AccueilNuméros des NCSNo. 19 - Hiver 2018Pour un syndicalisme écosocialiste

Pour un syndicalisme écosocialiste

Bonne nouvelle ! Les syndicats semblent plus que jamais résolus à s’associer à la lutte contre la destruction en cours de notre habitat terrestre. Sur le front écologique, où les batailles perdues ne se comptent plus, le soutien de ces acteurs politiques majeurs est crucial. Mauvaise nouvelle : les principales propositions syndicales pour mener à bien cette lutte sont telles qu’elles risquent finalement d’aggraver la situation plutôt que de l’améliorer. Quel est le problème et comment le résoudre ?[2]

Un danger gravement sous-estimé

L’écologisme syndical n’est pas une nouveauté. Défendre la santé et la sécurité au travail, ainsi que le cadre de vie des travailleuses et des travailleurs, relève de préoccupations écologiques. Mais à ces revendications anciennes s’en ajoutent d’autres, aujourd’hui, qui portent sur les problèmes plus globaux que posent, sur le plan environnemental, nos manières de produire et de consommer.

L’une des manifestations les plus récentes et les plus remarquables de cette évolution est venue de la Confédération syndicale internationale (CSI), principale organisation du genre, avec plus de 170 millions de travailleuses et de travailleurs représentés dans le monde. Dans un rapport publié en 2015, en prévision de la Cop 21 à Paris, la CSI affirmait en effet haut et fort : « Il n’y a pas d’emploi dans une planète morte ». Et d’ajouter : « L’action climatique est une question syndicale. Nous avons un rôle essentiel à jouer : il nous faut protéger les emplois dans les industries et sur les lieux de travail actuels en exigeant une transformation industrielle, organiser les travailleurs occupés à des emplois de qualité qui se créeront dans l’économie écologique naissante et lutter en faveur de mesures de transition juste qui veilleront à ce que personne ne soit laissé pour compte[3]».

Les syndicats québécois ne sont pas en reste – les plus puissants d’entre eux au moins. Relayant le slogan de la CSI, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) a publié sur le sujet un document incisif, présenté lors de son congrès de 2016 et intitulé Changeons le Québec, pas le climat. On y trouve notamment la mise en garde suivante : « Pour éviter le pire, il faut dès maintenant opérer des transformations radicales à un rythme et à une ampleur encore jamais vus. L’humanité ne dispose que d’une trentaine d’années pour effectuer une transition vers une économie et une société sobres en carbone[4]». Dans un manifeste diffusé à l’occasion de son congrès de 2017, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) enfonce aussi le clou : « Le réchauffement climatique est la plus grande menace environnementale de notre temps. […] Si nous ne changeons pas radicalement nos modes de production et notre consommation, nous allons infliger des torts irréparables à la planète, des blessures qui vont hypothéquer les générations futures[5]».

Il convient de saluer ces déclarations importantes, mais de remarquer également qu’elles ne portent, pour l’essentiel, que sur la question du changement climatique. Il s’agit certes d’une question cruciale, peut-être même de la manifestation la plus catastrophique du désastre écologique en cours. Il n’en reste pas moins qu’en procédant de la sorte, on ne se focalise que sur l’un des aspects d’un problème bien plus vaste et bien plus grave.

La notion d’« anthropocène » connaît depuis quelques années un certain succès dans les milieux écologistes et scientifiques. Elle vise à exprimer l’idée selon laquelle nous serions entrés dans une nouvelle ère géologique, caractérisée par le fait que l’espèce humaine y jouerait désormais un rôle déterminant. Cette notion n’est pas sans poser de problèmes, entre autres parce qu’elle met implicitement en cause l’humanité tout entière, alors qu’il conviendrait davantage de souligner dans cette affaire la responsabilité de l’Occident moderne et de ceux qui en sont les maîtres depuis plusieurs siècles : les capitalistes. Elle reste utile néanmoins pour insister sur deux faits majeurs.

D’une part, le mot « anthropocène » a le mérite de souligner que nous n’avons pas affaire à une « crise » écologique. Les perturbations dont il est ici question seront de très longue durée (des dizaines et même des centaines de milliers d’années), quoi que l’on fasse pour y remédier. Parler de « crise », c’est croire et laisser croire que nous pourrions, à l’échelle d’une ou deux générations, revenir à la « normale », c’est-à-dire à l’état de notre planète avant le début de l’ère industrielle ou avant la période des mal nommées « trente glorieuses », au cours desquelles on a assisté à une très forte accélération des dégradations écologiques. Ce ne sera pas le cas. En matière de géologie terrestre, rien ne sera plus comme avant, et nous devons en prendre acte.

D’autre part, le « problème écologique » est multidimensionnel. C’est l’ensemble de la planète, dans toutes ses composantes, qui est aujourd’hui affecté par l’expansion de la civilisation thermo-industrielle. Au dérèglement climatique s’ajoutent l’acidification des océans, la dégradation des sols, l’extinction massive d’espèces vivantes, la perte de biodiversité, la perturbation des cycles de l’eau, de l’azote, du phosphore, l’explosion aussi de maladies chroniques (diabète, cancers, problèmes cardiovasculaires, dépressions, etc.) due à notre mode de vie et, en particulier, à la soupe de particules chimiques dans laquelle nous baignons désormais à longueur de temps, en ville comme à la campagne… Interreliés, ces phénomènes risquent ni plus ni moins de produire l’effondrement de nos sociétés à courte ou moyenne échéance.

Dans ce contexte, ne se concentrer que sur les dérèglements climatiques, comme tendent à le faire les principaux syndicats actuellement (à l’instar des dirigeants politiques et économiques de nos pays) revient à minimiser le péril écologique et incite à n’envisager que des remèdes partiels aux problèmes que nous avons à affronter. Ces remèdes risquent alors de s’avérer au mieux, inutiles, au pire, néfastes.

Le piège de la « transition juste »

La plupart des syndicats se rallient aujourd’hui officiellement au projet d’une « transition juste », manière pour eux de reconnaître la nécessité de bâtir des économies moins consommatrices d’hydrocarbures, tout en exigeant que les coûts de cette transformation ne soient pas seulement assumés par ceux et celles dont ils défendent les intérêts. Comme l’explique Mathieu Murphy-Perron de la CSN :

La transition juste est un cadre d’action développé par le mouvement syndical qui propose l’adoption de mesures visant à sécuriser la qualité de vie des travailleuses et des travailleurs lors du passage vers une économie sobre en carbone. Sachant que plusieurs secteurs d’activité risquent d’être fortement ébranlés par les bouleversements provoqués par les changements climatiques au cours des prochaines décennies, le mouvement syndical revendique une place pour les travailleurs à la table, lorsqu’il sera question de la planification de la restructuration des modes de production et de l’organisation du travail[6].

Les revendications syndicales les plus audacieuses et les plus cohérentes dans la perspective de cette « transition juste » débouchent sur le projet d’un « green new deal » (GND)[7]. Il s’agit pour l’essentiel d’établir les bases d’un keynésianisme à saveur écologique, réclamant une intervention vigoureuse des États sous forme de politiques de la demande, mais orientées vers le développement d’activités sans carbone et la production de biens « verts ». Et pour que ce virage s’opère sans trop de dommages pour les travailleuses et les travailleurs, les États sont sommés de mettre en place des mesures de protection sociale supplémentaires, ainsi que des programmes de reconversion professionnelle. Enfin, les partisans de ce GND souhaitent la restauration d’un dialogue social tripartite, État-entreprises-syndicats, comme aux riches heures du fameux compromis fordien d’après-guerre.

Une chose frappe à la lecture de ces propositions : en dépit des appels à une « transformation radicale » évoqués plus haut, jamais les bases de nos systèmes économiques ne sont remises en question. Le capitalisme semble constituer un horizon indépassable. Pas question de chercher à en sortir. Il s’agit tout au plus de le rendre moins destructeur et injuste. Les seules différences notables entre ces revendications syndicales et le discours des partisans d’une « croissance verte » tiennent aux moyens employés – l’intervention de l’État plutôt que la régulation par les prix – et au souci de s’assurer que cette croissance soit « inclusive ». L’idée que la croissance économique puisse être non pas une solution, mais la cause des difficultés qu’il s’agit d’affronter est absente des programmes syndicaux.

Il est incontestable que nos sociétés, telles qu’elles sont bâties actuellement, ont besoin de croissance économique pour se reproduire. Lorsqu’il y a récession ou même stagnation, rien ne va plus. Le chômage tend à augmenter, les caisses de l’État se vident et les conditions d’existence d’une partie plus ou moins importante de la population se dégradent alors, au risque de voir se développer toutes sortes de problèmes coûteux pour les personnes et pour la collectivité. Pour une part (pour une part seulement), les politiques d’austérité que nous subissons actuellement dans plusieurs pays occidentaux sont la conséquence de la « stagnation séculaire » dans laquelle nos économies semblent plongées. Dans ces conditions, on comprend fort bien que les organisations syndicales établies soient favorables à des politiques favorisant la croissance[8].

Toutefois, force est de constater que le désastre écologique en cours, contre lequel ces mêmes organisations prétendent lutter, est une conséquence directe de la croissance économique exponentielle que nous avons connue en Occident depuis deux siècles et que nous observons aujourd’hui dans un nombre grandissant de pays. Il n’y a certes pas de lien de causalité linéaire entre ce phénomène et la dégradation de notre cadre de vie naturel. Il reste que produire toujours plus de marchandises – définition minimale de la croissance – suppose tendanciellement de consommer toujours plus de ressources naturelles et de produire toujours plus de déchets. Les économistes orthodoxes peuvent bien prétendre qu’il est théoriquement possible de découpler ou de dissocier les deux phénomènes (par des gains de productivité et des stratégies de dématérialisation). Jusqu’ici nous n’en avons jamais été capables et rien n’indique que nous puissions l’être à l’avenir.

Le résultat est connu : pas un jour ne passe sans qu’apparaissent de nouveaux indices du caractère insoutenable de notre mode de vie. Nous privons un nombre croissant d’espèces vivantes des moyens de se régénérer (extinctions massives, désertifications…), nous continuons à dépendre étroitement de ressources non renouvelables que nous ne savons pas remplacer (hydrocarbures, phosphore…) et nous ne laissons pas à notre « environnement » le temps d’absorber nos déchets (gaz à effet de serre, particules chimiques…). À cela s’ajoute que notre manière de vivre est en voie de s’imposer à l’ensemble d’une espèce – la nôtre – qui compte désormais plus de 7,5 milliards d’individus. Un incroyable et effroyable processus d’autodestruction est donc en marche.

Continuer à défendre la nécessité de la croissance, en espérant sauver à la fois l’emploi et la planète (comme on dit), constitue un piège funeste pour le mouvement syndical. Au mieux peut-être, cette « transition juste » permettra de « polluer moins pour polluer plus longtemps ». Mais au bout du compte, nous risquons de perdre et l’emploi et les conditions de possibilité de la vie humaine sur terre. Cette éventualité est d’autant plus probable que la notion de « transition juste », comme celle de « développement durable », est suffisamment vague et consensuelle pour permettre aux puissants de ce monde de ne rien changer d’essentiel à un système qui leur profite, tout en nous promettant le contraire. Les injustices et les destructions inhérentes à ce système peuvent ainsi plus aisément se poursuivre, sans résistance véritable de notre part.

Revenir aux sources du syndicalisme

Comment le mouvement syndical peut-il se sortir de ce piège que constitue le green new deal dont il fait la promotion ? Il ne s’agit pas de choisir entre la défense des travailleurs et la protection de la vie sur Terre. De même que cela n’aurait pas de sens de se préoccuper d’emplois sur une planète inhabitable, la préservation de nos conditions biologiques d’existence ne peut être une fin en soi. Que vaudrait un mode de vie écologique sans justice ni liberté pour les humains concernés ? En ce sens, le projet d’une transition « juste » reste tout à fait cohérent. C’est la condition sine qua non pour se protéger notamment des penchants technocratiques et autoritaires d’un certain écologisme scientifique, dont s’accommode fort bien le capitalisme. Comme le rappelait André Gorz, « Si l’on part […] de l’impératif écologique, on peut aussi bien arriver à un anticapitalisme radical qu’à un pétainisme vert, à un écofascisme ou à un communautarisme naturaliste[9]».

La question est de savoir à quoi doit mener cette « transition juste ». Autrement dit, quel monde voulons-nous ? Or, ce que veulent manifestement les principaux syndicats occidentaux aujourd’hui, c’est la poursuite du capitalisme. Un capitalisme générant moins de dégâts et d’injustices, mais un capitalisme tout de même. C’est là que ce projet de transition devient incohérent. Pas seulement parce que le capitalisme est une forme de vie sociale intrinsèquement destructrice, comme on l’a rappelé plus haut – le « capitalisme vert » est un oxymore, une contradiction dans les termes. Mais aussi parce que cette forme de vie sociale est foncièrement injuste. Caractérisée par le fait qu’une minorité d’êtres humains y contrôlent les moyens de production, c’est-à-dire les moyens de vivre, elle contraint la majorité d’entre nous à vendre sa force de travail à cette minorité pour obtenir, sous forme d’un salaire, de quoi subvenir à ses besoins. Et ce salaire n’est reçu que dans la mesure où le travail réalisé contribue effectivement à augmenter le capital accumulé par la minorité dominante. Comme l’a montré Marx, cela suppose pour le salarié ou la salariée de fournir davantage d’effort que celui que requiert la seule reproduction de son existence – il y a nécessairement surtravail.

Rapport social fondateur du capitalisme, le salariat est donc doublement injuste. C’est un rapport contraint : la plupart d’entre nous n’avons le choix que de vendre notre force de travail à un capitaliste, qui peut alors en disposer à peu près librement. C’est un rapport d’exploitation : dans cet échange, le salarié ou la salariée reçoit toujours moins que ce qu’il ou elle donne ; c’est la condition même de l’accumulation capitaliste. Il y a donc contradiction manifeste avec les deux valeurs essentielles – la liberté et l’égalité – que se sont données en principe nos sociétés. Les mouvements ouvriers du XIXe siècle et du début du XXe siècle en avaient une conscience claire. Et c’est pourquoi ils ont été nombreux à lutter non pas seulement pour être mieux traités, mais pour abolir le capitalisme, ainsi que le rapport social sur lequel il repose.

Il est quelque peu gênant de rappeler ici de telles évidences. Mais trop rares sont ceux aujourd’hui qui reconnaissent cette contradiction fondamentale. Nous avons trop bien appris à considérer le salariat comme une condition acceptable et même enviable. Il est vrai qu’en contexte de chômage de masse, il est difficile de ne pas envisager « l’emploi standard » comme un privilège à défendre. Mais c’est sous la contrainte d’un dressage constant, opéré entre autres par la scolarisation obligatoire, et à la faveur des gains matériels non négligeables obtenus dans le cadre du compromis fordien déjà évoqué, que la plupart des salarié-e-s ont commencé à ne plus percevoir les barreaux de la « cage d’acier » du capitalisme. D’ailleurs, les principaux syndicats ont cessé de critiquer le salariat en tant que tel au cours des années 1950 et 1960.

Le capitalisme a montré un visage nettement moins avenant depuis la révolution conservatrice des années 1980 et ses justifications néolibérales. Pourtant, la nette dégradation de la condition salariale des trente dernières années n’a suscité que marginalement des remises en question fondamentales de ce « système économique ». Le gros des critiques s’est concentré sur la financiarisation ou, plus récemment, sur l’ubérisation de nos économies, pour en appeler finalement à un retour au « bon capitalisme » d’après-guerre. Il y a urgence bien sûr à défendre la condition salariale, alors que la précarisation des travailleuses et des travailleurs se poursuit et que nous assistons à la mise en place de nouvelles formes de servage, sous couvert de « travail autonome ». Mais cette lutte défensive et circonstancielle ne peut suffire, aussi importante soit-elle.

De même qu’il n’y aura pas de croissance « verte », il ne peut y avoir de salariat « juste ». Le capitalisme ne vise pas le bonheur de l’humanité, mais l’accumulation sans fin ni finalité du capital. Dans ce processus, la force de travail des humains n’est jamais qu’une marchandise parmi d’autres, que l’on utilise lorsqu’elle est profitable et dont on se débarrasse quand elle ne rapporte plus rien. Dès lors, la seule « transition juste » qui vaille passe par une abolition du salariat et la sortie du capitalisme. Tel devrait être l’horizon de l’action syndicale aujourd’hui. Il s’agit en somme d’en revenir aux sources du mouvement syndical, ou au moins de retrouver l’inspiration de certaines de ses composantes originelles qui, tout en luttant pour l’amélioration immédiate de la condition ouvrière, n’ont eu de cesse de travailler à en finir avec ce mode de production qui tend à épuiser « en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur[10] ».

Esquisse d’un programme

En premier lieu, il convient de donner un contenu précis et sans ambiguïté au projet d’une « transition juste ». Pour ce faire, le mouvement syndical aurait tout intérêt à inscrire explicitement son action dans la perspective de l’écosocialisme. Ce courant politique constitue :

une proposition radicale – c’est-à-dire s’attaquant à la racine de la crise écologique – qui se distingue aussi bien des variantes productivistes du socialisme du XXe siècle (que ce soit la social-démocratie ou le « communisme » de facture stalinienne) que des courants écologistes qui s’accommodent, d’une façon ou d’une autre, du système capitaliste. Il est une proposition radicale qui vise non seulement à une transformation des rapports de production, à une mutation de l’appareil productif et des modèles de consommation dominants, mais aussi à créer un nouveau paradigme de civilisation, en rupture avec les fondements de la civilisation capitaliste/industrielle occidentale moderne[11].

Pour ce syndicalisme écosocialiste, l’objectif ultime devrait être de favoriser l’émergence de nouvelles formes de vie sociale à la fois plus soutenables, plus justes et plus émancipatrices. À défaut de disposer de modèles prédéfinis, ce travail de construction pourrait être mené en respectant trois principes essentiels : produire moins (pour arrêter le désastre écologique en cours), partager plus (pour en finir avec les inégalités qui fondent le capitalisme), décider vraiment (pour se libérer de la « tyrannie de la valeur », comme disait Marx).

La mise en application de ces principes implique le démantèlement ou au moins la marginalisation de l’institution centrale de nos sociétés, à savoir l’entreprise. Cette sorte d’organisation est en effet totalement incompatible avec les exigences de soutenabilité, de justice et d’autonomie qu’il s’agit de satisfaire. C’est une machine à produire des marchandises et des déchets, donc une machine de destruction de la nature. Elle repose sur le salariat, donc sur un rapport social fondamentalement injuste. Elle est soumise à la nécessité de créer de la valeur sous peine de disparaître, et prive donc les humains qui la font exister de la possibilité de décider librement de leur sort.

L’institution la mieux appropriée pour assurer la satisfaction de nos besoins essentiels, toujours dans le respect des trois principes formulés plus haut, est très probablement celle du « commun ». Résumé à sa plus simple expression, le « commun » est une exigence de démocratie radicale concernant l’administration de tout ce qui est nécessaire à la reproduction de nos existences. Concrètement, un « commun » est une ressource matérielle (eau, terre, outil…) ou immatérielle (savoirs, normes collectives…), considérée comme inappropriable et administrée collectivement par ses usagers et ses usagères, dans un souci d’équité et de durabilité. C’est une institution antiproductiviste, puisqu’elle n’a d’autre raison d’être que la satisfaction des besoins de ceux qui en font partie, et cela de manière équitable et durable. Elle est fondée sur le partage de nos moyens d’existence, interdisant qu’une minorité se les approprie aux dépens de la majorité. Enfin, elle favorise l’autonomie de ses membres, puisqu’elle repose sur des principes démocratiques.

Les obstacles ne manquent pas pour passer d’un monde dominé par l’entreprise capitaliste à un monde constitué de communs. La première difficulté est de reprendre le contrôle collectif de nos moyens d’existence (matériels et immatériels) qui, depuis les enclosures médiévales jusqu’à l’invention récente des droits de propriété intellectuelle, font l’objet d’une privatisation toujours plus agressive. Il faut également que les humains puissent reconquérir un tant soit peu cette autre ressource cruciale qu’est le temps, dont ils sont dépossédés actuellement par le salariat au profit de l’accumulation du capital. Enfin, et ce n’est pas le moindre des défis, nous devons réinstaurer une norme commune du « suffisant » en ce qui concerne la satisfaction de nos besoins, à l’encontre d’un capitalisme qui nous enjoint de désirer sans limites[12].

Même affaiblis par plus de 30 ans de politiques néolibérales, les syndicats disposent des moyens de soutenir cette triple réappropriation des ressources, du temps et du sens des limites. Leur pouvoir de contestation et de négociation, ainsi que les fonds financiers que plusieurs d’entre eux ont constitués au cours des dernières décennies, pourraient être mis au service d’une mise en commun progressive de nos moyens d’existence, matériels et immatériels. Pour ce qui est de permettre aux travailleuses et aux travailleurs de retrouver la maîtrise de leur temps, il s’agirait de relancer la vieille revendication syndicale d’une réduction du temps de travail ou de soutenir des projets de revenu inconditionnel d’existence, à condition toutefois que ces revenus soient vraiment inconditionnels et d’un montant suffisant pour qu’il soit possible de vivre sans avoir besoin de vendre sa force de travail sur le marché. Enfin, dans la mesure où ils rassemblent encore de grandes quantités de salarié-e-s, issus de toutes sortes de secteurs d’activité, les syndicats sont particulièrement bien placés pour contribuer à établir cette norme commune du suffisant sans laquelle il sera bien difficile d’assurer la pérennité des communs.

Voilà donc les grandes lignes d’un programme écosocialiste possible pour le mouvement syndical. Évidemment, ces lignes sont plus faciles à rédiger qu’à mettre en œuvre. Mais le programme qu’elles esquissent présente au moins le mérite d’être cohérent avec le double souci qu’exprime la notion de « transition juste » : stopper la destruction en cours de notre planète et continuer de défendre les intérêts des travailleuses et des travailleurs.

 

Yves-Marie Abraham[1]

 


Notes

 

  1. Professeur à HEC Montréal, où il enseigne la sociologie de l’économie et mène des recherches sur le thème de la décroissance.
  2. Je tiens à remercier ici Andrea Levy, bien meilleure connaisseuse que moi du mouvement syndical, pour ses suggestions de lecture et ses conseils concernant la rédaction de ce petit texte. Je reste évidemment seul responsable des erreurs éventuelles et des maladresses qu’il contient.
  3. CSI, Justice climatique. Il n’y a pas d’emploi sur une planète morte, Rapport Nouveaux fronts, mars 2015, <www.ituc-csi.org/rapport-nouveaux-fronts-justice?lang=fr>.
  4. FTQ, Changeons le Québec, pas le climat. Déclaration de politique sur les changements climatiques, Dessinons l’avenir ensemble, 31e congrès de la FTQ, 2016, <https://ftq.qc.ca/centre-documentation/changeons-le-quebec-pas-le-climat/>.
  5. CSN, Manifeste « Voir loin, viser juste », 65e congrès de la CSN, 2017, www.csn.qc.ca/congres/documents-65e/manifeste-voir-loin-viser-juste/>.
  6. Mathieu Murphy-Perron, « À la recherche d’une transition juste », Perspectives CSN, n° 57, avril 2017, <www.csn.qc.ca/actualites/a-la-recherche-dune-transition-juste/>.
  7. Je n’évoque ici bien sûr que les prises de position les plus avant-gardistes sur ces questions. Le mouvement syndical n’est pas homogène et certaines des organisations qui en font partie sont parfois encore très loin de se préoccuper de transition écologique. Que l’on pense par exemple à celles qui défendent encore au nom de l’emploi des projets de pipeline potentiellement très destructeurs, ce qui est d’autant plus désolant que ces projets ne susciteront à terme qu’un nombre fort réduit d’emplois réguliers…
  8. On le comprend d’autant mieux qu’historiquement les syndicats n’ont jamais été plus puissants qu’en contexte de croissance rapide. La demande de travail étant alors plus importante, leur pouvoir de négociation s’accroît. Ce qui favorise la syndicalisation. Reste à savoir si le capitalisme contemporain peut encore générer de la croissance. Bon nombre d’analystes en doute. Voir notamment à ce sujet les travaux d’Éric Pineault de l’UQAM.
  9. André Gorz, « L’écologie, une éthique de la libération », EcoRev, n° 21, janvier 2006, <http://ecorev.org/spip.php?article449>.
  10. Karl Marx, Le Capital. Livre premier. Œuvres. Tome 1, Paris, Gallimard, 1963 [1867], p. 998-999.
  11. Michael Löwy, Écosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Paris, Mille et une nuits, 2011, p. 12.
  12. Sur cette question trop vite abordée ici, voir : André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, n° 12, 1992, <https://collectiflieuxcommuns.fr/spip/spip.php?article264>.

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