Sommaire
Cette simple thèse est le point de départ du présent texte. En parcourant des moments marquants de la vie de Pierre, je veux examiner l’évolution de son rapport à la bataille des idées, à notre lutte contre les dominants, contre leur façon de comprendre et de présenter le monde.
En suivant le parcours de Pierre Beaudet, on suit inévitablement un aspect de l’évolution de la gauche québécoise. Pierre a fondé et animé des organisations qui ont structuré la gauche. Il a contribué à faire connaitre des idées, des luttes, des personnes que le Québec ne connaissait pas ou refusait de connaitre. Tout cela est partie prenante de la bataille des idées.
Si cette question l’a préoccupé dès son jeune âge, son rapport à la lutte idéologique s’est transformé avec le temps. La naissance, la vie et la mort des organisations qu’il a aidé à mettre sur pied ont porté des enseignements, de même que le cours des évènements politiques nationaux et internationaux. Sa compréhension de ce qui était en jeu dans la lutte idéologique s’est modifiée en fonction des époques, mais toujours à partir de la distance critique et réflexive que Pierre gardait vis-à-vis des évènements.
Parti Pris
Jeune, Pierre Beaudet est pensionnaire et suit son cours classique chez les jésuites. Tout commence à cette époque avec la lecture de la revue Parti Pris qui joue un rôle majeur dans la conception que Pierre se fait de la bataille des idées. Élément central de sa politisation, cette publication radicale pose un jalon : « Bien plus qu’une simple publication, Partis Pris est un incubateur. C’est une provocation, la démonstration d’une nouvelle manière de penser[1] ».
À 16 ans, Pierre est déjà un lecteur avide. Ses études lui ont révélé les transports que peut provoquer la littérature classique ou moderne. Il découvre avec Parti Pris non pas la force des mots, terrain déjà connu, mais leur mordante actualité politique. Il comprend la capacité des mots à dire et à faire : à dire le politique, à faire découvrir le monde, à se regarder soi-même dans le monde et à comprendre le rôle qu’on y joue.
Je me plonge dans l’Algérie, Cuba, le Vietnam, le colonialisme, la révolution. Et aussi la Gaspésie, Saint-Jérôme et Hochelaga. Et ici et là bien d’autres choses encore, dont ces obscures luttes intestines livrées au sein d’une société que j’apprends, enfin, à déchiffrer. Parti Pris est surtout porteuse d’une transformation radicale, d’une mutation qui va tout changer[2].
La dernière phrase de cet extrait est mystérieuse. La transformation radicale est-elle celle que les rédacteurs de la revue proposent pour la société québécoise ? Cela semble bien le cas. Mais est-il également question d’une transformation radicale et d’une mutation qui vont tout changer chez l’adolescent et qui auraient été provoquées par la revue ? L’économie du texte autobiographique de Beaudet laisse cette question en suspens.
Je me permets de franchir le pas. La découverte d’une telle revue et, simultanément l’éveil d’un tel rapport à l’écriture et aux idées, n’est pas secondaire. Dévorer, jeune, des mots qui excitent la curiosité, dissipent la confusion et donnent envie d’agir, tout d’un coup, voilà qui structure un rapport aux idées et à leur rôle. S’impose par l’expérience la certitude que les mots écrits sur quelques feuilles de papier brochées et lus au bon moment peuvent changer des vies et que changer des vies peut changer des sociétés.
Je ne veux pas trop insister sur Parti Pris, le rapport de Pierre à la revue totémique du courant « socialisme et indépendance » n’est pas l’objet de mon texte. Néanmoins, cette question est plus vaste. Elle nous fournit un cadre d’analyse pour comprendre le rapport de Pierre à la bataille des idées. En 2014, lors de la publication, sous la direction de Jacques Pelletier, de la remarquable anthologie de Parti Pris, Pierre écrit sur le site Web des NCS :
En 1968, Parti Pris est liquidé, mais le Québec militant est en marche. La grève étudiante de l’automne est suivie de la plus grande manifestation de l’histoire contemporaine du Québec contre l’université McGill, une institution coloniale et réactionnaire. Plusieurs des rédacteurs de Parti Pris, dont Jean-Marc Piotte et Gilles Bourque, deviennent profs dans la nouvelle UQÀM, qui devient l’épicentre intellectuel de la gauche, et de laquelle émergent de nouvelles générations qui s’investissent dans l’organisation populaire. Dans cette même UQÀM, la grève des employés (printemps 1971) et celle des profs (automne 1971) distillent dans le mouvement syndical une nouvelle approche qui débouche sur la grève générale et les mobilisations massives du printemps 1972. Les anciens jeunes lecteurs de Parti Pris deviennent à leur tour intellectuels, organisateurs et stratèges avec des revues telles Mobilisation et Socialisme québécois, où la jonction avec les luttes dépasse le caractère théorique qui était celui de Parti Pris[3].
Une fois isolé du reste du texte et de l’œuvre générale de Pierre, cet extrait pourrait être perçu comme porteur d’un déterminisme vaguement idéaliste où tout parait couler de source, où la publication de Partis Pris mène inéluctablement au Front commun de 1972. On peut le lire autrement et plus en phase, je crois, avec l’approche de l’auteur. On avait besoin de Partis Pris pour qu’advienne 1972. Cette condition nécessaire, mais non suffisante, n’est pas tant la revue elle-même que l’état d’esprit qu’elle participe à mettre en place. C’est aussi la structuration d’un cadre idéologique et l’émergence d’intellectuels organiques, tant à l’université que dans les revues et les organisations. N’oublions pas que chez Gramsci, et en particulier dans la lecture qu’en fait Jean-Marc Piotte, l’intellectuel n’est pas un individu isolé qui écrit des livres et des articles. Sont compris parmi les intellectuels organiques les militants et militantes qui convainquent des personnes à se joindre au mouvement, coordonnent des équipes, font de la formation de base, rédigent des journaux, des tracts et des affiches, etc.
Son rapport à Parti Pris fournit un cadre d’analyse de la bataille des idées chez Pierre Beaudet, notamment en ce qui concerne l’importance du rôle des idées dans les luttes. Cela l’amènera sa vie durant à continuer à lire et à écrire de façon compulsive, à créer des organes de diffusion et de propagande, des lieux de débats et d’analyse qui servent de portes d’entrée ainsi que d’espaces de réflexion critique sur l’action militante.
Mobilisation
La revue Mobilisation nait en 1969, se transforme en organisation autour de 1973 et meurt dans un processus caricatural d’autocritique en 1975-1976. Selon le texte d’ouverture du premier numéro, son premier objectif consiste à « relancer le débat idéologique au Québec. La revue se veut donc un élément de réflexion et de recherche. Elle tentera de poser la problématique propre à la révolution québécoise[4] ».
Dans son autobiographie, Pierre raconte que lui et les camarades avec qui il milite ont commencé à s’impliquer dans la revue dans le cadre de la reprise d’une librairie maoïste qu’ils ouvrent à un plus large public, la Librairie progressiste, dont le sous-sol est converti en imprimerie. Il se décrit comme le « coordonnateur sans le titre » de la revue et du groupe qui l’entoure à partir du printemps 1972[5]. À la fin de cette même année, il se considère le scribe de service et rapidement le « chef » de ce groupe[6].
La consultation des archives de Mobilisation n’est pas aisée pour une personne pressée qui n’a pas de formation d’historien : environ 80 % des articles sont anonymes, la datation et l’ordonnancement des numéros sont partiels et épisodiques et, bien sûr, la collection nationale de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) n’a pas l’ensemble des numéros qui semblent avoir été publiés. Il est très difficile de savoir quels textes ont été écrits de la main de Pierre. Néanmoins, son passage à Mobilisation semble un facteur structurant de sa pensée de l’action idéologique. C’est un peu sa première escarmouche dans la bataille idéologique.
Pour comprendre le rapport à la bataille des idées que Pierre développe alors, les publications de l’année 1973 de Mobilisation offrent un riche contenu. D’après son autobiographie, c’est l’année où il est à la « direction » de cet organe idéologique et où la transition cahoteuse vers le marxisme-léninisme n’est pas entièrement effectuée. Or, le numéro de janvier propose un recadrage de la mission de la revue. Outre la valorisation, typique de l’époque, des opérations d’agitation-propagande en milieu de travail, on peut lire une conception du rôle de la revue qui présente une certaine originalité.
Dans cette optique, la revue serait donc un outil de débat et discussion collectif entre militants politiques, plutôt que l’organe officiel d’un ou de plusieurs groupes. Parallèlement à ce rôle de diffusion de bilans et d’expériences, MOBILISATION pourrait œuvrer à clarifier les problèmes politiques communs qui nous confrontent (tels que la forme spécifique de l’impérialisme au Québec, la question nationale, le travail dans les organisations ouvrières, le parti ouvrier, etc.) et développer une orientation idéologique et politique commune[7].
Il n’est pas question de faire de la revue un simple réceptacle de débats sans tendance politique claire, sans pour autant en faire un organe idéologique officiel, ce que sera par exemple le En Lutte! de Charles Gagnon inspiré par l’Iskra de Lénine. Selon Beaudet et l’équipe de la Librairie progressiste, la revue et le débat à partir des expériences ouvrières peuvent servir de base à la construction de l’organisation. L’influence, par ailleurs revendiquée, de l’opéraïsme italien de Lotta Continua se manifeste ici. La lutte idéologique n’est pas une « importation » des analyses marxistes dans la classe ouvrière, mais une influence réciproque entre les intellectuels et les ouvriers, où les uns transforment les autres.
Cette approche constitue la thèse centrale d’un long texte publié dans le numéro d’avril-mai 1973 de Mobilisation, « Une évaluation du travail idéologique ». Même s’il est anonyme, Pierre s’en attribue un extrait (non référencé) dans son autobiographie ; il a dû au moins écrire ce paragraphe, révélateur à mon sens de sa perception à l’époque du rôle des intellectuels :
Ces transformations – reliées en grande partie aux liens entre intellectuels et ouvriers – n’impliquent pas seulement une élévation du niveau de conscience des travailleurs et leur capacité croissante de diriger politiquement les organisations ouvrières et populaires, mais elles impliquent aussi une prolétarisation (économique, politique et idéologique) des intellectuels-progressistes qui adoptent un mode de vie modeste, un style de travail démocratique et discipliné et une idéologie les rapprochant toujours plus des masses laborieuses[8].
Le style est daté et le projet de « prolétariser » les intellectuels évoque aujourd’hui de funestes expériences, mais l’idée de construction commune et d’influence réciproque ne manque ni d’intérêt ni d’originalité. C’est une tentative stimulante de sortir du cul-de-sac imposé, et longuement discuté en sciences sociales, par la version rigide de la notion d’idéologie et son bataclan d’avant-garde et de fausse conscience qui place inévitablement les intellectuels soit en sauveurs des masses ignorantes soit en colporteurs de la pensée dominante. En donnant de l’espace à une certaine créativité par la rencontre et le partage d’expériences pratiques de lutte, Mobilisation défend une position qui n’est pas sans valeur encore aujourd’hui, position encore adoptée pour l’essentiel, mais en d’autres termes, par plusieurs militants et militantes.
Plus tard, en 1973, Mobilisation consacre un numéro entier à la propagande. Si la phraséologie marxiste-léniniste y est plus présente, le rôle de la propagande est clairement identifié : la propagande permet de construire l’organisation nécessaire à la transformation sociale, ici le parti prolétarien et révolutionnaire. Le rejet de l’« éveil de [la] conscience » que proposait Parti Pris est explicite[9], il faut maintenant organiser les masses et les pousser à agir vers un but commun. Ce qu’on appellerait aujourd’hui de la « sensibilisation » est rapidement vu comme une faiblesse petite-bourgeoise.
Ce lien nécessaire entre propagande et organisation n’est pas propre à Pierre, surtout pas à l’époque, mais il sera déterminant dans son travail subséquent. La bataille des idées n’est jamais cette fin en soi ingénue qui fleurit si généreusement chez les universitaires d’aujourd’hui. Elle est systématiquement liée à un appel clair à l’organisation politique concrète. On a certes raison de se révolter, mais pour le faire convenablement, il faut s’organiser.
SUCO, le CIDMAA et Alternatives
Au milieu des années 1970, l’intérêt de Pierre pour les enjeux internationaux et la fin abrupte de l’aventure Mobilisation le fait glisser vers la solidarité internationale, notamment avec SUCO[10]. Cette transition est aussi porteuse d’une évolution de sa conception de la bataille des idées. Est-ce simplement le murissement de sa réflexion ou est-ce bel et bien le passage du national à l’international qui provoque cette transition ? Difficile à dire à partir des documents auxquels j’ai eu accès, mais Pierre tire vraisemblablement des enseignements de l’expérience de Mobilisation pour orienter son approche de la solidarité internationale.
La première transition consiste en un rejet de l’idée de l’imminence de la révolution et de la construction d’une seule organisation qui appelle à reconnaitre sa direction[11]. En l’absence d’un combat corps à corps avec les dominants, on peut donner plus d’espace aux nuances, aux débats et aux désaccords. L’avenir de la révolution ne se joue pas dans l’heure. Plus encore, on voit Pierre adhérer à l’idée que ces nuances et cette profondeur de compréhension participent de la transformation sociale.
C’est probablement là qu’intervient la deuxième transformation, un virage vers l’information en tant que telle. Le problème des organes d’information dominants n’est plus seulement perçu comme le résultant d’une fausse analyse, mais bien comme le produit d’un silence, d’un manque d’information exacte sur un sujet. Suivant ce constat, choisir de parler de façon intelligente, précise et mesurée d’un sujet ignoré par les organes d’information dominants constitue une participation valable à la bataille des idées. Ainsi, Pierre œuvre-t-il à la mise sur pied de centres de recherche comme le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA). Leurs bulletins et d’autres publications font connaitre la réalité des guerres impérialistes et de l’exploitation dans diverses régions du monde dont les médias dominants du Québec ne parlent pas.
Ce virage s’explique entre autres à partir de l’aversion que Pierre développe envers les prises de position internationales des marxistes-léninistes québécois qui reprennent les positions chinoises officielles, quitte à devenir bêtes – la critique d’Allende comme produit de l’impérialisme soviétique – ou carrément immoraux – l’appui à Pol Pot ou à Mobutu[12]. Cependant, l’expérience de la construction de réseaux fondés sur l’expertise, l’estime pour la compréhension subtile et l’amour du travail de recherche bien fait y sont aussi de toute évidence pour quelque chose[13].
Son aventure en solidarité internationale amène également Pierre Beaudet à participer à des stratégies qui dépassent la seule scène de l’extrême gauche québécoise. Quand il contribue à faire venir au Québec Jane Fonda pour parler du Viêt Nam ou Desmond Tutu et Thabo Mbeki pour parler de la situation sud-africaine, Pierre participe parfois à contraindre les gouvernements québécois et canadien à modifier leur action[14].
On peut aussi voir cette stratégie plus grand public à l’œuvre lors de la création de l’organisation Alternatives et de la publication de son journal inséré dans Le Devoir à partir de 1994. Dans le premier numéro, Michel Lambert, grand complice de Pierre Beaudet à l’époque, écrit que la parution de ce journal sera le « premier moyen d’action » d’Alternatives. Ce premier éditorial porte d’ailleurs entièrement sur la question du discours dominant :
Partout, dans les pays industrialisés autant que dans les pays en voie de développement prédomine un seul discours : l’argent roi, le profit maitre et le déficit honteux. Partout, des hommes et des femmes, toujours plus nombreux, paient de leur vie, de leur santé, de leur éducation pour cette obsession. L’humanité se mutile au nom d’une économie et d’un productivisme qui ravalent les individus au niveau d’une simple matière première d’un objet jetable après usage, d’une marchandise qu’on magasine et qu’on méprise[15].
On voit ici la centralité que le discours occupe désormais dans la stratégie de Pierre. Nos adversaires politiques créent un discours qui sert leurs intérêts et convainc la majorité, mais qui contribue surtout à créer les rapports de domination. Pour les combattre, il faut faire entendre une voix d’opposition crédible et forte, à partir de nos propres instruments de diffusion.
Cette nouvelle approche de la bataille des idées a participé à renouveler la gauche. Alternatives et d’autres organisations créées ou profondément transformées à l’époque ont structuré une proposition intellectuelle cohérente qui a constitué une proposition programmatique de gauche cohérente par-delà le centrisme du Parti québécois.
L’altermondialisme, un féminisme renouvelé, un mouvement étudiant de nouveau combatif et une pensée écologiste qui critique le capitalisme en constituent les idées de base. L’attention aux nuances, le souci d’informer et la volonté de s’adresser à un large public auront permis de créer une vision du monde en contrepoint de la pensée dominante d’alors.
La structuration et les succès relatifs de la gauche dans les années 2010 ont été rendus possibles grâce à cette base commune. Pierre, non content d’avoir participé à donner une structure de fond au développement d’une gauche propre au Québec du XXIe siècle, a encouragé ceux et celles qui adhéraient à cette structure idéologique à aller au bout de ses conséquences logiques et à adopter des positions radicales, notamment en ce qui concerne l’écologie et la lutte contre le capitalisme. Son engagement dans les Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) en est un bon exemple.
Dans l’éditorial qui ouvre le premier numéro des NCS en 2009, on lit :
Dans le sillon de la Marche des femmes, du Sommet des peuples des Amériques, du Forum social québécois et des grandes luttes étudiantes, populaires et syndicales des dernières années se profile également un ensemble de résistances. De ces luttes émergent de nouvelles perspectives qui conjuguent les aspirations historiques des mouvements anticapitalistes à celles des « nouvelles » expressions de la lutte sociale comme le féminisme, l’écologie politique, l’altermondialisme[16].
On peut lire ici une certaine synthèse. La volonté de radicaliser les luttes de gauche vient non plus contredire mais enrichir l’idée d’un message destiné au grand public. Il nous faut des outils de propagande qui nous permettent de parler à tout le monde, mais il nous faut aussi des publications où discuter de la cohérence interne de notre mouvement. Les NCS ont donné à la gauche un lieu de débat théorique, ce qui lui manquait depuis la fin des années 1980.
Mais la cohérence théorique n’apparait pas sans débats et sans réseaux et Pierre était bien conscient de ces éléments essentiels de la bataille des idées. En participant à la création du Forum social québécois et ensuite à celle de La Grande Transition, il a contribué à mettre sur pied une structure où les gens de gauche se reconnaissent, échangent, débattent et définissent la gauche québécoise. Grâce à ces lieux communs, nous savons que nous sommes ensemble, que nous sommes de la même famille malgré nos chicanes et nos différences. Grâce aux réseaux qui s’y créent, les plus jeunes peuvent s’intégrer à nos organisations et institutions. De même, Pierre proposait d’inscrire la gauche québécoise dans des contextes internationaux où il est possible de partager des luttes et des analyses.
État de la bataille lors du décès de Pierre Beaudet
Alors que Pierre nous a quittés, comment va la bataille idéologique au Québec ? Le premier constat, c’est que la structure idéologique fondamentale de la gauche québécoise que Pierre a contribué à mettre sur pied dans les années 1990 a permis des avancées. Ces avancées ont d’abord été organisationnelles. Une génération de nouvelles organisations de gauche fondées sur ces principes a vu le jour au début des années 2000, entre autres Québec solidaire, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) et l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). D’autres organisations ont adapté leur discours de façon à épouser les contours de cette structure idéologique. Grâce à ces nouvelles capacités organisationnelles, les gains ont ensuite été décisifs. D’abord la consolidation d’un « peuple de gauche » – expression chère à François Cyr (1952-2012), un autre complice de Pierre – qui prend l’habitude de voter pour un parti de gauche, mais aussi de s’impliquer dans de nouvelles organisations. Enfin, à partir de la crise de 2008, je crois qu’on peut aussi parler d’un déplacement à gauche de la fenêtre d’Overton[17], ce qui est en partie le résultat de cette consolidation idéologique. Le discours public et politique est aujourd’hui structuré en bonne partie sur les enjeux dont Pierre Beaudet et d’autres faisaient la promotion dans les années 1990. Ce discours est le discours officiel d’opposition aux groupes dominants ; la population le sait et une partie d’elle y adhère. Comment transformer cette adhésion partielle en hégémonie au sens gramscien ? La question reste entière.
Dans des discussions que nous avons eues à l’automne 2020 et au début de l’hiver 2021, Pierre était très animé par l’idée d’une consolidation et d’une coordination plus forte de la gauche québécoise. Nous constations tous les deux qu’une grande quantité de travail se faisait en silo, notamment dans la bataille des idées. Nous percevions alors une absence d’objectifs et de stratégie claire vers la transformation sociale. En fait, les lieux où toute la gauche se rejoint pour faire ces débats et donner cette direction n’existent pas vraiment. Lors de ces échanges, Pierre était convaincu qu’avancer en rangs dispersés ne nous permettrait pas de faire les gains nécessaires pour franchir la prochaine étape de la bataille des idées.
Qui sont les Pierre Beaudet de demain ? Où se trouvent ces petites mains qui structurent dans l’ombre des organisations qui permettent à notre mouvement de grandir ? Ces nouvelles personnes devront nous convaincre d’abandonner un certain confort pour nous donner les moyens de nos ambitions et, grâce en partie à Pierre, nous avons de très grandes ambitions.
Simon Tremblay-Pepin, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul à Ottawa.
NOTES
- Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 51. ↑
- Ibid. ↑
-
- Partis Pris, une anthologie, blogue des Nouveaux Cahiers du socialisme, 8 avril 2014, <www.cahiersdusocialisme.org/parti-pris-une-anthologie/>.
- Anonyme, « Préface », Mobilisation, vol. 1, n° 1, 1969. ↑
- Beaudet, On a raison de se révolter, op. cit., p. 145. ↑
- Ibid., p. 156-158. ↑
- Anonyme, « Pourquoi une revue militante ? », Mobilisation, vol. 2, n 1, janvier 1973, p. 6-7. ↑
- Anonyme, « Une évaluation du travail idéologique à partir de textes militants », Mobilisation, vol. 2, n° 4, avril-mai 1973, p. 28 et Beaudet, On a raison de se révolter, op. cit., p. 153. ↑
- Équipe de la Librairie progressiste, « Le rôle de la propagande dans la construction du parti révolutionnaire », Mobilisation, vol. 2, n° 5, 1973, p. 24-25. ↑
- SUCO (Service universitaire canadien outre-mer, maintenant Solidarité, union, coopération) est un organisme de solidarité internationale établi à Montréal depuis 1961. ↑
- Pierre Beaudet, Un jour à Luanda, Montréal, Varia, 2018, p. 61-62. ↑
- Ibid., p. 57-58. ↑
- Ibid., p. 126. ↑
- Ibid., p. 141-146. ↑
- Michel Lambert, « Le veau d’or », Alternatives, vol. 1, n° 1, novembre 1994. ↑
- Collectif d’analyse politique, « Pourquoi les Nouveaux Cahiers du socialisme ? », Nouveaux Cahiers du socialisme, vol. 1, n° 1, 2009, p. 8. ↑
- NDLR. Introduite par le sociologue américain Joseph P. Overton au cours des années 1990, la notion de fenêtre d’Overton, aussi appelée fenêtre de discours, désigne la gamme d’idées que le public peut accepter à un moment donné. La viabilité politique d’une idée dépend du fait qu’elle se situe dans cette fenêtre qui comprend une gamme de politiques qu’un politicien peut proposer sans être considéré comme trop extrême, pour gagner ou conserver une fonction publique. D’après Wikipédia. ↑