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Peuple et représentation, Autour de quelques enjeux actuels des démocraties contemporaines

Entrevue avec Razmig Keucheyan

Sociologue et maître de conférence à l’Université Paris-Sorbonne, Razmig Keucheyan travaille au sein du Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (GEMASS). Membre des comités de rédaction des revues Contretemps et Actuel Marx, il a largement contribué depuis quelques années à la réactualisation de la pensée marxiste en éditant notamment des œuvres d’Antonio Gramsci et de Nicos Poulantzas. Il publie régulièrement des articles dans Le Monde diplomatique et dans The Gardian sur la gauche radicale, les mouvements sociaux et l’écologie. Il est également l’auteur d’Hémisphère gauche : une cartographie des nouvelles pensées critiques[2] et de La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique[3].

SC – Partagez-vous le diagnostic selon lequel les démocraties de type libéral traverseraient une crise de la représentation ?

RK – Cette question de la crise de la représentation est pratiquement consubstantielle à la démocratie; elle la suit comme son ombre d’une certaine manière. Il me semble que ce à quoi on assiste actuellement, c’est à la fin d’une alliance entre le capitalisme et la démocratie. Dans une phrase fameuse, Lénine dit que « la démocratie est la meilleure enveloppe pour le capitalisme ». Ce qu’il veut dire par là, c’est que la démocratie représentative telle qu’on l’a connue a pour condition de possibilité une certaine organisation matérielle de la société qui produit en gros de la croissance, et qui fait que la démocratie peut aller main dans la main, sous certaines conditions bien entendu, avec le capitalisme. Or, ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est précisément à la disjonction de ces deux phénomènes. Pendant une partie significative du XXe siècle, dont notamment la période dite des trente glorieuses qui suit la Seconde Guerre mondiale, des taux de croissance relativement importants sont allés de pair avec une relative stabilité des institutions démocratiques du fait que les taux de croissance permettaient un partage de la valeur ajoutée relativement important qui a permis de réduire, de manière non négligeable, les inégalités; cela a aussi permis aux sociétés concernées de pouvoir rencontrer une forme de cohésion importante compte tenu des prévisions qui avaient été faites par le marxisme classique. La fin des trente glorieuses sonne le glas de cette phase de croissance. Au milieu des années 1970, la chute des taux de croissance révèle, sur le plan économique et social, le faible dynamisme du capitalisme qui ne parvient manifestement plus à produire comme avant des richesses matérielles et du bien-être (je laisse ici de côté toute la question des dévastations écologiques que tout cela engendrait). Par conséquent, les trajectoires du capitalisme et de la démocratie vont évoluer en se dissociant et non plus en convergeant l’une vers l’autre. Je crois que c’est la situation dans laquelle on se retrouve aujourd’hui. Le capitalisme ne produit plus de taux de croissance significatifs, tout au moins dans les anciens pays développés, où les inégalités ne cessent de s’accroître et où, par conséquent, les possibilités matérielles de la démocratie sont en quelque sorte en suspens, voire freinées par la situation actuelle du capitalisme. Donc l’une des manières de concevoir cette crise de la représentation, c’est de partir de cette disjonction de ce qui avait été historiquement convergent.

SC – Comme vous l’évoquez en effet, l’idée que l’on vit une crise de la représentation semble plus présente que jamais comme si le processus de déclin annoncé s’était irréversiblement exacerbé avec le triomphe du néolibéralisme. Nombreux ont été les auteur-e-s qui ont souligné la tension immanente au projet moderne entre son volet politique et son volet économique, le second, dans sa logique autoréférentielle, en étant venu à avaler le premier. Reprenant les thèses de Marcuse, un sociologue québécois, Michel Freitag, va encore plus loin en formulant l’hypothèse selon laquelle la déliquescence du politique sonnerait le glas de la démocratie et l’émergence d’un type nouveau de totalitarisme.

RK – Je répondrais à cette question difficile en me référant à Nicos Poulantzas qui s’inscrit dans une tradition différente de celle de Michel Freitag, mais avec un certain nombre de points de convergence. Inspiré lui-même par Gramsci, Poulantzas développe le concept d’étatisme autoritaire. Selon lui, à mesure que cette crise que je décrivais progresse, donc à partir du milieu des années 1970, les appareils de l’État qui sont les moins démocratiques, la police et tout ce qui échappe au mouvement de l’opinion publique, mais aussi la démocratie représentative, tous les secteurs les moins démocratiques de l’appareil d’État tendent à se renforcer. En parallèle, à mesure que la crise s’approfondit, les appareils les plus représentatifs de l’État et notamment les parlements ont tendance à reculer. Tout ceci conduit à cette forme particulière que Poulantzas appelle l’étatisme autoritaire. Ce n’est pas la fin de la démocratie et ce n’est pas le totalitarisme au sens où ce dernier terme a pu être appliqué à l’Allemagne nazie ou à l’Union soviétique. Ce troisième type de régime est reconnaissable en ce qu’il applique un certain nombre de caractéristiques historiques de la démocratie qui sont donc maintenues. Il y a toujours des élections, un parlement, une presse libre et une société civile relativement dynamique, mais la part répressive de l’appareil d’État tend à prendre une importance de plus en plus grande. Ceci trouve son origine dans ce que la crise économique produit. En France, les attentats qualifiés de terroristes et, dans un autre registre, le creusement des inégalités, créent une sorte de violence endémique dans le corps social qui conduit les appareils répressifs de l’État à réprimer davantage. C’est cette part autoritaire de l’État qui s’impose pour ainsi dire contre les éléments constitutifs de l’appareil d’État qui participaient à l’origine à rendre celui-ci plus démocratique. La notion de totalitarisme est à mes yeux problématique parce qu’elle renvoie à la réalité de la guerre froide. Je ne suis pas sûr qu’il y a aujourd’hui des illustrations fécondes de ce concept.

SC – Vous semblez dire que le terrorisme sert une fois de plus de caution à des mesures d’exception, la police tout comme les politiciens sachant instrumentaliser la menace pour des fins qui ne servent nullement la démocratie. Les dérives autoritaires de nombreux États occidentaux n’annoncent-elles pas le parachèvement d’une biopolitique, je paraphrase Foucault, destinée à réguler des populations pour lesquelles l’impératif de sécurité « légitimise » à l’avance l’usage extensif de techniques de surveillance sans cesse plus sophistiquées ?

RK – Il faut penser les deux aspects de la question à la fois. Il est clair qu’un certain discours sur le terrorisme favorise aujourd’hui la montée en puissance du « tout sécuritaire », lequel sert à la fois à réprimer les terroristes, mais aussi les syndicalistes et de multiples formes de mobilisations populaires radicales. Cela dit, le terrorisme est un phénomène qui existe bel et bien et il ne s’agit pas de le nier. Il faut toutefois produire une généalogie de ce terrorisme, c’est-à-dire examiner les causes et les motifs qui poussent des individus, en l’occurrence des jeunes, à se livrer à ce type d’agissements. Dès lors qu’on se pose ces questions, on est forcément amenés à interroger les inégalités croissantes dans le contexte du capitalisme, les logiques raciales, xénophobes qui constituent un terreau fertile pour cette forme particulière de radicalisation de populations d’immigration récente ou même postcoloniale. Donc, il y a évidemment une instrumentalisation du terrorisme par les appareils répressifs de l’État et un retournement de ces mêmes forces répressives contre les mouvements sociaux et progressistes.

Mais d’un point de vue plus général, il faut rappeler que la démocratie est le produit de luttes sociales. Les démocraties actuelles doivent beaucoup aux luttes historiques pour l’élargissement des droits sociaux, des droits syndicaux, de la liberté de conscience, de la liberté de la presse. La démocratie est un système hybride dans la mesure où il peut être instrumentalisé à des fins très contestables et être à la fois le résultat de la mobilisation d’acteurs sociaux qui se sont battus pour la faire advenir justement.

SC – Dans un ouvrage paru récemment, La démocratie sans « démos »[4], Catherine Colliot-Thélène prétend qu’il faut se libérer de « l’illusion historique » d’un peuple à l’identité définie et stable et que l’idée d’un « démos » unitaire est finalement une utopie stérile. Thélène semble dire que la démocratie n’est pas le pouvoir du peuple et que l’autogouvernement relève davantage du mythe que de la réalité. Il ne peut s’agir, dit-elle, d’un régime où le peuple « en personne » gouvernerait, mais d’une forme d’aménagement de l’asymétrie (ontologique) entre gouvernants et gouverné-e-s. À ses yeux, la démocratie n’échapperait ni au pouvoir ni à la domination, le peuple se voyant condamné à déléguer son pouvoir.

RK – Il y a eu des expériences à travers les âges qui se sont revendiquées de la démocratie représentative et qui furent souvent conçues comme une forme de gouvernement des élites. Dans Principes du gouvernement représentatif[5], Bernard Manin montre, en faisant une généalogie des démocraties représentatives, qu’à l’origine, dans le siècle de la Révolution française, la démocratie était associée soit au gouvernement des riches, soit encore à celui d’une élite intellectuelle. Ainsi, la part de démocratie contenue dans ce type de régime a toujours été assez relative. Pour ma part, je reste attaché à la tradition marxiste qui, de Gramsci à Poulantzas, estime que l’idée qu’on puisse entièrement renoncer à toute forme de représentation s’avère en effet chimérique. Tout processus politique suppose, d’une manière ou d’une autre, des formes de représentation. Ces formes de représentation doivent cependant être toujours placées sous le contrôle de formes de démocratie radicale, de formes de mobilisations à la base. C’est dans cette dialectique entre la démocratie représentative et la démocratie directe que réside la possibilité de l’émancipation collective. La question n’est pas tant de savoir s’il est possible d’échapper à des formes de représentation, mais de savoir quel est le degré de la représentation et de connaître la nature de ce qui relie le Parlement, par exemple, et les formes de démocratie à la base. La vraie question est donc de savoir comment la société civile peut exercer un contrôle permanent des acteurs qui interviennent à titre de représentants et représentantes au sein des institutions démocratiques.

SC – Ce que vous décrivez implique donc, ici et maintenant, la nécessité de créer de nouvelles formes de participation, ce que d’aucuns appellent des contre-pouvoirs. Quels sont les nouveaux espaces de délibération ? Est-ce que ceux-ci constituent des contre-pouvoirs ? La notion même de contre-pouvoir n’est-elle pas une illusion ?

RK – Chaque époque génère ses formes de contre-pouvoir compte tenu des types de sociabilité qui ont cours dans la société et aussi du développement technologique. Il est clair que Facebook, Twitter, Internet induisent des possibilités nouvelles qui n’étaient pas présentes il y a 20 ou 30 ans. Compte tenu de ces paramètres, des formes de mobilisation à la base peuvent soumettre les instances du pouvoir représentatif à une critique permanente. Je n’imagine pas que dans des sociétés complexes comme les nôtres, on puisse complètement se passer de parlement. Cela dit, il est clair que les formes de représentation politique actuelles sont corrompues et ne paraissent pas adéquates aux formes de sociabilité politique qui émergent. Il ne s’agit pas de défendre de manière abstraite et utopique les parlements, mais de repenser la dialectique que j’invoquais de sorte qu’il soit possible d’en dessiner une forme plus concrète sans nier la complexité dans laquelle nous baignons. Les gens doivent s’organiser, mais pas uniquement sur la place Tahrir, la Puerta del Sol ou la place de la République. La tradition à laquelle je m’identifie valorise l’organisation sur les lieux de travail. Depuis quelques années, on assiste en effet à de grands rassemblements dans des lieux publics en tant que citoyens et citoyennes. C’est bien, mais il y a une autre forme d’organisation à la base qui a été historiquement structurante, c’est la mobilisation sur les lieux de travail non pas en tant que citoyens, mais en tant que travailleurs et travailleuses. Or avec la crise du salariat, cette forme de mobilisation a connu un tassement, ce qui oblige à réinventer le syndicalisme, et par là même des formes d’action politique et syndicale sur les lieux de travail qui vont générer à leur tour leurs propres formes de représentation.

SC – Que reste-t-il du concept de peuple en ces temps où de nouvelles entités (individu délié, multitude, tribus, communautés culturelles, société civile, citoyens contribuables) semblent se substituer à lui, apparaissant « introuvable », comme l’avance Pierre Rosanvallon ? 

RK – On peut citer aussi Négri, Mouffe, Laclau dont les réflexions témoignent de l’acuité de cette délicate question. Personnellement, je crois qu’il ne faut pas trancher ce débat trop tôt. Avec la crise du communisme réellement existant, celle plus largement des gauches en Occident, certaines problématiques se sont refermées alors que d’autres se sont ouvertes. Vouloir définir de manière abstraite cette notion de peuple me paraît d’emblée prématurée, notamment parce que les expériences collectives ne sont pas encore arrivées à terme. Il faut adosser la pensée à des expériences collectives où l’on résout, ne serait-ce que provisoirement, les problèmes auxquels on est confrontés. Il faut regarder les expériences progressistes qui ont lieu. Les gouvernements bolivariens en Amérique latine, les révolutions arabes, le mouvement Occupy, le printemps érable au Québec, Nuit debout en France, toutes ces expériences nous incitent à la prudence tant du point de vue théorique que du point de vue de la réorganisation stratégique. La redéfinition de la notion de peuple impose un travail à effectuer sur les différentes dimensions de la domination. En France, la notion de peuple, issue essentiellement de la tradition égalitariste et républicaine, a été remise en question par l’immigration postcoloniale d’abord, puis par les mouvements récents de migration internationale. Cette notion de peuple souvent utilisée par les ténors de la gauche ne recouvre plus tout à fait le peuple réellement existant. Toute une critique « décoloniale » de cette notion est tout à fait indispensable pour faire correspondre ce nouveau concept de peuple en construction à la réalité des peuples.

SC – Le courant postmoderniste avançait, au tournant des années 1980, que la crise des grands métarécits cristallisait – pour ainsi dire – le déclin des passions politiques et la mort des idéologies, ce qui expliquerait, conséquemment, la perte de la capacité mobilisatrice du politique et le sentiment diffus d’impuissance collective. Qu’en est-il au juste ?

RK – Je ne partage pas du tout cette thèse et mon expérience de militant m’en convainc. L’engagement politique nous permet de croire qu’on peut transformer le monde. Ce qui est clair, c’est que la gauche ne sort pas indemne du XXe siècle et qu’une série de grands récits et de grandes valeurs qui ont été les siennes doivent être remis sur le métier et retravaillés pour être rendus à nouveau convaincants auprès des centaines, voire des millions, de gens qui vivent l’oppression au quotidien. Certes, les thèses postmodernistes captent sans doute quelque chose de l’air du temps qu’il faut prendre au sérieux. Toutefois, pour en revenir à Nuit debout, on voit bien la difficulté à définir des objectifs stratégiques même de court terme qui permettraient par exemple de faire la jonction avec les syndicats ou les quartiers populaires d’immigration récente. Ainsi, bien que ce soit un mouvement fantastique, les débouchés politiques au sens le plus large du terme sont extrêmement difficiles à trouver du fait même de l’hétérogénéité radicale de ce mouvement et des sensibilités politiques très différentes qui s’y expriment. Faire converger tout ce monde, toutes ces opinions sur un projet précis est un enjeu de taille qui traduit en somme l’héritage du XXe siècle et le fait que les cadres stratégiques que nous avions sont aujourd’hui largement en crise.

SC – Parallèlement à ces mouvements, on assiste en Europe et aux États-Unis à la montée du populisme.

RK – Il y a une manière négative d’utiliser le terme de populisme qui renverrait selon cette première définition à un discours manichéen qui fonctionne selon une logique binaire qui opposerait les élu-e-s au peuple ou les membres du système au peuple dont on flatte les plus bas instincts et que l’on monte contre des élites par ailleurs systématiquement corrompues. Il y a un tout autre sens qui est soulevé par des gens comme Ernesto Laclau ou Chantal Mouffe selon lesquels le populisme consiste à mettre en équivalence des logiques hétérogènes et, de là, à créer des articulations, des ponts entre ces différentes revendications, progressivement réunies parce qu’elles se donnent un ennemi commun. Le populisme serait essentiellement une manière de construire un antagonisme qui opposerait le peuple à un adversaire clairement identifié. Ainsi une politique émancipatrice serait par définition foncièrement populiste. Pour ces auteur-e-s, un ingrédient nécessaire du populisme serait l’incarnation de cette chaine d’équivalences dans un leader. On le sent bien chez Laclau lorsqu’il réfère au péronisme de gauche, la figure de Perón ayant, à une époque, fait office d’incarnation charismatique des revendications populaires. Je récuse pour ma part cette idée selon laquelle il faudrait toujours se référer à un leader charismatique. Certes, la politique moderne ne va jamais sans certaines formes de représentation, mais celle-ci ne va pas s’incarner nécessairement dans un leader. Vouloir enfermer un mouvement dans un tête-à-tête avec un leader charismatique me paraît tout à fait erroné comme manière de voir les choses.

SC – Dans un des chapitres de votre ouvrage consacré à la gauche, vous présentez la réflexion de Bénédict Anderson selon qui la nation serait indépassable. Ici, au Québec, certains intellectuels taxés – à tort ou à raison – de « conservateurs » laissent entendre que la démocratie ne serait pas soluble dans une « société des identités ». On sait qu’en France, la critique du communautarisme qui serait, selon certains, « intrinsèque » à la culture notamment des populations issues du Maghreb et du Proche-Orient constitue l’argumentaire principal de l’extrême droite. Le débat sur la laïcité et le multiculturalisme a un effet polarisant au sein des « opinions publiques » y compris au sein de la gauche, ce qui trahit, force est de le constater, un malaise. Au-delà de la polémique et de la mauvaise foi, quel défi se pose aux démocrates sincères – à gauche – à l’heure où, manifestement, la construction d’un monde commun semble bien difficile ?

RK – Avec les phénomènes migratoires, la nation doit être repensée dans des termes radicalement différents. Il y a aujourd’hui en France un usage de la laïcité qui est totalement excluant, notamment vis-à-vis des immigré-e-s récents dont plus spécifiquement les populations musulmanes, lesquelles occupent le plus souvent la scène médiatique. La question du voile par exemple continue à être problématique, y compris au sein de la gauche. Or la nation doit être repensée de manière décolonisée, ce qui suppose, d’une part, de revoir notre rapport à la colonisation à la lumière de la question ethnoraciale depuis ses origines. D’autre part, cela suppose que l’on repense, du fait de la présence de ces populations au sein même des anciennes métropoles, des formes nouvelles de nationalité qui ne sont pas, de toute évidence, les mêmes qu’autrefois. Le point faible de la théorie de Bénédict Anderson, c’est, à mon avis, qu’il ne consacre pas assez d’attention à cette question coloniale et aux rapports qui en ont suivi entre les métropoles et leurs anciennes colonies. D’un point de vue plus général, la question du racisme me paraît assez cruciale. À titre d’exemple, contrairement à la Grande-Bretagne, il n’existe pas en France de mouvement véritablement antiraciste qui permettrait de construire des passerelles entre différents secteurs de la population, c’est pourtant là une des tâches urgentes de la gauche.

SC – Après l’expérience de SYRIZA en Grèce, celle de Podemos en Espagne ou celle de Québec solidaire chez nous, quel bilan doit-on faire de l’expérience électorale et d’une stratégie largement critiquée par les militantes et les militants déçus et autres libertaires ?

RK – Mon impression de ce qui s’est passé en Grèce est que ce n’est pas tant la logique électorale qui a été le problème, mais plutôt le rapport à l’Europe et à une certaine conception de l’Europe et de ce que celle-ci supposait aux yeux des dirigeants de SYRIZA pour le peuple grec. La direction de SYRIZA est arrivée au pouvoir avec l’idée de s’accrocher, coûte que coûte, à l’appartenance à l’Union européenne et plus spécifiquement à la zone euro. C’est, me semble-t-il, la cause des problèmes qui en ont suivi. Dès lors qu’on refuse de sortir de la monnaie unique, ou, en tout cas, de poser cette hypothèse comme hypothèse stratégique contre d’autres possibles et qu’elle devient la plateforme unique dans les négociations, cela suppose qu’on accepte le dictat de la Banque centrale européenne et les plans d’austérité qui sont échafaudés au Fonds monétaire international ou ailleurs. La défaite de SYRIZA un an après son arrivée au pouvoir ne s’explique donc pas par le fait que SYRIZA a décidé de jouer le jeu de la démocratie et encore moins du référendum. La défaite vient du fait que SYRIZA avait posé comme postulat que l’appartenance de la Grèce à l’euro ne serait jamais remise en question et que par conséquent tout serait accepté au nom de ce principe de base. Le référendum qui a été remporté haut la main par Alexis Tsipras fut justement l’expression d’un désir de résistance et de dignité du peuple grec par rapport à une forme d’impérialisme interne à l’Union européenne. Je ne vois donc pas la défaite de SYRIZA comme une remise en cause de la stratégie électorale menée par SYRIZA qui est arrivé au pouvoir dans d’excellentes conditions avec une écrasante majorité. On peut donc croire qu’une autre politique aurait très bien pu être mise en œuvre. Elle ne l’a pas été parce qu’on a estimé que la question de l’euro est une question intouchable.

Pour ce qui concerne l’Espagne, ce n’est pas encore joué. Mais là encore, le problème n’est pas en soi la participation aux élections. Le problème est qu’une fois qu’on a décidé cela, il faut encore continuer à entretenir un lien dialectique avec les mouvements à la base. Podemos doit entretenir cette flamme avec la société civile et il faut qu’il puisse maintenir un lien avec les mouvements dont il est issu, dont notamment celui des indignés. Je ne présume pas d’emblée qu’il y a un problème de limitation inhérent à la démocratie représentative, mais une difficulté et un défi qui découlent d’options théoriques à mon avis erronées, à tout le moins dans le cas de la Grèce.

SC – Pour la mouvance anarchiste et libertaire pourtant, les élections demeurent un piège qui conduit tout doucement à diluer les aspirations populaires en raison même des contraintes institutionnelles qui pèsent de tout leur poids.

RK – C’est peut-être vrai, mais je ne trouve pas que la situation en Grèce ait validé ce constat. Les élections comme le référendum, gagné à plus de 60 %, démontrent qu’il est tout à fait possible qu’un peuple puisse s’exprimer dans toute sa diversité, avec naturellement les limites inhérentes à ce genre d’exercice, en faveur de davantage de radicalité face à l’impérialisme européen. Si ces vœux ont ensuite été trahis par le revirement de Tsipras, cela n’invalide pas l’idée qu’il y aurait quelque chose d’intrinsèquement corrompu dans la procédure électorale. Au-delà des querelles entre les divers courants, je persiste à croire que le plus important est de nourrir le lien entre la représentation et les mouvements à la base. Bien que j’appartienne à une certaine tradition marxiste, cela ne m’empêche pas d’avoir une grande admiration pour la tradition anarchiste.

SC – Comment penser la démocratie, quelle que soit la formule idéalisée (radicale, insurgeante, participative, directe, citoyenne, de quartier, etc.) après le lamentable échec du socialisme réellement existant et des « démocraties populaires » ? Y a-t-il un au-delà de la démocratie représentative ?

RK – Selon moi, il faudrait poser la question de la démocratie dans le contexte actuel à partir de l’enjeu écologique. Je reviens dans un de mes ouvrages[6] sur la question environnementale qui nous force à penser non seulement l’évolution du système productif et économique, mais plus largement le politique. La transition écologique, au sens large, dans laquelle vont devoir s’engager nos sociétés est une entreprise qui va supposer la participation de chacun. Sans la prise en considération des savoirs et des savoir-faire de tout un chacun, cette transition écologique n’a aucune chance de parvenir à ses objectifs. La raison pour laquelle l’écologie est hautement politique, c’est qu’elle pose à nouveaux frais la problématique de la démocratie. Il y a quelque chose de fondamental qui se joue autour de la dialectique entre la démocratie et la transition écologique qui permet d’adosser le devenir de la démocratie à un projet concret, mais il est surtout urgent de trouver une issue à la menace qui pèse sur la survie de l’humanité.

SC – Le fait de parler de transition signifie-t-il que vous ne seriez pas révolutionnaire, l’idée de transition pouvant laisser croire à un changement généré par des réformes, loin d’une rupture à laquelle le discours révolutionnaire nous avait habitués ?

RK – Au contraire, tout cela va supposer des ruptures. Sortir des énergies fossiles vient heurter de plein fouet les intérêts privés organisés à l’échelle mondiale (multinationales, hedge funds) qui spéculent autour de l’exploitation de ces sources d’énergie. Si on décide de sortir de ce modèle productif basé sur les énergies fossiles, ce qui est beaucoup plus sérieux que ce que l’on a discuté à COP21, il va falloir affronter des intérêts qui sont très solidement constitués. Ça, c’est ce que j’appelle une révolution ! Ça suppose des affrontements pas forcément violents, pas forcément armés, avec des intérêts constitués puissants qui ne vont pas se laisser facilement déposséder. La révolution n’est pas un but en soi. Encore une fois, la révolution, cela consiste à dire que si l’on veut sortir d’une situation figée autour de laquelle sont consolidés les intérêts du 1 % par exemple, cela ne va pas se faire dans le pacifisme le plus total car tout cela implique des rapports de force, une accélération des mobilisations sociales, et sans doute des blocages. Quoi qu’il en soit, au sortir du XXe siècle, le mot révolution ne peut plus vouloir dire le grand soir. On est tous d’accord pour dire qu’il n’y aura pas un moment où quelque chose surviendra et qui nous fera entrer définitivement dans une espèce d’avenir radieux, ne serait-ce que parce que même si le grand soir arrivait, il y aurait des phénomènes de réversibilité qui peuvent nous ramener à une situation antérieure. En somme, on est sorti d’une conception de la révolution qui était celle d’un avenir radieux, mais cela ne suppose pas l’impossibilité de phénomènes d’accélération et des affrontements avec les milieux constitués qui ont intérêt à ce que rien ne change.

  1. Stéphane Chalifour est professeur de sociologie au Collège Lionel-Groulx.

  2. Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Montréal, Lux, 2010.
  3. Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Paris, Zones, 2014.
  4. Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans « démos », Paris, PUF, 2011.
  5. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.
  6. Keucheyan, La nature est un champ de bataille, op. cit.

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