Dans un éditorial récent, André Pratte prétend que « les hausses des droits de scolarité n’ont pas d’impact sur l’accessibilité de l’université ». Or, au contraire, elles ont un impact important sur l’accès à une éducation universitaire publique, mais il est difficile de le constater lorsqu’on se limite à considérer les fluctuations du taux de fréquentation nominal. Il est vrai que hausses conduisent généralement à des chutes conjoncturelles d’inscriptions au moment de leur adoption, mais que la participation absolue, sur le long terme ne fléchit pas. Cependant, s’en tenir à cela, comme le fait M. Pratte, c’est oublier qu’un changement significatif s’est opéré entretemps : l’instauration d’un mécanisme d’endettement aux effets extrêmement pervers sur l’accessibilité.
Lorsqu’on hausse les droits de scolarité et que l’on généralise le recours à un système de prêts pour les gens n’ayant pas les moyens de payer ces frais immédiatement, on peut s’attendre à ce que la perspective d’un endettement élevé décourage les gens des ménages peu fortunés et les détourne des études supérieures. En effet, les gens qui proviennent des classes sociales moins nanties tendent à développer une attitude dite de « debt aversion » (littéralement : aversion pour l’endettement), c’est-à dire que la crainte d’un endettement élevé les dissuade de fréquenter l’université. Il ne faut donc pas uniquement considérer le taux de participation absolu, mais l’origine et la classe sociale des diplômés. On sait par exemple qu’au Canada, l’augmentation des frais de scolarité en médecine a réduit de 10 points de pourcentage la participation des étudiant-e-s provenant des familles les moins fortunées.
Bien sûr, un certain nombre d’étudiant-e-s parviennent à surmonter l’effet dissuasif de l’endettement anticipé et s’engagent néanmoins dans la poursuite d’études supérieures, encouragés en ce sens par les pressions des gouvernements, milieux économiques et recteurs en faveur d’un élargissement de la diplômation, et par le fait que l’accès à un grand nombre d’emploi nécessite l’obtention d’un grade universitaire. Ceux et celles qui n’en ont pas les moyens ont alors recours à l’aide financière. Une minorité (au Québec, un étudiant sur quatre) a accès à des bourses; la forte majorité (au Québec, 75%) a donc recours a des prêts ou doit payer rubis sur l’ongle. Lorsqu’on augmente les frais de scolarité, cela signifie automatiquement une augmentation de l’endettement de cette catégorie d’étudiant-e-s. Au Canada, la dette étudiante moyenne avoisine 27 000$. Au Québec, elle est encore à 15 000$, une situation qui est appelée à changer à mesure que l’on recopie le modèle de financement canadien, lequel favorise une plus grande contribution directe des individus. Le graphique ci-dessous montre le total des dettes étudiantes au Canada qui augmente de plus en plus rapidement.
Graphique 1: Évolution du total des dettes étudiantes canadiennes, 2000 à 2010.
Après une hausse, les étudiants qui ne décrochent pas « à l’entrée » à cause de l’aversion à l’endettement se trouvent donc à vivre une accessibilité inférieure à celle qui prévalait avant la hausse, mais celle-ci ne transparaît pas dans une chute des inscriptions. Elle se traduit plutôt par une hausse de l’endettement personnel. Résultat, plutôt que de terminer son diplôme, assumant qu’on le termine, avec une dette de 15 000$, cette dette sera de 25 000$, ce qui signifie qu’autant de temps de travail futur se trouve capté et dédié d’avance pour compenser la réduction du financement public. Il faut ajouter à cela que les frais de scolarité et l’endettement élevé favorisent le choix de programmes réputés rentables au détriment de programmes jugés moins lucratifs, même s’ils sont essentiels pour la société. En effet, un étudiant-e qui est très endetté aura tendance à choisir un programme plus court, plus payant, permettant de rembourser plus rapidement ses dettes. Cela signifie par exemple que les domaines technoscientifiques ou appliqués seront favorisés et que les humanités et les sciences fondamentales seront défavorisées.
Ce qu’on remarque donc, ultimement, c’est que hausser les frais de scolarité modifie la structure de financement de l’université, laquelle repose de plus en plus, proportionnellement, sur un financement individuel financé à crédit. Au décrochage par aversion à l’endettement s’ajoute donc un impact sur la vie future des diplômés, lequel participe plus globalement d’une privatisation de la structure de financement des universités, et aussi, de leurs finalités. On peut difficilement dire, dans ce cas, que la hausse n’a aucun impact sur l’accès à l’éducation : ou on abandonne, ou on s’endette, et dans tous les cas, ce à quoi on accède est une éducation dont le financement se privatise à grande vitesse.