes du capitalisme et les promesses d’abondance matérielle ne trompent plus personne. Et lorsqu’on ne croit plus pouvoir tirer son épingle du jeu, alors reste la révolte contre ce système brutalement injuste.

« Les États de l’oligarchie sont confrontés par ailleurs à des révoltes de plus en plus nombreuses : entre 2011 et 2019, les émeutes, les grèves générales et les manifestations antigouvernementales se sont accrues de 244% selon le Global Peace Index. L’Europe est la région où l’on a compté le plus de ces rébellions – mille six cents sur la même période ». (p.57)

Or, lorsque les peuples résistent, le système devient encore plus violent. Et plutôt que d’investir dans la préservation et la construction du lien social, les États font le choix de développer l’appareil de répression.

« [Aux États-Unis] les dépenses publiques concernant la police, les prisons et la justice ont doublé depuis 1970, pour atteindre 2% du revenu national, tandis que les dépenses sociales fédérales (assistance aux familles pauvres, bons alimentaires, aides aux handicapés) sont tombées à 0,8% du revenu national. Alors qu’elles partaient toutes les deux d’un même niveau (1% du revenu national) en 1970, les dépenses « de sécurité » pèsent maintenant outre-Atlantique deux fois et demie plus lourd que les dépenses sociales ». (p.57)

Les oligarchies du Nord disposent de plusieurs outils pour asseoir leur domination sur leurs peuples : le renforcement des moyens policiers, la répression judiciaire des mouvements populaires, les technologies numériques de surveillance, et finalement la radicalisation idéologique via les réseaux sociaux e l’antagonisme des opinions qu’ils génèrent.

Cette répression grandissante des populations observable au sein des États du Nord, se prolonge dans les relations Nord-Sud du fait de l’anticipation de vagues sans cesse plus fortes de migrations climatiques qui conduit à l’instauration de politiques d’exclusion, de ségrégation et de répression des migrants.

Dénouer le blocage psychologique pour en finir avec le capitalisme

Le défi actuel tient en une phrase, que Kempf emprunte à Fredric Jameson : « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme » (p73). La conscience des défis climatiques et environnementaux est de plus en plus partagée, et pourtant l’inaction politique demeure car nous nous estimons collectivement incapables de changer de système. Kempf en appelle donc à une sorte d’insurrection des consciences pour nous libérer du carcan mental dans lequel nous a confiné quarante ans d’hégémonie néolibérale, et lance son slogan : « il est plus gai et désirable d’imaginer la fin du capitalisme que d’imaginer la fin du monde » (p.74). En somme, il convient de se placer dans une disposition mentale post-capitaliste visant à « réfléchir librement à ce qui doit être plutôt qu’à déplorer ce qui est » (p.75).

Pour se sortir le capitalisme de la tête, il faut commencer par prendre le contrepied de tous les « traits nuisibles de la psychologie capitaliste » pour se construire une « nouvelle culture du quotidien »:

« Le capitalisme est individualiste, soyons collectifs. Il cultive la compétition, choisissons la coopération. Il est obsédé par le marché, pratiquons le don. Il est cupide, bâtissons une économie sans appropriation. Il est égoïste, vivons l’entraide. Il gaspille, soyons sobres. Il accumule, partageons. Il isole et enferme, retrouvons-nous et faisons la fête. Il contrôle et mesure le corps, chantons et dansons. Il ne jure que par la performance, goûtons le travail bien fait. Il est pressé, prenons notre temps. » (p.76)

Le même jeu des oppositions peut servir au niveau de l’action collective pour définir de nouveaux objectifs politiques :

« Contre les inégalités, une fiscalité des hauts revenus et des patrimoines. Contre l’appropriation privée, la gestion des biens communs. Contre les externalités négatives, un nouveau système des coûts de production. Contre la poursuite de l’extraction des ressources, la réduction de la consommation et le recyclage. Contre le libre-échange, la relocalisation. Contre la consommation matérielle, les services collectifs de santé, d’éducation et de transports. Contre la mondialisation, l’autonomie. Contre la numérisation généralisée, le développement des low tech. » (pp.76-77)

Mais ne nous méprenons pas. Il ne s’agit pas de remplacer un modèle par un autre, de n’opérer qu’une substitution de dogmes. Il y a urgence d’agir et l’ennemi de la vie est clairement identifié. L’action doit être collective et dépasser les clivages idéologiques et politiques.

« il n’y a pas de programme, pas de solution clé en main, pas de remède magique qui remplace le vilain capitalisme par le gentil monde écologique et fraternel. […] Arrêter ce qui détruit, cultiver ce qui grandit, voilà notre programme ! » (p.77)

« Tout est déjà là, connu. Il ne s’agit pas tant de savoir ce qu’on va faire (on le sait, et cela découle de l’impératif absolu d’arrêter de détruire les conditions biosphériques de la vie humaine) que de déterminer comment activer la chute du capitalisme ». (pp.77-78)

Le capitalisme s’est relevé de la crise financière et économique de 2008-2009 en prenant le virage techno-numérique. Comment sortira-t-il de la crise pandémique de 2020 ? Au regard des profondes limitations de nos libertés dues aux mesures de confinement imposées par les règles sanitaires, ainsi que de l’intrusion massive et forcée des technologies numériques dans tous les aspects et moments de notre vie à cause du travail et de l’éducation à distance, il semblerait que nous nous dirigions vers une radicalisation policière du régime. Face à l’Amérique du spectacle, braillarde et polarisée, se dresse aujourd’hui le modèle chinois de Xi Jinping qui a profité de la lutte au coronavirus pour accroître sa dictature numérique et contrôler étroitement la vie de ses populations. Le techno-despotisme semble ainsi être la voie de salut du capitalisme à l’ère post-pandémique.

Si nous choisissons le camp de la résistance, il convient de saisir l’opportunité de la crise actuelle pour précipiter la chute du capitalisme avant qu’il n’opère une nouvelle mutation encore plus dommageable pour la survie de l’humanité.

Les récentes crises ont révélé trois failles majeures du capitalisme qu’il convient d’exploiter : la question écologique, la question de la dette et la question des inégalités. Chercher à accumuler toujours plus en exploitant la planète et les humains et en vivant au-dessus de nos moyens, cela n’a plus aucun sens. L’expérience inédite du grand confinement planétaire de 2020 est venue démontrer les bienfaits écologiques d’une politique de sobriété :

« sur le plan mondial, on estime que les émissions de CO2 auront baissé de plus de 5% en 2020 par rapport à l’année précédente. La plus forte baisse enregistrée dans le monde depuis cinquante ans… Nous avons découvert que la meilleure façon de réduire les émissions de gaz à effet de serre et les pollutions était de ralentir fortement le système économique, en réduisant la production et en interrompant les flux de circulation. » (p.83)

Cette politique de sobriété fut imposée par les directions de santé publique aux gouvernements afin de contrer la pandémie de coronavirus. Peut-elle être choisie comme une voie de contournement de l’effondrement annoncé ?

« Tout l’enjeu politique de la période qui s’est ouverte avec la pandémie est de remettre l’économie sur pied en la découplant d’une relance des émissions et de la destruction de la biodiversité. Cela passe par la relocalisation, par la préférence accordée aux soins des autres (éducation, santé) plutôt qu’à la production, par la répartition des richesses pour diminuer la consommation somptuaire et retrouver de quoi investir dans l’économie écologique créatrice d’emplois. Et par le changement de modèle culturel fondé sur l’ostentation et le toujours plus ». (83)

La stratégie de l’archipel

Agir pour transformer le monde, oui, mais comment ?

Il semblerait tout d’abord que la stratégie révolutionnaire marxiste classique ne soit plus de mise. Nous ne pouvons attendre le salut du Grand Soir provoqué par une avant-garde éclairée et révolutionnaire. Le capitalisme ne sera pas renversé par la révolution. Il semble plutôt que nous ferons face à « une succession de chocs provoqués par l’excès même de la prédation capitaliste sur la biosphère ».

« La révolution était le paradigme émancipateur du XXème siècle, la catastrophe est celui du XXIème siècle ». (p.87)

L’effondrement se fera donc par étapes et chacune d’elle, comme la pandémie actuelle ou la crise de 2008-2009, sera l’occasion pour le système capitaliste d’une nouvelle radicalisation pour ne pas sombrer. C’est très clair actuellement dans le contexte de confinement pandémique où nos libertés sont restreintes alors que s’accentue la numérisation de tous les aspects de notre quotidien. Or, si les capitalistes profitent du désastre pour accroître leur contrôle sur les populations et la prédation des ressources, les écologistes doivent aussi saisir cette occasion pour mieux résister à cette fuite en avant mortifère.

Puisse qu’il apparaît très clairement que « les capitalistes vont résister de toute la puissance de leurs moyens », il convient de mener une lutte qui sera longue et difficile, et pour laquelle Hervé Kempf propose quelques balises stratégiques.

  1. La première, c’est qu’il n’est pas possible de trouver un compromis avec le capitalisme. Nous devons assumer la conflictualité de la situation et agir en conséquence. Tous les grands concepts forgés ces quarante dernières années pour chercher à ménager la chèvre et le chou, du développement durable à l’économie verte en passant par le capitalisme responsable, n’ont servi qu’à gagner du temps afin que l’accumulation se poursuive, tout comme le rythme d’exploitation des ressources et l’approfondissement des inégalités.

« Il est temps de tourner la page de cette écologie collaborationniste. Sur la question écologique, on ne peut pas être centriste, « ni droite ni gauche », « en même temps » pour l’écologie et pour le capitalisme. C’est soit l’un, soit l’autre ». (pp.94-95)

  1. La seconde, c’est que dans cette guerre contre le capitalisme, il importe d’identifier des cibles précises pour orienter nos actions. Nous devons désigner les adversaires afin de déployer des stratégies d’action claires, délimitées, opérationnelles et dont il sera possible de mesurer l’efficacité. Nous avons certes besoin de petites victoires pour continuer à cheminer dans cette grande bataille, mais il est aussi essentiel de démontrer que le système dominant n’est pas un bloc monolithique mais plutôt un réseau reposant sur quelques piliers clés qu’il est possible d’ébranler (l’industrie des combustibles fossiles, la finance mondialisée, les géants du web…).

« montrer que le désastre général n’est pas un tout indistinct, mais qu’il est mis en œuvre par des personnes, des institutions et des groupes précis. » (p.95)

« Là où est l’argent, là est le pouvoir » (p.96)

  1. La troisième, c’est qu’il va falloir résister aux manœuvres de division que les dominants ne manqueront pas de déployer pour miner le mouvement. Afin de décrire et expliquer ces manœuvres, Kempf reprend la typologie des contestataires mise à jour par Grégoire Chamayou dans son ouvrage. Il y aurait 4 types des contestataires : les radicaux, les opportunistes, les idéalistes et les réalistes. Les radicaux sont forts lorsqu’ils font la jonction avec les modérés et avancent en coordination. Le jeu du pouvoir est donc de les isoler. Pour cela il dispose d’une méthode en 6 phases : Renseignement (nouer le dialogue avec les opposants pour comprendre leur vision et parler leur langage) ; Cantonnement (sortir le débat de l’espace public pour en faire un débat technique ou d’initiés) ; Diversion (détourner les opposants des actions qui pourraient être le plus nuisible au système) ; Cooptation (donner plus de pouvoir symbolique à certains groupes opportunistes ou réalistes) ; Disqualification (marginaliser les radicaux par des discours dévalorisants) ; Légitimation (renforcer symboliquement la position des groupes qui optent pour la collaboration en tant qu’interlocuteurs privilégiés du pouvoir et souvent financés par lui – processus d’ONGisation).

« il faut […] s’assurer que les radicaux et les modérés – il y en aura encore, bien sûr, et il est normal de ne pas être toujours d’accord – avancent en coordination : tout ce qui peut être arraché par les derniers ne peut l’être que par la pression qu’exercent les premiers. On peut parfois adopter des tactiques différentes, mais il ne faut pas les mettre en opposition, sans oublier de bien identifier l’adversaire en le traitant comme tel, et jamais en partenaire ». (p.97)

  1. La quatrième, c’est qu’il va falloir forger des alliances larges car notre meilleure arme dans le rapport de force qui nous oppose au capital est de jouer la masse contre l’argent. Il faut rassembler les anciens et les nouveaux laissés-pour-compte de la mondialisation néolibérale, soit les classes populaires et ouvrières et les classes moyennes. Il faut fournir des « clés d’interprétation de ce qui se passe », rendre visibles les solutions alternatives (à la manière des villages Alternatiba). Il faut articuler les questions sociale et environnementale, mais aussi les arrimer à une critique de la technique. Il faut approfondir la distinction entre les grandes multinationales et les banques, et l’immense univers des PME qui ne profite pas vraiment de la néolibéralisation du monde. En somme, il faut largement rassembler ceux qui ont été artificiellement divisés par la psychologie néolibérale et prendre conscience qu’il existe une vaste masse de gens, certes différents, mais dont les intérêts sont communs et surtout largement opposés à ceux de l’oligarchie mondiale dont le pouvoir exorbitant n’est nullement relatif au nombre de ses membres.

« Il faut articuler la question sociale aux choix techniques, en montrant que ceux-ci, qui n’ont rien de fatal, doivent être délibérés et subordonnés à une vision holistique de la biosphère et aux besoins vitaux ». (p.100)

« L’écologie, c’est mettre l’économie à sa juste place, non pas la détruire. L’économie n’est pas le capitalisme, qui, lui, est une forme d’économie devenue cancéreuse et dévorant le corps social. » (p.101)

  1. Finalement, la cinquième et non la moindre, il va falloir adopter une attitude pragmatique et innovante à l’égard du pouvoir étatique. Kempf rejette la position léniniste classique de la prise révolutionnaire du pouvoir de l’État car celui-ci est beaucoup plus contrôlé par le capital international que la Russie tsariste de 1917. La voie démocratie classique qui consiste à gagner les élections pour occuper l’État s’avère aussi difficile du fait du contrôle exercé par les oligarchies occidentales sur les médias et les systèmes électoraux. Clairement, Kempf semble pencher pour la voie anarchiste :

« Il faut reconstituer des groupes, des collectifs affinitaires, que ces collectifs parlent aux désirs et puissances de chacun, que chacun y trouve une forme de liberté, pour ensuite faire grandir ça et l’entrelacer à d’autres groupes, d’autres luttes, archipelliser ceux qui partagent beaucoup de choses en commun ». (Propos d’Alain Damasio rapportés par H. Kempf, p.103)

« Ainsi, à côté du corps global de la société, ou en son sein, s’exprimeraient des pôles de liberté, comme des sortes d’écoles de l’émancipation. » (p.103)

Mais il est clair que ces espaces libérés (ZAD, Chiapas, Rojava…) nécessitent une coordination, une articulation autour de stratégies et de buts communs. Aussi, Kempf reconnait qu’il serait irréaliste de penser que cet archipel de communautés autonomes puisse, seul, permettre de construire une alternative viable au modèle dominant. Le capitalisme n’hésitera pas à user du pouvoir de contrainte dont il dispose actuellement en contrôlant l’État néolibéral pour réduire ces poches de résistance ou les folkloriser en les isolant, sous formes de curieuses réserves écologiques et sociales. Dans cette perspective, mais aussi pour gérer les grands bouleversements qu’engendre la catastrophe en cours, l’État a un rôle à jouer, mais pour cela, il faut qu’il redevienne avant tout un outil de développement collectif.

« Comment combiner logique d’archipel et transformation de l’État en vue d’autonomiser ce dernier du capital et de le mettre au service des tâches d’organisation collective (justice, sécurité sociale, éducation…) ? Est-il possible de réunir les démarches anarchiste et représentative ? Ou sont-ce deux logiques inconciliables ? » (p.104)

Au terme de sa réflexion, Hervé Kempf entend sortir du carcan dogmatique des différentes écoles de pensée afin de chercher des points de convergence et de synergie entre l’État social et l’archipel des communautés autonomes, en cherchant à réconcilier les positions démocratique classique et anarchiste contemporaine :

« autre rêve : que la voie représentative – la prise légale de l’État – et la voie anarchiste avancent de concert, en s’acceptant comme les deux branches d’un même mouvement ». (p.105)

C’est peut-être en suivant cette voie que nous pourrons réunir les autonomistes radicaux, les militants pour un nouvel État social et écologique ainsi que certains technocrates éclairés dissidents de l’oligarchie, pour créer le rapport de force nécessaire au renversement du capitalisme.

Telle est la stratégie à moyen et long terme. Mais d’ici là, il convient de mener une guérilla pacifique afin de ralentir le processus de mutation résiliente du système. Cela peut vouloir dire pour Kempf de radicaliser davantage la résistance, voire de recourir au sabotage, sans pour autant franchir l’interdit de l’atteinte à la vie humaine, mais en se concentrant sur l’atteinte à la propriété, qui demeure l’idéologie intrinsèque du capitalisme (Piketty).

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