Une science sociale émancipatrice, au sens le plus général, cherche à générer des connaissances pertinentes du point de vue du projet collectif de contestation de l’oppression humaine, et à créer les conditions dans lesquelles les individus peuvent vivre des vies épanouies. L’appeler science sociale, plutôt que critique ou philosophie sociale, revient à reconnaître l’importance, pour cette tâche, de la connaissance scientifique systématique du fonctionnement du monde. Et les appeler sociales implique que l’émancipation dépend de la transformation du monde social dans son ensemble, et non pas seulement de chaque personne prise individuellement. Pour accomplir sa mission, une science sociale émancipatrice est confrontée à trois tâches élémentaires : d’abord, élaborer un état des lieux systématique et une critique du monde tel qu’il est ; ensuite, imaginer des alternatives viables ; enfin, analyser les obstacles, les possibilités et les dilemmes de la transformation. Selon les époques, l’une ou l’autre de ces tâches peut être plus impérieuse que les autres, mais chacune est nécessaire pour élaborer une théorie émancipatrice complète.
Le point de départ, pour fonder une science sociale émancipatrice, ne consiste pas seulement à montrer que la souffrance et les inégalités dans le monde existent. Il consiste à démontrer que l’explication de ces maux réside dans les caractéristiques spécifiques des institutions et des structures sociales existantes, et à révéler la façon dont elles nuisent à la population. Par conséquent, la première tâche tient dans le constat et la critique du processus causal qui génère ces problèmes.
Cet aspect est souvent le plus systématiquement développé par la science sociale émancipatrice. Dans le cas du féminisme, par exemple, nombre de textes ont pour objet l’analyse de la manière dont les relations sociales et les institutions existantes génèrent différentes formes d’oppression des femmes. Le point focal de ces recherches est de montrer que les inégalités de genre ne sont pas « naturelles », mais qu’elles sont le produit de processus sociaux. Des études consacrées aux marchés du travail ont mis en évidence la ségrégation sexuelle du travail, des systèmes d’évaluation qui dénigrent des traits culturels définis comme « féminins », la discrimination structurant les procédures de promotion, ou des dispositifs institutionnels qui désavantagent les mères qui travaillent. Les études féministes de la culture ont montré comment un large spectre de pratiques dans les médias, l’éducation, la littérature, etc., a renforcé et renforce les identités de genre et les stéréotypes. Les théories féministes de l’État ont insisté sur le fait que les structures et les politiques étatiques favorisent systématiquement la subordination des femmes et différents types d’inégalités de genre. Un ensemble d’observations similaires pourrait être fait à propos de recherches empiriques inspirées par les traditions du mouvement ouvrier, par des théories de l’oppression raciale et par l’environnementalisme radical.
Le constat et la critique sont étroitement liés à des conceptions de la justice sociale et des théories normatives. Dire d’un dispositif social qu’il génère des « maux » implique la présence dans l’analyse d’un jugement moral. Derrière toute théorie émancipatrice, on trouve une théorie implicite de la justice, c’est-à-dire une conception des conditions à remplir afin que les institutions d’une société puissent être considérées comme justes. Une exploration exhaustive de la théorie normative qui sous-tend la critique du capitalisme dépasse les objectifs de cet article. Reste que, pour le dire brièvement, les analyses qui suivent sont animées par ce que l’on pourrait appeler une conception de la justice radicale, démocratique et égalitaire. Celle-ci repose sur deux affirmations normatives générales, l’une concerne les conditions de la justice sociale, l’autre celles de la justice politique :
– La justice sociale : dans une société juste, tout le monde dispose grosso modo d’un accès égal aux moyens matériels et sociaux pour vivre des vies épanouies.
– La justice politique : dans une société politiquement juste, tout le monde participe au même titre au contrôle collectif des conditions et des décisions qui affectent le destin commun. Il s’agit là d’un principe d’égalité politique aussi bien que de participation démocratique et collective.
Ensemble, ces deux affirmations en appellent à une société qui approfondisse la qualité de la démocratie, et élargisse son rayon d’action, dans des conditions d’égalité sociale et matérielle radicales. Tout le problème, bien entendu, est de montrer la façon dont ces deux principes peuvent être mis en pratique.
Développer des alternatives
La deuxième tâche d’une science sociale émancipatrice est de développer une théorie cohérente et crédible des alternatives possibles aux institutions existantes et aux structures sociales, qui éliminent, ou, à tout le moins, réduisent significativement, les maux qu’elles génèrent. Ces alternatives doivent être élaborées et évaluées selon trois critères différents : leur désirabilité, leur viabilité et leur faisabilité. Ces critères sont liés entre eux par une forme de hiérarchie : toutes les alternatives désirables ne sont pas nécessairement viables, et toutes les alternatives viables ne sont pas atteignables.
L’exploration des alternatives désirables, sans les contraintes de la viabilité ou de la faisabilité, est le domaine de la théorie sociale utopienne (utopian social theory), et d’une partie importante de la philosophie politique normative. Souvent, ces débats s’avèrent faibles du point de vue institutionnel, l’accent étant généralement mis sur l’énonciation de principes abstraits plutôt que sur des projets institutionnels concrets. Ainsi, l’aphorisme marxiste qui présente le communisme comme une société sans classe régie par le principe « à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités », ne dit rien des dispositifs institutionnels qui rendraient ce principe opérant. De même, les théories libérales de la justice développent les principes qui devraient être intégrés aux institutions d’une société juste, mais sans se demander systématiquement si des structures soutenables et robustes peuvent être conçues pour réaliser ces principes dans la forme pure sous laquelle ils sont exprimés. Bien que des discussions de ce type pourraient grandement contribuer à clarifier nos valeurs et à affermir notre engagement moral en faveur du changement social, elles contribuent peu à la tâche pratique de construction des institutions, ou à accroître la crédibilité des critiques adressées aux institutions existantes.
L’étude d’alternatives viables, en revanche, interroge les hypothèses de transformation des structures sociales existantes pour déterminer si, une fois mises en œuvre, elles feraient advenir efficacement les objectifs émancipateurs qui les ont motivées. L’exemple le plus connu en est peut-être la planification centralisée, la forme classique utilisée pour mettre en œuvre des principes socialistes. Les socialistes considéraient que le sort de la population serait amélioré si une économie rationnellement planifiée remplaçait l’anarchie des marchés, à travers des institutions fondées sur la planification centralisée intégrale. Mais les conséquences imprévues, « perverses », de la planification centralisée ont subverti les objectifs initiaux, ce qui a eu pour conséquence que rares sont aujourd’hui ceux qui considèrent cette solution comme une alternative émancipatrice viable au capitalisme.
La viabilité d’un projet institutionnel spécifique, bien entendu, n’est pas affaire de « tout ou rien ». Elle dépend de manière cruciale de différentes conditions collatérales. Par exemple, un revenu garanti généreux et inconditionnel peut être viable dans un pays où l’on rencontre une éthique du travail forte et culturellement enracinée et un sens de l’obligation collective, mais non dans une société hautement atomisée et consumériste. Ou alors, un revenu garanti peut être viable dans une société qui a développé depuis un certain temps un État-providence généreux sur le plan de la redistribution, basé sur des programmes sociaux ciblés, mais non dans une société dotée d’un État-providence faible et limité. Les discussions portant sur la viabilité, par conséquent, incluent les conditions contextuelles de possibilité pour que des projets particuliers fonctionnent convenablement.
L’exploration d’alternatives viables met entre parenthèses la question de leur faisabilité pratique dans les conditions sociales existant actuellement. Certains doutent de l’intérêt de discuter théoriquement d’alternatives viables si elles ne sont pas concrètement réalisables. La réponse à ces sceptiques est qu’il y a tant d’incertitudes et de contingences concernant ce que l’avenir nous réserve que nous ne pouvons pas savoir à l’avance quelles seront les limites futures de la faisabilité. Compte tenu de ces incertitudes, il y a deux raisons pour lesquelles il est important de disposer d’analyses claires du spectre des alternatives viables. En premier lieu, développer de telles alternatives dès à présent rend plus probable, si les circonstances futures élargissent les frontières du possible, que les forces sociales engagées en faveur d’une transformation émancipatrice soient en position d’énoncer des stratégies pratiques pour mettre en œuvre ces alternatives. En second lieu, les limites de ce qui est réalisable dépendent en partie des croyances à propos du type d’alternative que nous concevons comme viable. Il s’agit d’un argument sociologique crucial : les limites sociales de ce qui est possible ne sont pas indépendantes des croyances portant sur ces limites. Lorsqu’un physicien affirme qu’il y a une limite à la vitesse maximale à laquelle un objet peut voyager, il s’agit d’une contrainte objective et impossible à transgresser, qui opère indépendamment de nos croyances à propos de la vitesse. Dans le cas de la société, en revanche, les croyances concernant les limites affectent ce qui est possible de manière substantielle. Développer des analyses convaincantes des alternatives viables est par conséquent partie intégrante du processus par lequel ces limites peuvent elles-mêmes être changées.
Il n’est pas aisé de développer un argument crédible concernant l’idée qu’« un autre monde est possible ». Les gens naissent dans des sociétés toujours déjà construites, dont ils apprennent et intériorisent les règles en grandissant. Ils sont préoccupés par les tâches quotidiennes qui leur permettent de gagner leur vie, et confrontés aux peines et aux plaisirs de l’existence. L’idée que le monde social pourrait être délibérément et positivement transformé de manière fondamentale leur paraît improbable, parce qu’il est difficile d’envisager une alternative profondément meilleure et praticable, mais aussi parce qu’il est difficile d’imaginer défier avec succès les structures de pouvoir et de privilège pour faire advenir cette alternative. Ainsi, même si l’on accepte le constat et la critique des institutions existantes, la réaction la plus naturelle réside probablement dans un fatalisme consistant à penser que rien ou presque ne peut être fait pour que les choses changent.
Ce fatalisme pose un sérieux problème à ceux qui sont engagés dans la correction des injustices du monde social existant. Une stratégie possible, bien sûr, est de renoncer à développer des scénarios scientifiquement crédibles du changement social radical, et de tâcher plutôt de créer une perspective enthousiasmante en faveur d’une alternative souhaitable, basée sur la colère envers les inégalités de la planète et remplie d’espoir et de passion à propos des potentialités humaines. Parfois, des visions charismatiques de ce genre ont constitué une force mobilisatrice importante. Mais il est peu probable qu’ils forment une base suffisante pour transformer le monde en générant une alternative émancipatrice durable. L’histoire est pleine de victoires héroïques contre des structures d’oppression, suivies par la tragique apparition de nouvelles formes de domination et d’inégalité. La deuxième tâche de la science sociale émancipatrice, par conséquent, est de développer de manière aussi systématique que possible une conception scientifiquement fondée d’institutions alternatives viables.
Développer des théories cohérentes d’alternatives faisables est un élément central du travail d’élaboration des stratégies du changement social. Il s’agit d’une tâche difficile, non seulement parce que l’évaluation de ce qui est faisable conduit souvent à prendre ses désirs pour la réalité, mais aussi parce que les conditions futures qui affecteront les perspectives stratégiques de long terme sont fortement contingentes. Qui plus est, comme dans le cas de la viabilité, la faisabilité ne repose pas sur une dichotomie simple : différents projets de transformation institutionnelle ont des chances diverses d’être mis en œuvre. La probabilité qu’une alternative viable puisse être réalisée à l’avenir dépend de deux types de processus. En premier lieu, des stratégies consciemment poursuivies et du pouvoir relatif des acteurs sociaux qui soutiennent ou s’opposent à l’alternative considérée. En second lieu, de la trajectoire dans le temps d’un large spectre de conditions sociales et structurelles qui affectent les chances de succès de ces stratégies. Cette trajectoire est le produit d’effets non voulus et cumulés de l’activité humaine, mais elle est aussi le fruit de stratégies conscientes des acteurs visant à transformer les conditions de leurs propres actions. La faisabilité d’une alternative dépend ainsi du degré auquel des stratégies cohérentes et convaincantes peuvent être formulées, qui à la fois contribuent à créer les conditions de mise en œuvre des alternatives futures, et disposent du potentiel de mobilisation des forces sociales nécessaire pour soutenir l’alternative lorsque ces conditions adviennent.
Une théorie de la transformation
Développer une compréhension de ces questions est l’objectif lié à la troisième tâche générale d’une science sociale émancipatrice : la théorie de la transformation. Nous pouvons concevoir cette science comme le récit d’un voyage qui va du présent vers un futur possible : la critique de la société nous dit pourquoi nous voulons quitter le monde dans lequel nous vivons ; la théorie des alternatives nous dit où nous voulons aller ; et la théorie de la transformation nous dit comment se déplacer de l’un à l’autre. Ceci implique l’élaboration d’un ensemble de théories complexes et liées entre elles, parmi lesquelles : une théorie des mécanismes de la reproduction sociale qui soutiennent les structures de pouvoir et de privilège existantes ; une théorie des contradictions, des limites et des interstices existant dans ce système, qui peuvent générer des espaces en faveur de stratégies de transformation sociale ; une théorie de la dynamique du développement du système qui changera les conditions de ces stratégies dans le temps ; et, élément crucial, une théorie des stratégies de transformation elles-mêmes. Je reviendrai sur le problème des stratégies de transformation dans la dernière section de cet article. Notre principale préoccupation dans ce qui suit tiendra toutefois dans la deuxième des trois tâches cruciales identifiées ci-dessus : le problème de l’élaboration d’alternatives émancipatrices viables au capitalisme. Pour planter le cadre de ce débat, il est utile d’indiquer d’abord les principes de base d’une critique du capitalisme, et de présenter les méfaits causés par les processus capitalistes qui motivent la quête d’une alternative.
Extrait du texte du sociologue états-unien Erik Olin Wright publié en 2006 dans la New Left Review (et traduit par la revue Contretemps). Olin Wright vient récemment de publier Envisionning Real Utopias.