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Piketty et le capitalisme 2.0

Louis Desmeules [1], Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25,  hiver 2021
Avons-nous affaire à un problème de répartition ou plutôt d’organisation lorsque nous voulons résoudre les problèmes du capitalisme ? Nous allons réfléchir à cette question notamment en revenant sur le récent ouvrage de Thomas Piketty, Capital et idéologie[2] (2019), prolongement du Capital au XXIe siècle[3] (2013). Comme plusieurs l’ont noté, son étude du capitalisme ignore la profondeur de la critique de Marx[4] et se cantonne dans le paradigme de la répartition. Étonnamment aussi, Piketty ne nous donne pas de véritable définition de ce qu’il faut entendre par « capital » et « idéologie ». En réalité, le capitalisme renvoie à un problème d’organisation de la production, du travail et des rapports sociaux, plutôt qu’au simple paradigme de la répartition monétaire.
Aborder le problème par ses conséquences plutôt que par ses causes
Dans Capital et idéologie, Piketty illustre son propos sur les inégalités d’un nombre impressionnant de données précises et exactes, notamment en ce qui concerne la faramineuse croissance des inégalités dans le monde depuis les années 1980, la cause étant « l’abaissement de la progressivité fiscale[5] ». Selon lui, le capital est essentiellement une affaire d’inégalité ou d’égalité des revenus. Pour lui, le capitalisme renvoie au propriétarisme, c’est-à-dire, à l’accès ou non à la propriété. C’est à partir de la Révolution française que la « promesse propriétariste » se serait répandue. Il s’agit d’une étude très descriptive et factuelle qui ne cherche pas à mettre à jour les mécanismes sous-jacents de l’organisation capitaliste.
Dans cette logique, les solutions pour Piketty passent par la décentralisation, sans surtout éliminer la propriété privée, pour ne pas répéter l’erreur du communisme : trop de centralisation et interdiction de la propriété privée. Ainsi il faudrait démocratiser l’accès à la propriété privée et faciliter cette répartition des revenus par ce qu’il appelle « l’impôt juste » : impôts progressifs sur les successions et impôt progressif annuel sur la propriété. Avec une taxe carbone, qui réglerait la crise environnementale de façon juste et un socialisme participatif, nous aurions la recette parfaite pour réformer le capitalisme. De cette manière, le capital se remettrait à circuler plus justement dans un meilleur des mondes en évitant les trop grandes concentrations entre les mains d’un trop petit nombre de privilégiés, ce qui est la cause des crises sociales.
En fin de compte, pour Piketty, il n’y a pas de rapport social ni de domination ni de lutte de classe à la base des problèmes d’inégalité. Mais en réalité, les marchés ne sont pas neutres, ils obéissent à des logiques prédatrices et dominatrices. Les solutions de Piketty laissent intactes ces structures organisationnelles.
La société capitaliste est plus qu’une société de propriétaires, elle repose sur un processus historique d’expropriation. Comme le dit Alain Bihr, un nouveau partage des richesses ne change pas la nature du profit (basé sur la plus-value et l’exploitation) ni celle du salaire (lié à la transformation de la force de travail en marchandise[6]). Une plus juste répartition ne nous mettrait pas à l’abri des aléas du capital, de la nécessité d’augmenter la productivité, de rationaliser, d’exploiter la main-d’oeuvre et d’effectuer des mises à pied pour demeurer compétitif sur le marché.
De plus, le problème n’est pas seulement la répartition de la richesse, mais la valeur attribuée qui rend possible cette accumulation de richesse. C’est pourquoi il faut réfléchir plus largement. C’est ce que propose Moishe Postone, en présentant une critique du capitalisme du point de vue du travail[7].
Postone : au cœur du capitalisme, l’expropriation du travail
Pour Postone, le travail dans la société capitaliste constitue la médiation centrale : « Sous le capitalisme, le travail et ses produits se médiatisent eux-mêmes ; ils sont socialement auto-médiatisants[8] ». Postone examine les deux facettes du travail dans leur interaction dialectique : le travail abstrait et le travail concret. Le travail concret est celui qui transforme concrètement la matière, mais il est accompagné de son double dans la société capitaliste : le travail abstrait. Ce dernier comprend les médiations qui rendent possibles l’exploitation, l’aliénation et la plus-value. C’est la mystification qui accompagne le travail salarié et qui produit à la fois l’appauvrissement et l’enrichissement. « Une marque centrale du capitalisme, c’est donc que les hommes ne contrôlent pas réellement leur propre activité productive ou ce qu’ils produisent, mais qu’ils sont finalement dominés par les résultats de cette activité[9] ». Il ne suffit donc pas d’abolir la propriété privée « si le travail concret de chacun reste le même que sous le capitalisme[10] ». C’est une autre forme de société qu’il faut envisager.
Postone fait un pas de plus en identifiant la forme du travail dans la société capitaliste à son fondement même : « Le travail sous le capitalisme n’est pas médiatisé par les rapports sociaux, il constitue lui-même une médiation sociale[11] ». Il faut donc repenser le travail pour sortir du capitalisme. C’est un chemin théorique qu’avait déjà emprunté Marcuse, comme le reconnaît d’ailleurs Postone[12].
La critique de Rosa Luxemburg
Pour bien comprendre ce qu’est le capitalisme, nous avons avantage à relire l’Introduction à l’économie politique de Rosa Luxemburg[13], un ouvrage didactique remarquablement clair. Elle nous explique que la production marchande subit une transformation si importante dans le capitalisme de sorte qu’on ne peut plus dorénavant la concevoir avec les catégories traditionnelles.
Autrefois chaque paire de bottes que confectionnait notre cordonnier était du travail social. Maintenant ses bottes ne sont d’abord que du travail privé qui ne concerne personne. Puis elles sont examinées sur le marché de l’échange et le travail investi en elles par le cordonnier n’est reconnu comme travail social que dans la mesure où elles sont acceptées dans l’échange. Sinon, elles restent du travail privé et sont sans valeur[14].
La part de richesse sociale ne peut plus être déterminée de façon abstraite, dans l’idéal, elle est entièrement soumise aux dictats de l’échange. C’est une transformation des rapports sociaux qui fait que le marché ne peut plus être considéré comme quelque chose de neutre. Si la travailleuse ou le travailleur n’a rien à offrir d’échangeable, il est exclu de la société. Il est alors condamné à vivre en marge dans la pauvreté la plus abjecte. Le travailleur n’existe que par l’intermédiaire de ses marchandises, il n’a aucune valeur en lui-même. Cette société, dans laquelle prédominent les rapports marchands capitalistes, sanctifie ses liens avec l’argent et l’accumulation de la richesse. Cependant, « l argent masque le fait que la véritable origine de toutes les richesses est le travail ; il provoque de continuelles oscillations des prix et donne la possibilité de prix arbitraires, d’escroqueries et d’accumulation de richesses aux dépens des autres[15] ». L’argent transforme la force de travail en salaire. Les bases de l’exploitation, qui étaient en germe avant la révolution industrielle du XIXe siècle, atteignent leur plein déploiement avec les progrès technologiques qui vont permettre par la suite de dégager un capital financier.
La dialectique de l’histoire
Prendre en compte la nécessité de la dialectique est l’autre élément important, ce qui fait aussi défaut chez Piketty. Pour Marx, il s’agit de comprendre, par-delà les faits apparents, la réalité en mouvement, une méthode qu’il va emprunter à Hegel. La vie est elle-même un mouvement et une activité. L’activité principale, celle qui est véritablement productrice pour Marx, sera le travail. Pour lui, le travail est une catégorie dialectique, comme la pensée chez Hegel, parce qu’il s’agit précisément de l’activité humaine qui rend possible tout le reste.
La dialectique historique n’est pas non plus une fatalité ou un destin. Elle ouvre la voie par-delà l’horizon bourgeois. L’action humaine joue ici un rôle primordial. Les choses peuvent se transformer à des vitesses variables, mais on commet une erreur fondamentale si on ne prend pas en compte leur mouvance fondamentale et le sens de tout cela. Un bon dialecticien semble dire toujours la même chose, car il cherche sans relâche à élucider le Sens. Marx veut comprendre et critiquer le capitalisme en mettant à jour son mouvement, ses contradictions internes et son but. Les choses se transforment en leur contraire comme l’est le lien étroit qui unit notre propre vie à notre mort inévitable et à venir. Les contradictions de la société capitaliste existent entre les exploiteurs et les exploités. La bourgeoisie ne peut exister sans son contraire qui est le prolétariat. Le féodalisme a été la négation de l’esclavagisme ; le capitalisme est la négation du féodalisme ; et le socialisme la négation du capitalisme. Ainsi quand Marx dit dans le Manifeste du parti communiste que la « bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs », cela veut dire aussi que les contradictions ne pourront pas durer éternellement. Les opprimés et les exploités un jour n’en pourront plus et renverseront ceux qui les oppriment et les exploitent. Pour sortir du capitalisme, il faut un renversement, un saut qualitatif, afin qu’il n’y ait plus d’exploités ni d’exploiteurs. Pour Marx, cela ne pouvait être possible que par une révolution dont le but est la libération de l’humain. On ne peut donc étudier l’une de ses composantes du système isolément, comme le fait Piketty, car c’est l’ensemble qu’il faut repenser. Mais comment définir alors le capitalisme ?
Marx récuse toutes les définitions qui enferment la vérité dans un corps de propositions arrêtées. Par exemple, le concept de capitalisme n’est rien de moins que la totalité du processus capitaliste, ressaisi dans le « principe » dont il procède : le concept de capitalisme commence avec la séparation des producteurs et des moyens de production, d’où résultent l’introduction du travail salarié libre et l’appropriation de la plus-value, lesquels aboutissent avec le développement technique à l’accumulation et à la concentration du capital, à l’abaissement graduel du taux de profit et enfin à l’effondrement du système entier[16].
Comment est alors possible cette transformation ? Sommes-nous condamnés à l’attente d’un grand soir ? Les possibilités de transformation s’élaborent dans la lutte sociale incarnée quotidiennement par les luttes des mouvements sociaux partout dans le monde. Ici encore la boussole marxiste est indispensable si on veut aller par-delà les constructions chimériques comme le reconnait le théoricien de l’utopie Ernst Bloch[17]. Mais il faut aussi actualiser le marxisme, ne pas se contenter de sa version dogmatique, et tenir compte des avancées réelles.
Il est impossible de penser l’avènement d’une telle société en dehors des réalisations des sociétés existantes, et notamment de leurs réalisations scientifiques et techniques : celles-ci servent actuellement la cause de l’exploitation, mais on pourrait les mobiliser pour mettre fin à la misère et au labeur sur toute la surface du globe[18].
Aller au fond des choses
La sortie hors du capitalisme se fera avec ou sans nous, car l’histoire nous a montré qu’aucun système économique n’est éternel. Cela implique aussi simultanément de rompre avec la représentation marchande. C’est un travail de plus en plus urgent, exacerbé, entre autres, par l’ampleur de la crise écologique. L’idée d’un capitalisme vert 2.0 par le biais de la taxe carbone est un leurre, car la logique d’accumulation du capital, qui va de pair avec l’exploitation, se poursuivra indépendamment des conséquences environnementales. Le capitalisme est productiviste dans sa nature même. Ainsi un capitalisme basé sur la décroissance est une contradiction dans les termes. Si l’on veut contrer les inégalités injustes, il faut plutôt chercher des voies pour sortir, une fois pour toutes, du mode de production et d’organisation capitaliste plutôt que de chercher en vain, comme le fait Piketty, à le réformer.
NOTES
[1] Professeur de philosophie au Cégep de Sherbrooke
[2] Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019.
[3] Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
[4] Pour une analyse économique et critique, voir : Michel Husson, « Le capital au XXIe siècle. Richesses des données, pauvreté de la théorie », Contretemps, 10 février 2014, <https://www.contretemps.eu/le-capital-au-xxie-siecle-richesse-des-donnees-pauvrete-de-la-theorie/>.
[5] Piketty, op. cit., p. 51.
[6] Voir Alain Bhir « Débat. “Capital et idéologie” : un titre en trompe-l’œil », A l’Encontre, 29 octobre 2019, <http://alencontre.org/societe/debat-capital-et-ideologie-un-titre-en trompe-loeil.html>. Pour une analyse détaillée de l’ouvrage de Piketty, voir aussi la récente publication d’Alain Bihr et Michel Husson, Thomas Piketty. Une critique illusoire du capital, Paris, Syllepse, Lausanne, Éditions Page deux, 2020.
[7] Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009.
[8] Ibid., p. 224.
[9] Ibid., p. 54.
[10] Ibid.,  57.
[11] Ibid., p. 257.
[12] Ibid., p. 566, la note de bas de page. Marcuse disait : « La notion marxiste de travail doit par conséquent constituer le point de départ de l’interprétation ». Herbert Marcuse, Philosophie et révolution, Paris, Denoël-Gonthier, 1969, p. 49.
[13] Voir Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, Paris, Éditions Anthropos, 1971 (écrit entre 1913 et 1917).
[14] Ibid., p. 221
[15] Ibid., p. 249
[16] Herbert Marcuse, Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 203.
[17] Ernst Bloch, Droit naturel et dignité humaine, Paris, Payot, 1976.
[18] Herbert Marcuse, Vers la libération. Au-delà de l’Homme unidimensionnel, Paris, Denoël-Gonthier, 1969, p. 49.

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