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Podemos ou l’illusion du neuf

Le camp progressiste semble parfois embourbé dans son jargon, écrasé par ses icônes. Mais « faire neuf » ne suffit pas pour l’emporter. Et se montrer « moins militant » peut conduire à se priver d’un soutien crucial quand l’épreuve de force est engagée.

En 2014, un nouveau parti politique espagnol se propose de « prendre le ciel d’assaut », une formule empruntée à Karl Marx : Podemos (« Nous pouvons »). Il rassemble d’anciens étudiants qui défilaient au cri de « désobéissance » dans la cafétéria de leur université, en 2006, comme MM. Íñigo Errejón et Pablo Iglesias ; le dirigeant de la librairie coopérative Marabunta et porte-parole du petit parti d’extrême gauche Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste), M. Miguel Urbán ; et, surtout, des militants issus du grand mouvement social des « indignés » de 2011, parfois regroupés au sein de structures antiaustérité, de collectifs en lutte contre les expulsions, ou encore d’organisations féministes. Leur projet : prendre le pouvoir en reléguant les partis traditionnels aux livres d’histoire.

Six ans plus tard, plusieurs membres de Podemos, dont M. Iglesias, occupent des ministères, ainsi que la vice-présidence du gouvernement du socialiste Pedro Sánchez. Entre-temps, les anticapitalistes ont rompu leur alliance avec Podemos, et M. Errejón, ex-numéro deux du parti, l’a quitté pour fonder d’autres formations, plus modérées. Comment expliquer une telle évolution ? Et quels enseignements en tirer ?

15 mai 2011. Des milliers de personnes occupent les places des principales villes d’Espagne en réaction à la crise déclenchée par l’éclatement de la bulle immobilière et les politiques d’austérité qu’elle a justifiées. Ces « indignés » ébranlent les piliers du système politique espagnol, à commencer par le bipartisme Parti populaire (PP) – Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) (1).

« Conférer à l’indignation une force institutionnelle »

Pour les fondateurs de Podemos, le soulèvement révèle la crise du « régime de 78 » — en référence à la Constitution de 1978 issue de la transition postfranquiste et fondée sur l’idée que les antagonismes d’hier et les plaies du passé pourraient être noyés dans la croissance et l’abondance. « Une fenêtre d’opportunité » vient de s’ouvrir, explique M. Errejón : « Les conditions sont réunies pour une nouvelle majorité politique, transversale, de rupture, issue de la majorité sociale frappée par la crise » (2). Faire aboutir ce mécontentement aux racines multiples et « conférer à l’indignation une force institutionnelle » (titre du manifeste originel de Podemos) implique, selon les futurs dirigeants du parti, de dépasser l’horizontalité du mouvement des « indignés ». En d’autres termes, transformer les revendications du mouvement du 15-Mai (15M) en un projet structuré et susceptible de rassembler au-delà du « camp progressiste » ; l’exposer dans des termes dépouillés de jargon ; et le promouvoir grâce à un parti capable d’engager la lutte pour le pouvoir.

Alors que le terme « gauche » est associé au PSOE et aux scandales de corruption qui l’accablent presque autant que le PP, Podemos abandonne la dichotomie gauche-droite pour en promouvoir une autre. D’un côté, l’oligarchie ; de l’autre, ceux qui souffrent du système. D’un côté, la « caste » ; de l’autre, les « gens ». D’un côté, « eux » ; de l’autre, « nous ». Une mise en application de l’« hypothèse populiste », que les leaders de Podemos tirent des théories d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, leurs référents idéologiques depuis leurs expériences respectives en Amérique latine : il existerait, lors de périodes de crise importante, des mécontentements divers et parfois sans rapport (voire contradictoires), émanant de couches hétérogènes de la société, et qu’une même figure politique parviendrait à unifier pour renverser un régime devenu obsolète (3).

« Le seul point de départ concevable aujourd’hui pour une gauche réaliste est de prendre conscience de [sa] défaite historique », avait observé l’intellectuel britannique Perry Anderson (4). Podemos estime tirer toutes les leçons de l’analyse. « L’effondrement du bloc soviétique et l’effritement de la base sociale des partis communistes européens se sont accompagnés de la disqualification symbolique des grilles de lecture marxistes et de l’imaginaire communiste », nous explique M. Juan Carlos Monedero, un des fondateurs de Podemos, professeur en science politique à l’université Complutense, à Madrid, tout comme MM. Errejón et Iglesias. Mobiliser les codes de la gauche radicale traditionnelle — par exemple en agitant des drapeaux ornés de la faucille et du marteau, en évoquant la nationalisation des entreprises ou en remettant en cause la monarchie — serait alors revenu à endosser un stigmate contre-productif. « Lorsqu’il nous qualifie de “gauche radicale” et nous marque de ses propres symboles, analyse M. Iglesias, l’adversaire nous entraîne sur un terrain où sa victoire est plus facile. Contester la distribution symbolique des positions, se battre sur les “termes de la conversation” a été notre tâche la plus importante. En politique, celui qui décide des termes de la dispute décide en grande partie de son résultat (5). »

Dans cette perspective, Podemos estime que les débats télévisés sont « plus importants que les débats au Parlement (6) » — notamment parce qu’à l’ère de la société de l’information « les gens militent davantage dans les médias que dans les partis (7) ». Ainsi naît en 2010 l’émission télévisée « La Tuerka », conçue comme un dispositif de « contre-hégémonie culturelle ». L’équipe y débat chaque semaine avec des représentants politiques de tous bords, rodant ainsi sa stratégie communicationelle. « “La Tuerka” puis Podemos ont fait tout ce que la gauche disait qu’il ne fallait pas faire, explique M. Iglesias en 2015. La gauche disait que la télévision rend bête ; que dans un débat politique télévisé il n’est pas possible de bien présenter ses arguments (8). » « En 2014 et 2015, c’était nous qui déterminions l’agenda politique », complète M. Jorge Moruno, très longtemps responsable « du discours et de l’argumentaire » de Podemos, et aujourd’hui député de la Communauté de Madrid sous l’étiquette Más Madrid. « À la fois, les thèmes dont on parlait — la corruption, le renouvellement de la classe politique, les questions sociétales, etc. — et comment on en parlait. Et c’était très compliqué pour les autres partis de se positionner sur les questions qu’on soulevait. »

Grâce au succès de « La Tuerka » — d’abord diffusée sur une télévision communautaire de quartier avant de l’être sur une chaîne généraliste nationale — et aux invitations qui s’ensuivent dans d’autres émissions, M. Iglesias devient la figure médiatique de Podemos. Comme prévu !, se félicite M. Errejón : « Le leadership médiatique de Pablo [Iglesias] est un outil de construction important. (…) C’est quelque chose que nous avons appris de l’analyse de la manière dont ont eu lieu les changements politiques récents en Amérique latine. (…) Avec l’effondrement des références collectives, des drapeaux, des partis et des symboles, c’est avec un nom propre que les gens peuvent s’identifier (9). » Cette stratégie de personnification soulève des objections au sein du mouvement. Mais beaucoup concèdent qu’elle a propulsé le parti. Cette capacité d’agglomérer les soutiens s’explique également par le fait que « Pablo [Iglesias] se définissait plus en fonction de qui il attaquait, de ce à quoi il s’opposait, que de ce qu’il proposait. Il était contre la caste, la corruption…, explique M. Jorge Lago, l’un des fondateurs de Podemos, et professeur en science politique lui aussi. Des “indignés” très différents, tous issus du 15-M, pouvaient se sentir représentés par lui (10) ».

En mai 2014, cinq mois après sa création, le parti crée la surprise en obtenant presque 8 % des voix aux élections européennes. Une entrée remarquée sur la scène politique espagnole, qui le propulse en quatrième position, derrière le PP (26 %), le PSOE (23 %) et La Izquierda Plural (10 %), une coalition de partis de gauche régionalistes. Tous les yeux sont alors rivés sur les élections générales de 2015, mais Podemos s’engage dans une succession frénétique de combats électoraux : entre les élections européennes de mai 2014 et les élections régionales en Galice et au Pays basque de septembre 2016, le parti prend part à sept grandes consultations. Il mène campagne en permanence, alors même que ses bases sont encore en construction. Comme le résume M. Errejón, c’était comme « courir et attacher ses lacets en même temps (11) ».

Se met en place ce que ce dernier appelle « une machine de guerre électorale », qui doit remporter la victoire le plus rapidement possible, dans une stratégie de blitzkrieg. Au sein du parti, l’efficacité prime : le fonctionnement vertical, plus rapide, prévaut ; ainsi que la participation plébiscitaire de militants auxquels il est demandé de limiter leurs interventions aux longues délibérations démocratiques fondées sur la constitution et la structuration d’une base militante.

« C’est le premier choc politique entre les universitaires du parti et nous », explique M. Urbán, l’un des fondateurs de Podemos et membre d’Izquierda Anticapitalista avant que celui-ci ne soit dissous pour devenir une association culturelle (sous le nom d’Anticapitalistas) et ainsi pouvoir être accueilli au sein de Podemos. Ce petit parti possédait une assise de plusieurs centaines de militants très politisés. Implanté dans les grandes villes, il a fourni à Podemos sa première armature et a joué un rôle déterminant dans son implantation territoriale. Pour M. Urbán, la « dérive plébiscitaire » caractérisée par le recours massif à la consultation et au vote en ligne « auxquels tout le monde pouvait participer, mettant au même niveau militants et simples adhérents », a condamné les « cercles » qui structuraient la base « à n’être que de simples appendices consultatifs ou des comités de campagne ».

« Voulez-vous de Pablo Iglesias, oui ou non ? »

Pour Mme Teresa Rodríguez, cheffe de file d’Anticapitalistas et députée de Podemos en Andalousie jusqu’en février 2020 (date à laquelle elle quitte le parti pour créer Adelante Andalucia), « Podemos a renoncé à avoir une organisation de masse, militante, avec des cadres formés. On ne remplace pas un débat entre camarades, face à face, où s’échangent des arguments contradictoires et où l’on recherche un accord, par une série de “oui”, “non” ou “abstention” sur une machine. Les militants se forment et mûrissent par la discussion et le débat. Dans les faits, la question posée aux sympathisants devenait toujours : “Voulez-vous de Pablo Iglesias, oui ou non ?” Et comme tout le monde avait rejoint Podemos parce qu’il était amoureux de lui, la réponse était toujours “oui” ».

« Podemos avait besoin des bases mais, en même temps, les dépréciait », complète Guillermo Fernández, chercheur en science politique. Puisque la priorité des dirigeants de Podemos était d’éviter les erreurs dont ils étaient persuadés que l’extrême gauche s’était rendue coupable, ils s’efforçaient de « contredire ce que les bases voulaient, de peur de demeurer minoritaires ». Fernández raconte ainsi qu’un jour M. Errejón lui a expliqué : « Je suivais sans cesse la ligne contraire à celle des bases : si quelqu’un d’Anticapitalistas ou issu du trotskisme disait A, moi je disais B. Ma boussole était l’extrême gauche, dont je viens, et j’allais en permanence dans la direction opposée. » Néanmoins, ajoute Fernández, « Podemos avait besoin des bases, et surtout les plus idéologisées, pour faire du travail de terrain : coller les affiches, animer les campagnes électorales, etc. ».

Ce souhait de ne pas apparaître trop engagé conduit Podemos à soutenir des coalitions larges lors des élections municipales. Elles remportent les mairies de plusieurs grandes villes du pays, parmi lesquelles Madrid, Barcelone, Cadix, Saragosse ou encore La Corogne. « Ces élections ont été l’un de nos meilleurs résultats électoraux », se souvient M. Urbán. Confrontées aux réalités de la pratique du pouvoir, les majorités soutenues par Podemos doivent souvent nouer des alliances et composer avec des municipalités endettées, des administrations réticentes au changement et des compétences limitées dépendantes d’évolutions législatives à l’échelle nationale. La difficulté est alors de réussir à se distinguer des autres formations et de la gauche dite « traditionnelle »…

Podemos continue donc d’éviter les déclarations clivantes : « Les programmes nous obligent à prendre parti, et plus nous prenons parti, plus les gens trouvent des raisons de ne pas être d’accord avec nous », nous explique M. Monedero. « Le premier document, de 2014, rédigé pour les européennes cherchait à porter les idées issues des mouvements sociaux d’alors, telles que le revenu de base universel, un référendum sur la monarchie, un moratoire sur le paiement de la dette publique, nous raconte M. Rodrigo Amírola, qui a participé à sa rédaction. Mais, quand on a vu qu’on avait de plus en plus de chances de l’emporter, on s’est dit qu’il fallait se modérer un peu, pour réunir plus de gens et ne pas paraître trop radicaux. »

C’est ainsi que lorsque, à l’été 2015, au cœur de la crise grecque, le dirigeant de la gauche radicale hellénique Alexis Tsipras — élu, lui aussi, pour « renverser la table » — multiplie les concessions à l’égard de ses créanciers, M. Nacho Álvarez, secrétaire à l’économie de Podemos, déclare : « Nous ne pensons pas qu’un processus de restructuration de la dette (…) soit ce dont l’Espagne a besoin en ce moment (12). » S’ensuit un profond pessimisme quant à la possibilité de mettre en place des politiques antiaustérité et des changements politiques importants au sein de l’Union européenne, où la « troïka » (Fonds monétaire international, Banque centrale européenne et Commission européenne) est capable de bloquer les gouvernements hétérodoxes.

Au même moment, l’humeur médiatique change. « Aux reportages qui fleurissaient sur ces types folkloriques et inoffensifs qui avaient monté un parti dans un garage, avec trois ordinateurs et deux téléphones (13) » ont succédé les dénonciations quotidiennes de scandales (tous, plus tard, classés sans suite) concernant de supposés financements du parti par les gouvernements vénézuélien ou iranien, ou l’hypothèse que les leaders de Podemos soient en réalité des agents de « dictatures communistes » latino-américaines, se souvient M. Errejón. Ce retournement de la presse souligne la fragilité d’une stratégie fondée sur la télévision : le parti se découvre dépourvu d’autres relais vers ses sympathisants. Pour M. Monedero, « c’était une erreur de penser qu’il fallait mettre toute son énergie dans la télévision et qu’il suffisait que Pablo Iglesias y passe pour transformer ce pays. (…) Il n’est jamais allé sur le terrain, il n’en comprenait pas l’utilité ». La presse s’est révélée un espace accueillant tant que Podemos lui paraissait inoffensif.

À l’approche de l’échéance cruciale des élections générales de 2015, la teneur du discours de Podemos à propos des institutions espagnoles évolue. Tandis qu’aux débuts du mouvement ses dirigeants multipliaient les attaques frontales contre le « régime de 78 » et défendaient l’idée d’une Constituante devant associer l’ensemble des Espagnols à une redéfinition du cadre institutionnel hérité de la Constitution de 1978, l’idée s’éclipse par la suite. Il ne s’agit plus de renverser un système, mais de déloger la caste, dont la chute suffira à ce qu’advienne une démocratie plus satisfaisante. Plus de crise de régime, mais un problème de dirigeants.

En gommant la nature structurelle des antagonismes sociaux, le discours sur la caste et le peuple — deux entités aux contours mal définis — prend des allures de combat entre le bien et le mal, les purs et les corrompus. À la moindre faute morale supposée, au moindre signe d’impureté, il se retourne contre ses promoteurs. Les adversaires de M. Iglesias et la presse parleront pendant des semaines de son acquisition, au moyen d’un emprunt sur plusieurs dizaines d’années, d’une maison à 600 000 euros dans un quartier résidentiel de la classe moyenne supérieure madrilène.

La légère reprise de l’économie espagnole, en 2015, fragilise le discours antiaustéritaire de Podemos. Par ailleurs, l’ascension du parti libéral Ciudadanos, parfois qualifié de « Podemos de droite (14) » (bien qu’il ait été fondé en 2006), vient bousculer la stratégie de la jeune formation. « Développer Ciudadanos a été un coup très malin de la part du système, notamment parce que Ciudadanos a pu occuper dans les médias notre position d’option du renouveau. Il y a désormais un autre parti du “changement”. (…) Ça nous normalise et nous n’apparaissons plus comme des outsiders (15) », admet M. Iglesias. « Si vous dites que le vrai conflit oppose le nouveau à l’ancien, il suffit au système d’inventer quelque chose de nouveau pour vous faire disparaître », résume M. Monedero. Sans compter que l’arrivée de Ciudadanos replace Podemos sur un axe gauche-droite auquel il entendait échapper.

Après dix-sept mois de course électorale effrénée, la liste de Podemos menée par M. Iglesias, à laquelle se sont jointes de petites formations écologistes et régionalistes de gauche, obtient 20,66 % des voix aux élections générales du 20 décembre 2015. Elles se traduisent par 69 sièges au Congrès des députés — qui en compte 350. Le PP et le PSOE obtiennent les pires résultats de leur histoire, mais s’arrogent néanmoins la première et la deuxième place. « Les résultats ont été très mal vécus au sein de Podemos, nous raconte M. Amírola. On pensait qu’on serait directement la force majoritaire ; on n’avait pas de plan pour après, on n’y avait pas réfléchi, on était totalement absorbés par la campagne. »

Une nouvelle page s’ouvre pour la formation, qui doit désormais repenser son organisation et sa stratégie. L’absence de majorité claire et le choix du socialiste Pedro Sánchez de forger un pacte minoritaire avec les centristes libéraux de Ciudadanos précipitent l’organisation de nouvelles élections générales en juin 2016. Podemos forme une coalition avec Izquierda Unida (gauche radicale), sous le nom d’Unidos Podemos, destinée à remporter les élections suivantes. Cette alliance ancre définitivement le parti à gauche, mettant fin à la stratégie populiste d’indétermination. Elle marque également le retour de la « soupe de sigles ».

Les débats en interne suscités par cette alliance s’entremêlent aux dissensions apparues au grand jour depuis plusieurs mois, à la suite des résultats mitigés des élections de décembre 2015, entre MM. Iglesias et Errejón concernant les orientations stratégiques à mettre en place pour construire une majorité sociale dans les urnes. Repris par des médias qui se délectent de ce duel fratricide, les affrontements détériorent l’image d’un parti où l’on découvre les batailles d’ego et les luttes de pouvoir.

Pourtant, ces dissensions internes ont un objet véritable : « La grande question, résume M. Iglesias, est de savoir si nous devons rester populistes ou non (16) », ce qui relève tout autant d’un débat de stratégie politique que d’une discussion idéologique de fond. M. Iglesias, à l’initiative de cette alliance marquée à gauche avec Izquierda Unida, qui s’inscrit plutôt dans une filiation marxiste, défend un discours d’opposition radicale à l’oligarchie et l’idée d’un Podemos profondément ancré dans les luttes et les mouvements sociaux, exhortant les militants à « creuser des tranchées dans la société civile (17) », afin de former un nouveau « bloc historique ». M. Errejón, quant à lui, en disciple de Mouffe et de Laclau, considère qu’il faut approfondir la stratégie populiste en élaborant un projet politique transversal capable de séduire une majorité de citoyens. Il faut, estime-t-il, aller « chercher ceux qui manquent » et éviter un « repli sur les identités du passé » (18) que pourrait représenter l’alliance avec Izquierda Unida.

Le compromis visera alors à assumer un positionnement à gauche, tout en cherchant à se démarquer de la « vieille gauche » radicale afin de séduire les électeurs plus centristes, traditionnellement attachés au PSOE. Présentant le nouveau programme du parti début juin 2016, M. Iglesias se pose en leader de la « nouvelle social-démocratie » et invoque les travaux des économistes Vicenç Navarro — proche de l’aile gauche du PSOE, et qui a, un temps, conseillé Mme Hillary Clinton —, Thomas Piketty, Yanis Varoufakis et James Galbraith, dont s’inspire le chapitre économique de ce programme. Il déclare se sentir « à l’aise dans l’espace de la social-démocratie (…), qui permet de défendre les majorités sociales contre une minorité de privilégiés ». Ce nouveau positionnement agace l’ancien premier ministre José Luis Zapatero, qu’il tient pour une grossière tentative d’usurpation d’identité et de captation d’héritage : « C’est très bien que tout le monde veuille être social-démocrate, mais la social-démocratie, c’est le PSOE (19). » Avec 13,42 % des suffrages, Unidos Podemos demeure loin derrière le PSOE (22,63 %) et le PP (33 %).

Les dissensions au sein du parti sont devenues trop importantes

La crise catalane d’octobre 2017 révèle les failles de la stratégie du « flou ». À l’occasion d’un référendum organisé par le gouvernement catalan, et déclaré illégal par l’État espagnol, la population de la région se prononce en faveur de son autonomie, conduisant à une crise politique nationale qui se logera plusieurs mois durant au cœur de l’agenda politico-médiatique. Podemos a du mal à défendre sa position d’« équidistance », le parti soutenant la tenue d’un référendum officiel lors duquel il défendrait le « non » à l’indépendance. Tandis qu’en 2014 Podemos prônait une Espagne plurinationale, ce qui lui avait valu certains de ses meilleurs résultats en Catalogne, au Pays basque et en Galice, il s’est ensuite montré plus évasif sur la question, de façon à ne froisser personne au niveau national. « La formation se rend compte que chaque fois qu’elle prend position pour la Catalogne, pour les prisonniers ou contre la répression, elle perd des voix. Donc elle choisit de ne pas parler de la Catalogne en attendant que ça passe », ce qui la conduit à perdre des soutiens dans la région sans pour autant rassurer sur la question catalane au niveau national, explique Mme Maria Corrales, porte-parole d’En Comú Podem (Ensemble, nous pouvons), la coalition formée par Podemos en Catalogne.

Ayant abandonné des revendications comme celles de la restructuration de la dette ou de la nationalisation de secteurs stratégiques de l’économie pour promouvoir une forme de social-démocratie compatible avec le modèle économique en place, Podemos — qui, quatre ans auparavant, se donnait pour mission d’évincer le PSOE — se trouve confronté à la question de sa participation au gouvernement de M. Sánchez. « Un gouvernement de coalition progressiste » constituera le « meilleur vaccin contre l’extrême droite » (20) dans une Espagne et une Europe blessées par la crise et les politiques d’austérité, explique M. Iglesias le 30 décembre 2019.

En janvier 2019, les dissensions stratégiques et idéologiques au sein du parti sont devenues trop importantes et conduisent M. Errejón, initialement tête de liste Podemos à Madrid, à déclarer sa candidature aux élections régionales sous les couleurs de Más Madrid, la plate-forme qu’il vient de créer, tandis que M. Iglesias annonce que Podemos opposera une candidature à celle de son ancien numéro deux. Un an plus tard, en février 2020, c’est au tour d’Anticapitalistas d’annoncer son départ, dans la foulée de la participation d’Unidas Podemos (ex-Unidos Podemos) au gouvernement de coalition de M. Sánchez. Après une large défaite, le 4 mai 2021, aux élections régionales à Madrid, auxquelles il se présente pour tenter d’empêcher le PP et Vox (extrême droite) de gouverner la région, c’est au tour de M. Iglesias de démissionner de toutes ses fonctions au sein du parti. Il poursuit depuis son activité politique là où il s’estime être le plus efficace, à savoir le « journalisme critique » au sein de différents médias : radio, télévision et presse écrite.

La participation d’Unidas Podemos au gouvernement de M. Sánchez se traduira notamment par l’augmentation du salaire minimum de 22 %, l’encadrement des loyers et l’indexation des retraites sur l’inflation. La table a-t-elle été renversée ? « Toutes ces mesures n’abolissent ni le capitalisme, ni le patriarcat, ni le colonialisme, admet M. Monedero. Mais il s’agit clairement d’avancées qui améliorent la vie de millions de personnes. »

Maëlle Mariette

Journaliste.


(1) Lire Raúl Guillén, « Alchimistes de la Puerta del Sol », Le Monde diplomatique, juillet 2011.

(2Política, manual de instrucciones, film de Fernando León de Aranoa, 2016.

(3) Lire Razmig Keucheyan et Renaud Lambert, « Ernesto Laclau, inspirateur de Podemos », Le Monde diplomatique, septembre 2015.

(4) Perry Anderson, « Renewals », New Left Review, n° 1, Londres, janvier-février 2000.

(5) Pablo Iglesias, « Understanding Podemos », New Left Review, n° 93, mai-juin 2015.

(6) « Militar en los medios de comunicación », émission « La Tuerka », Tele K, 24 octobre 2012.

(7) « La crisis del régimen », émission « La Tuerka », Tele K, 21 février 2013.

(8) Ana Domínguez et Luis Giménez (sous la dir. de), Podemos, sûr que nous pouvons !, Indigène Éditions, Montpellier, 2015.

(9Política, manual de instrucciones, op. cit.

(10) « Jorge Lago : “Ninguna de las reivindicaciones se ha cumplido” », ABC, 15 mai 2021.

(11) Íñigo Errejón, Con todo : De los años veloces al futuro, Planeta, Barcelone, 2021.

(12) « Podemos rectifica y ya no pide una reestructuración de la deuda pública de España », Expansión, Madrid, 14 juillet 2015.

(13Política, manual de instrucciones, op. cit.

(14) « Josep Oliu propone crear “una especie de Podemos de derechas” », El Periódico, Barcelone, 25 juin 2014.

(15) « Understanding Podemos », op. cit.

(16) « Iglesias cree que Podemos tiene que decidir “si seguir siendo populista o no” », El País, Madrid, 5 octobre 2016.

(17) « Iglesias rescata su discurso más radical y llama al militante a “cavar trincheras” », Vozpópuli, 7 octobre 2016, www.vozpopuli.com

(18) « Podemos ganar », 20 minutos, Madrid, 28 novembre 2016.

(19) « Sánchez elogia el legado de González y Zapatero : “Son los mejores y del PSOE” », EFE, 17 juin 2016.

(20) « Iglesias : “Será el gobierno del sí se puede y la vacuna contra extrema derecha” », EFE, 30 décembre 2019.

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