« 25000 milliards de dollars évanouis » : l’énorme titre barrant la une du Monde du 26 octobre était impressionnant. Le sous-titre expliquait le calcul : « les grandes places financières ont perdu presque la moitié de leur capitalisation depuis le début de l’année ». Tout cela est évidemment correct mais suggère une perte qui aurait ponctionné l’économie mondiale de presque la moitié de tout ce qu’elle produit en un an (54347 milliards en 2007 selon la Banque mondiale). Ces deux chiffres ne parlent pas de la même chose, et c’est pourquoi il faut distinguer la sphère réelle – celle de la production et des échanges de biens et services – de la sphère financière.
Par Michel HUSSON *
Un exemple simpliste permet de comprendre comment la sphère financière peut devenir un multiple de la sphère réelle. Alan prête 10 dollars à George, qui les prête à Barack, qui les prête à Nicolas. Alan, George et Barack ont chacun une créance de 10 dollars et la sphère financière vaut donc 30 dollars, pour un prêt « réel » de 10 dollars. Si, en bout de chaîne, Nicolas ne rembourse pas, ce seront donc 30 dollars qui se seront « évanouis », soit trois fois plus que la somme de départ.
Imaginons maintenant que Nicolas utilise ses 10 dollars pour acheter dix actions de la Société générale à 1 dollar. Supposons que le cours de ces actions soit bientôt multiplié par 4 : la richesse de Nicolas s’élève donc à 40 dollars. Malheureusement pour lui, le cours de ses actions s’effondre et revient à son point de départ. Nicolas a le droit de dire qu’il a perdu 30 dollars, « évanouis » dans le krach.
Ces deux mécanismes cohabitent dans la crise actuelle. Prenons les Credit default swaps : ce sont des contrats d’assurance dont le montant estimé est de 54600 milliards, soit 54,6 trillions de dollars [1] mais à l’image de la chaîne de prêts entre Alan, George et cie, ils forment une pyramide de contrats empilés et entrecroisés, dont l’effondrement ne porterait que sur un montant (heureusement) réduit – mais quand même ravageur.
La difficulté est donc de bien saisir les lieux de passage de la sphère financière à l’économie réelle et on ne peut s’y retrouver qu’en adoptant un point de vue matérialiste. La taille du gâteau dépend de la création de richesses dans la sphère réelle, et la valeur créée repose sur la dépense de travail. Ensuite, la règle est simple : on ne peut pas distribuer plus que ce qui a été produit. Si le gâteau augmente de 2 ou 3 % chaque année, toutes ses parts ne peuvent augmenter de 15 %. Certaines parts (les revenus financiers) peuvent augmenter plus vite, à condition que d’autres (les salaires) augmentent moins vite ou même diminuent.
Les titres financiers, et les actions au premier chef, sont des droits de tirage sur cette richesse créée et plus exactement sur les profits non investis. Mais il s’agit d’un droit potentiel : quand la richesse de Nicolas était montée à 40 dollars, il aurait pu décider de s’acheter une nouvelle montre mais il lui aurait fallu alors vendre ses actions de la Société générale. Il n’aurait pu le faire qu’en trouvant des acheteurs au cours gonflé à ce moment de 4 dollars. C’est ce grand saut périlleux qui ne peut être réussi que si tout le monde ne décide pas de s’y risquer au même moment. Sinon le couperet de la loi de la valeur tombe : en faisant valoir un droit de tirage excessif, les vendeurs d’action sont confrontés à la dévaluation de ce droit. Exactement comme les « bénéficiaires » de fonds de pension qui doivent attendre le jour où ils font valoir leurs droits à la retraite pour découvrir quel sera son montant réel.
A défaut de conseils de placement, voici quelques conseils de lecture. Pour se rendre compte que tout ceci est aussi vieux que le capital, on peut se reporter au livre 3 du Capital [2] où Marx traite du capital fictif. Au début du chapitre 25, il cite des banquiers, dont J. W. Bosanquet qui constate – en 1842 – que « la moyenne des paiements faits journellement au Clearing House de Londres dépasse 3 millions de £ et la monnaie nécessaire pour solder ces comptes est d’un peu plus de 200 000 £ ». Soit dit en passant, cela remet à sa place la thèse absurde selon laquelle c’est l’abandon de l’étalon-or, puis de la planche à billets, qui aurait permis aux banques de créer de la monnaie. Et, plus près de nous, il faut absolument lire le dernier livre de Frédéric Lordon [3].
Notes
[1] Fortune, 30 septembre 2008, http://gesd.free.fr/cdsfortu.pdf
[2] http://tinyurl.com/marxcap3
[3] Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir 2008
* Article écrit pour Regards, numéro de décembre 2008 , et mis en ligne sur le site de Michel Husson.
Source : Europe Solidaire Sans Frontières