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Pour retrouver l’amour du monde

Ce que la terre dans l’alchimie de ses règnes, abandonne et transmue en noueuses genèses, de même je l’accomplis en homme concret, dans l’arborescence de l’espèce humaine, et le destin qui me lie à toi et aux nôtres.

-Gaston Miron

Le « bûcheron de la pensée »

Dans un texte de la revue Société, publiée par les membres de ce qu’il est convenu d’appeler L’École de Montréal,  le regretté Thierry Hentsch, disait ne pouvoir penser à Freitag sans penser aussi à « cette ferme qu’il habite en Estrie, son érablière, sa cabane à sucre, terre de rencontres chaleureuses autour d’une table abondante, lieux d’immenses discussions diurnes et nocturnes sur le monde, sur la modernité, sur les animaux, sur les arbres ». Freitag parlait du développement de l’Être à partir des plus simples organismes, des feuilles qui, grouillant au vent, disent déjà « le lien de tout », quand il ne pestait pas contre les bureaucrates et les managers, cigarette au bec, avec son éternel verre de rouge. Fasciné devant la beauté du vivant, il était encore plus heureux, le regard complice, de voir cet émerveillement partagé. Puis il allait prendre soin des arbres, du monde, sans relâche, car «ce travail n’a pas de fin »

Sur le chemin de campagne de la maison de Michel, pour reprendre Heidegger, il y avait quelque chose comme la promesse d’une plénitude retrouvée: « la tempête d’hiver et le jour de la moisson se croisent, la turbulence vivifiante du printemps et le déclin paisible de l’automne se rencontrent, l’humeur joueuse de la jeunesse et la sagesse de l’âge échangent des regards. Mais tout devient serein dans une harmonie unique, dont le chemin dans son silence emporte çà et là l’écho ».

L’enracinement symbolique de la pensée

Freitag n’était ni idéaliste, ni matérialiste, ni optimiste, ni pessimiste : il avait une pensée révoltée, certes, mais dialectique. Il savait que les choses, le vivant, les humains et les sociétés sont toujours en mouvement, tendus entre ce qu’ils sont, ce qu’ils deviennent et ce qu’ils devraient être. Qu’on ne peut connaître ou critiquer sans exprimer un jugement, et sans faire partie de ce qu’on prétend analyser. Que rien ne peut être expliqué sans en référer à son inscription dans la durée depuis son origine. Qu’on ne pouvait changer le monde de manière purement volontariste, sans prendre appui sur la réalité concrète et les contradictions qui la traversent.

Surtout, il fallait reconnaître que l’humain habite un monde de symboles, que le rapport Symbolique constitue son mode d’être-au-monde spécifique. Que les sociétés ne se reproduisent qu’à travers la reconduction d’un héritage culturel et politique institué, une forme de vie toujours-déjà-là qui accueille l’individu et le façonne. C’est cette appartenance que le capitalisme, la technoscience et l’économicisme s’appliquent à nier et à détruire. À laisser les choses aller commes elles sont, disait Michel, nous seront bientôt dans un monde totalement contrôlé, managérial, où les gens seront réduits à de simples rouages d’un système technique et économique inhumain.

Pour éviter d’en arriver à cette dystopie postmoderne, Freitag pourfendait le capitalisme, la globalisation, la technocratie, et, surtout, le « naufrage » de l’éducation. Le sauvetage du monde, pensait-il,  exigeait que l’on enseigne aux nouvelles générations à en prendre soin, et il fallait s’opposer pour cela avec fermeté au détournement marchand des institutions universitaires et à leur reconversion en écoles managériales au détriment de l’enseignement des humanités.

Pas de sagesse sans amour

Dans la conclusion de son dernier livre, Michel disait qu’il fallait combattre les injustices liées au capitalisme, mais il pensait que celait ne pouvait se faire sans réfléchir d’abord à ce qui devait être sauvé: “Mais comment penser pouvoir nous engager, collectivement, sur un autre chemin que celui qui nous mène déjà vers la destruction du monde et des cultures, sans d’abord (…)  réfléchir de nouveau sérieusement sur la nature essentielle de ce qu’il s’agit de préserver et de sauver, et donc sans nous remettre justement sur le chemin de la philosophie? Je me suis contenté d’en montrer la nécessité, ou c’est du moins ce que j’ai essayé de faire. (…) Alors nous pourrions peut-être nous arrêter là, non à la fin d’une conclusion, mais au début d’un chemin dont le tracé reste incertain, mais dont la direction au moins a été reconnue?”.

Pour se défendre, la pensée devait retrouver en elle-même l’intuition de son union avec l’Être. Cette transcendance retrouvée pouvait être éprouvée comme « le sentiment d’appartenance et de participation à l’être compris comme un tout, une appartenance, une participation et une inclusion qui excluent, comme dans l’amour, la possession unilatérale et le pur exercice de la puissance ».

Freitag savait faire sentir à ceux qui l’écoutaient qu’on ne peut comprendre le monde sans l’enserrer dans son entièreté, pas seulement par la pensée, mais d’abord par l’amour qu’on lui porte : « pour réaliser la sagesse dans notre rapport au monde, il s’agirait d’abord, subjectivement, d’aimer le monde, puisqu’on ne se dirige pas vers la sagesse sans amour. Comme notre subjectivité s’inscrit existentiellement dans l’univers symbolique de la culture et dans ses mises en formes civilisationnelles, c’est là qu’il s’agirait en somme d’instituer cet amour du monde, qui formerait le noyau de ce qu’on appelle « le sens de la vie », à la réalisation duquel chacun est appelé par sa formation en tant qu’être humain, par sa participation à l’humanitude ».

Depuis son chemin de campagne, Freitag appelle à la fois à lever les yeux au ciel et à enraciner la réflexion jusque dans les profondeurs de la terre. Il rappelle, ultime leçon, qu’être libre, c’est d’abord retrouver l’appartenance première à une nature et à une communauté de sens. La liberté n’a pas ainsi sa source dans l’individu, mais dans ce commun que le capitalisme s’applique à nier, et dont il faut retrouver l’intuition au plus profond de soi comme une trace effacée. Par-delà « l’oubli de la société » technocapitaliste, Freitag invite à retrouver cet amour du monde qui refuse encore d’être écrasé par l’insignifiance postmoderne pour lutter à partir de lui et assurer…la suite du monde. C’est ce souci amoureux de l’existant, de la justice, ce démenti au désespoir qu’il a su donner en cadeau à tous ceux et celles qui ont eu le privilège de l’entendre. Merci Freitag….adieu, Michel….

Eric Martin

Source: Le Couac, décembre 2009

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