Diane Lamoureux
Professeure associée au département de science politique de l’Université Laval
Rosa Luxemburg a été assassinée il y a un siècle. Pourtant, à certains égards, sa pensée demeure profondément actuelle pour qui aspire à un monde de justice sociale, de liberté et d’internationalisme. Évidemment, elle ne nous fournit aucune formule « clé en main », mais elle esquisse des chemins de pensée et d’action que nous pouvons emprunter de manière créative1. Je m’attarderai sur quatre éléments : la nécessité de la révolution; les formes de la politisation; la nature de l’impérialisme; le lien entre liberté et égalité.
La révolution : une idée dépassée ?
Si l’on entend par révolution un moment historiquement datable de prise de pouvoir par une organisation révolutionnaire, la réponse à la question risque d’être affirmative. Si on la conçoit comme un processus de rupture avec l’ordre social capitaliste, besoin est d’être plus nuancée. D’autant plus que l’idée du socialisme comme antidote à la barbarie mérite d’être examinée après plus d’un siècle de barbarie (guerres, génocides, famines provoquées, misère, racisme, répression, catastrophes écologiques), même si je ne mettrais pas nécessairement tout à fait le même contenu que Luxemburg sous le vocable socialisme. Ses polémiques contre diverses variantes du réformisme de son temps2 valent le détour et peuvent nous inspirer dans notre travail politique actuel.
Avec sa polémique contre Bernstein, un dirigeant du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) qui voulait que le parti renonce à la révolution au profit d’une conquête graduelle du pouvoir par la voie électorale, Rosa Luxemburg se fait reconnaître comme une voix majeure du courant révolutionnaire autant en Allemagne que dans la IIe Internationale. Son argumentation se développe selon quatre axes. D’abord, elle réfute l’idée que le capitalisme serait parvenu à surmonter ses crises, qu’il ferait preuve d’une capacité d’adaptation et que, par conséquent, son effondrement n’est plus inévitable. Ensuite, elle s’en prend à la possibilité du passage au socialisme par une accumulation graduelle de réformes sociales. Enfin, elle récuse l’idée que la démocratie bourgeoise permet de changer la nature de l’État. Ceci lui permet, dans un quatrième temps, de souligner le caractère idéaliste de la position de Bernstein.
Tout en reconnaissant que le capitalisme, à l’ère impérialiste, revêt des traits passablement différents de ceux analysés par Marx dans Le Capital, elle n’en conclut pas pour autant qu’il ait surmonté toutes ses contradictions, de même qu’elle ne lie pas la nécessité du socialisme à l’écroulement du capitalisme sous l’effet de ses contradictions internes. En définissant l’alternative comme socialisme ou barbarie, Luxemburg nous montre que les capacités d’ «adaptation » du capitalisme sont susceptibles de nous entraîner dans une barbarie croissante, ce que l’histoire depuis le début du XXe siècle a amplement confirmé. Alors que pour Bernstein, ces développements du capitalisme sont à mettre au compte de son adaptabilité, pour Luxemburg, ils modifient les conditions concrètes de la lutte prolétarienne – il faut donc en prendre acte et en tenir compte – mais pas le sens de l’action émancipatrice du prolétariat.
Le deuxième angle d’attaque choisi par Luxemburg concerne la possibilité d’un passage au socialisme par une accumulation graduelle de réformes. Elle commence d’abord par examiner les effets de l’action syndicale. Au mieux, selon Luxemburg, cette dernière peut limiter l’exploitation ouvrière en vendant la force de travail à son « juste prix » par le biais de l’augmentation des salaires, de la réduction du temps de travail et de la bonification des conditions de travail. Par ailleurs, elle se garde bien de voir dans les lois sociales de l’État bismarckien l’antichambre du socialisme puisque, si elles améliorent les conditions de vie de la classe ouvrière, elles ne modifient en rien le rapport salarial. Cela rejoint les arguments qu’elle avait déjà développés contre l’entrée de Millerand, élu socialiste, dans le gouvernement français en 1899. Elle précisait à ce moment que : « La réforme sociale dans l’État bourgeois […] est nécessairement une demi-mesure, un replâtrage3 ». De plus, sans remettre en cause la participation des socialistes à l’arène électorale et aux travaux parlementaires, elle n’en fait pas la voie privilégiée de la transformation sociale. « Ce qui distingue la politique socialiste de la politique bourgeoise, c’est que, en tant qu’adversaires de l’ordre existant, les socialistes sont obligés, par leurs principes, de se tenir sur le terrain de l’opposition au Parlement bourgeois » et elle insiste sur la « critique systématique de la politique gouvernementale4 ». Ceci lui permet de passer à son troisième argument, à savoir la nature de classe de l’État dans la société bourgeoise. Loin de voir dans les transformations de l’État, comme le fait Bernstein, le passage d’un État de classe à un État de la société tout entière, Rosa Luxemburg souligne que le développement du militarisme renforce le caractère bourgeois de l’État car, dans la nouvelle conjoncture, le militarisme assigne de nouvelles fonctions à l’État : défendre les intérêts du capitalisme national contre les intérêts des autres capitalismes nationaux; rendre possibles de nouvelles opportunités économiques par le développement du complexe militaro-industriel; intégrer la classe ouvrière à l’État par le biais du nationalisme. Il en résulte non pas une démocratisation de l’État bourgeois et sa transformation en État populaire, mais plutôt le sacrifice des formes démocratiques elles-mêmes par la bourgeoisie.
C’est ce qui la conduit à qualifier la position de Bernstein de position idéaliste à trois égards : le décalage entre développement du capitalisme et transformations sociales; la focalisation sur la violence dans le processus révolutionnaire; la transformation de la lutte des classes en lutte entre les riches et les pauvres. D’abord, Bernstein confond aspiration à la justice et défense corporatiste des intérêts ouvriers dans le capitalisme. Ensuite, il ne considère pas la révolution comme un processus alors que, pour Luxemburg, réforme et révolution ne s’opposent pas par leur durée, mais par leur contenu, la transformation de « simples modifications quantitatives en une qualité nouvelle5 ». Dans ce sens, il est farfelu de réduire la révolution à l’acte de la prise du pouvoir et à la violence qui l’accompagne dans la plupart des cas. Et elle précise son idée de la révolution comme processus en soulignant que « le passage de la société capitaliste à la société socialiste ne peut se produire d’un bond, par un coup de main heureux du prolétariat6 ». Au contraire, puisque la révolution relève du domaine de l’action et non de la fabrication, Luxemburg précise que la révolution socialiste consiste en « une lutte longue et opiniâtre au cours de laquelle, selon toute probabilité, le prolétariat aura le dessous plus d’une fois7 ». Finalement, le résultat net du révisionnisme de Bernstein, c’est l’abandon de la lutte des classes au profit d’une nouvelle répartition de la richesse. La lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie se transforme en lutte entre les pauvres et les riches, laissant intact le rapport salarial comme rapport d’oppression et d’exploitation. À la lutte des classes se substituent ainsi les luttes de classement.
Malheureusement, l’expérience de la participation des partis de gauche (socialistes et communistes) au gouvernement nous a bien montré que la voie des réformes et de l’investissement de l’État bourgeois pour le travestir aboutit plutôt au travestissement du socialisme. Dans le meilleur des cas, le socialisme de gouvernement a permis une amélioration des conditions matérielles de la classe ouvrière sans éliminer le rapport d’exploitation que constitue le capitalisme. Dans le pire des cas, comme dans les politiques social-libérales de la fin du XXe siècle, cela a contribué à émousser la combattivité ouvrière et à permettre au capitalisme de survivre. Par ailleurs, l’expérience de Syriza en Grèce a bien montré les limites de la résistance dans un seul pays puisque le gouvernement Tsipras a dû se résigner à avaler les couleuvres du capitalisme mondialisé.
Comme le souligne Baschet, il « s’agit de dépasser l’opposition entre un devenir révolutionnaire déjà là et une révolution, politique ou sociale, renvoyée à plus tard […] Il ne peut y avoir de temporalité révolutionnaire que multiple, entrelaçant l’immédiateté de ce qui se construit au présent, l’imminence de ce qui se prépare et l’espérance de ce qui n’est pas encore8 ». Ce qui veut dire que la révolution qui s’avère nécessaire passe à la fois par la construction d’alternatives dans tous les domaines (les zones libérées zapatistes, l’échange libre de service, les zones à défendre, le Bâtiment 7, etc.), la décolonisation de nos mondes vécus, de nouvelles façons de construire notre rapport à la nature. Mais on ne peut faire totalement l’économie de la rupture avec le productivisme existant ni penser que la généralisation des espaces libérés suffira à faire advenir un autre mode d’organisation des sociétés. En même temps, et contre Luxemburg et Marx, il faut bien envisager qu’aucun des modes de production et de domination du passé n’a été renversé par la classe exploitée. Il importe donc de construire des alliances sans conférer d’emblée un rôle central à quelque acteur social que ce soit.
Se politiser ou se faire organiser ?
Les mobilisations qui nous sont contemporaines donnent une nouvelle vie aux idées de Luxemburg sur la politisation. En effet, pour elle, le sens de l’agitation politique socialiste est de faire prendre conscience à la population des injustices inhérentes à l’organisation capitaliste de la société, de montrer que ces injustices sont liées les unes aux autres et relèvent d’un système social – le capitalisme ou, dans sa forme actuelle, le néolibéralisme – et, finalement, d’ouvrir des possibilités de lutte pour combattre ces injustices.
Si l’on regarde les mobilisations sociales porteuses d’un projet de rupture avec l’ordre social existant, on peut en dégager certains traits qui sont en résonnance avec les idées développées par Rosa Luxemburg face aux mouvements révolutionnaires de son temps. Ce sont des mouvements horizontaux – par opposition à la verticalité du pouvoir et des tours de la finance mondiale – qui misent sur le lien de concitoyenneté pour tenter de saper les structures de domination. Ce sont également des mouvements qui semblent surgir de nulle part, profitant des médias sociaux pour favoriser des rassemblements sur des places publiques qui s’en trouvent de ce fait repolitisées en devenant des lieux de mobilisation et d’échange politiques. Ce sont aussi des mouvements qui présupposent une forme complexe d’articulation du « je » et du « nous »; le mouvement ne fait pas corps, repose en grande partie sur les initiatives individuelles et fait appel à la créativité de ceux et celles qui les animent, ce qui a pour conséquence une responsabilité à la fois individuelle et partagée pour l’action décidée en commun. Ce sont, en outre, des mouvements qui ont mis la délibération au cœur du processus politique et du processus de politisation des personnes qui y ont participé; cette délibération permet de penser et d’agir à plusieurs.
Cela n’est pas sans faire écho à l’évaluation que fait Luxemburg de la forme « conseil » qui s’est développée au moment de la révolution russe de 1905 et qui a prévalu dans les mouvements révolutionnaires européens de la fin de la Première Guerre mondiale. Car le conseil est justement la traduction de la mise en action de la classe comme telle indépendamment de son inscription sociologique concrète. De la même façon que la mobilisation politique transfigure le prolétariat, le faisant passer du statut d’individus opprimés à celui d’acteurs politiques, le conseil cristallise cette transformation et peut servir à mener autant les luttes contre l’exploitation que celles contre l’oppression. Plus encore il est le lieu de l’action et de la parole échangée, à l’opposé d’une compréhension de la révolution qui insiste sur la violence. Cela n’exclut bien sûr aucune forme d’action, y compris les actions qui peuvent sembler violentes. À cet égard la forme « conseil », un regroupement de l’ensemble des travailleurs et travailleuses sur la base de l’action en commun est particulièrement adaptée à un mouvement de totalisation de l’action politique et sociale.
Ceci conduit Luxemburg à se poser la question de la formation de la conscience de classe plutôt que celle de l’efficacité de l’organisation révolutionnaire. Comme elle le souligne : « En Russie, il incombe à la social-démocratie de prendre consciemment la direction du processus historique et de guider le prolétariat, une classe combative consciente de ses objectifs, hors de son atomisation politique, qui constitue le fondement du régime absolutiste, directement vers la plus haute forme d’organisation9 ». Et la raison essentielle pour laquelle elle rejette la théorie léniniste de l’organisation, c’est que « selon celle-ci, le comité central apparaît comme le noyau central du parti face auquel toutes les autres organisations n’ont qu’une fonction d’exécutants », ce qui entraine « la subordination absolue et aveugle des divers organes du parti à leur autorité centrale et une circulation du pouvoir de celle-ci vers les secteurs les plus périphériques de l’organisation du parti10 ». Bref, que la conception léniniste correspond à une vision du politique qui se situe dans l’ordre de la fabrication plutôt que dans celui de l’action et dans laquelle les militantes et militants sont réduits à un rôle d’exécutantes et exécutants d’une volonté qui leur est extérieure.
La leçon centrale qu’elle retiendra des mouvements révolutionnaires auxquels elle sera mêlée, c’est le caractère politisant de l’action révolutionnaire elle-même. Si la révolution demande une classe ouvrière consciente, cette conscientisation ne relève pas d’un enseignement abstrait, et le prolétariat « ne peut apprendre tout cela dans les brochures ou dans les tracts, mais cette éducation, il l’acquerra à l’école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche ». Et Luxemburg ajoute un peu plus loin que « le résultat le plus précieux, parce que le plus permanent dans ce flux et reflux brusque de la révolution, est d’ordre spirituel : la croissance par bond du prolétariat sur le plan intellectuel et culturel donne une garantie absolue de son irrésistible progrès futur dans la lutte économique aussi bien que politique11 ». C’est cette nécessité de laisser s’accomplir la dynamique politisante de l’action elle-même qui sous-tend la majeure partie des critiques que Luxemburg adresse aux bolcheviks au moment de la révolution d’Octobre 1917, principalement en ce qui concerne la dissolution de l’assemblée constituante et du muselage des autres partis dans les soviets. Pour elle, le socialisme ne peut signifier qu’un surcroît de liberté, nécessaire pour que le mouvement prolétarien ne soit pas confisqué par une élite politique, si révolutionnaire qu’elle soit.
C’est également ce qui l’amène à interpréter le mouvement révolutionnaire allemand qui suit la défaite militaire de 1918 comme un mouvement à la fois démocratique et social, pétri de contradictions, mais permettant une réelle politisation, à la condition de comprendre que la politisation se fera non pas principalement à travers les textes et brochures d’un parti, mais à travers la mise en action. Dans son discours au congrès de fondation du Parti communiste allemand, elle explique que « [l]a nature même de cette révolution fait que justement les grèves prennent nécessairement de plus en plus d’ampleur, deviennent de plus en plus le centre, l’essentiel de la révolution. C’est alors une révolution économique et c’est par là qu’elle devient une révolution socialiste12 ».
La lutte pour le socialisme se situe donc, pour Luxemburg, dans le temps long de la politisation par l’action et non pas dans l’évènement historique de la prise du pouvoir. C’est ce qui explique sa valorisation de la grève de masse comme moyen de politisation puisqu’elle met en jeu la totalité des rapports sociaux et qu’elle fournit un moyen d’implication pratique de chacun et chacune dans la lutte des classes. Celle-ci est imprévisible dans son déroulement : des êtres ployés sous le joug de la servitude, du conformisme, de l’obéissance à l’autorité passent soudainement à l’action, et cette action fait tache d’huile, alimentée par les divers motifs d’injustice et d’indignation et par une foule multiple d’êtres devenus parlants et agissants. C’est cela une révolution pour Luxemburg : l’explosion de la parole, l’émergence d’une liberté dans laquelle « tout est possible ». C’est un phénomène diffus, désordonné et incontrôlable. À la parole unique du pouvoir, à la hiérarchie des places, à l’autorité et à la domination se substituent des expérimentations diverses, des hésitations, bref, de la surprise et de l’imprévu. En d’autres termes, pour Luxemburg, si l’on sait ce qui ne peut plus être (l’ancien monde), on ne peut prévoir pour autant quand le socialisme adviendra ni les formes précises qu’il revêtira. Et ce socialisme se nourrit d’une double quête d’égalité et de liberté.
Les rouages de l’accumulation capitaliste
Si Luxemburg estime nécessaire de compléter l’analyse économique de Marx, ce qu’elle entreprend essentiellement dans L’Accumulation du capital13, c’est que l’impérialisme lui semble introduire une nouvelle donne à l’échelle européenne et internationale. D’abord, il est responsable d’une bonne partie de l’expansion et de la croissance économique. Ensuite, il déplace l’affrontement entre bourgeoisies sur le terrain international et il est lourd de guerres entre les principales puissances industrielles.
Ceci s’appuie sur un certain nombre d’idées qu’elle reprend de Marx. La première concerne la tendance à l’accumulation qui est inhérente au mode de production capitaliste, c.-à-d. que la croissance économique n’a pas pour seul débouché une consommation plus ou moins ostentatoire, mais qu’une partie des résultats de cette croissance est réinvestie dans l’économie à des fins d’expansion du capital; plus encore, le capitalisme est un système économique fondé sur l’expansion infinie. La deuxième a trait au processus de création de la plus-value, c.-à-d. la tendance du nouveau capital (plus-value antérieure capitalisée) à créer une nouvelle plus-value. La troisième vise à montrer que la réalisation de cette nouvelle plus-value nécessite un accroissement constant des débouchés pour les nouvelles marchandises ainsi produites et donc le bouclage du cycle A-M-A’14. L’apport particulier de Luxemburg consiste à expliquer l’accumulation du capital par le rôle croissant joué par les dépenses militaires des États. « D’un point de vue purement économique, il [le militarisme] est pour le capital un moyen privilégié de réaliser la plus-value, en d’autres termes il est pour lui un champ d’accumulation15 ».
Pour Luxemburg, militarisme et impérialisme vont de pair, puisque l’armée agit comme un « instrument de conquête de la puissance coloniale16 ». La lutte pour l’expansion coloniale provoque une croissance de l’importance politique de l’armée, des budgets militaires et de l’industrie de l’armement qui augmente le risque de guerre non seulement dans les lointaines colonies, mais également en Europe. À quelques reprises avant la Première Guerre mondiale, l’Europe a été au bord d’affrontements militaires entre puissances coloniales et la Première Guerre mondiale elle-même peut s’interpréter comme une guerre impérialiste. On peut donc en faire une précurseure de la notion de complexe militaro-industriel.
Une politique coloniale moderne liée à la grande industrie implique un développement du militarisme, qui le rend apte à être l’organe d’une politique mondiale. Une politique commerciale agressive, protectionniste, trouve son complément naturel dans une politique coloniale avide de conquêtes. Le militarisme moderne est inconcevable sans une politique financière qui, par le système des impôts indirects, s’entend à extorquer à la masse du peuple les ressources nécessaires. La politique financière, c’est-à-dire le système des impôts, de la dette publique, des monopoles, est très étroitement liée, directement ou par l’intermédiaire de la Bourse, à la politique industrielle. Le militarisme, la politique coloniale et la politique commerciale déterminent dans leur ensemble le contenu et l’orientation de la politique étrangère17.
Le militarisme n’affecte pas que les contrées « exotiques », théâtres de l’expansion coloniale européenne, mais également les pays européens eux-mêmes. C’est ce lien entre militarisme et impérialisme qui sera au centre de l’agitation politique anti-impérialiste de Luxemburg et qui me semble l’aspect le plus intéressant de son analyse de l’impérialisme. Quatre éléments l’intéressent dans le développement du colonialisme européen : le rôle du colonialisme dans le développement économique, et plus particulièrement la place occupée par ce que nous pourrions appeler le complexe militaro-industriel dans la croissance européenne de la Belle Époque; les rivalités entre les puissances européennes sur la question coloniale; le développement du militarisme à l’intérieur des pays européens; l’œuvre de destruction des puissances européennes dans les pays soumis à leur domination.
Ainsi, elle soutient que le militarisme est essentiel à la domination de classe du capital, tant dans les pays colonisés que dans les métropoles. Dans les premiers, « [l]e capital use toujours plus énergiquement du militarisme pour s’assimiler, par le moyen du colonialisme et de la politique mondiale, les moyens de production et les forces de travail des pays ou des couches non capitalistes ». Dans les secondes, « ce même militarisme travaille à priver toujours davantage les couches non capitalistes, c’est-à-dire les représentants de la production marchande simple ainsi que la classe ouvrière, d’une partie de leur pouvoir d’achat18 » puisque l’accumulation à des fins militaires tend à réduire la part des salaires dans les facteurs de production.
C’est ce qui explique que Luxemburg suive avec attention le développement des rivalités entre puissances impérialistes dans les décennies qui précèdent la Première Guerre mondiale. Pour soutenir sa théorie que la guerre était prévisible et qu’elle constituait l’aboutissement logique de la politique suivie précédemment, elle montre le rôle de l’Allemagne en Turquie et en Afrique du Nord, le développement des rivalités avec la France et l’Angleterre en Afrique subsaharienne, l’évolution des antagonismes avec l’empire tsariste. Pour elle, la « guerre mondiale actuelle était dans l’air depuis huit ans. Si, à chaque fois, elle fut différée, c’est uniquement parce que l’une des parties impliquées n’avait pas encore terminé ses préparatifs militaires19 ».
Ce qui retient particulièrement son attention, ce sont les conséquences internes du militarisme sur l’enrégimentation de la classe ouvrière à la fois dans l’armée et dans la politique d’union sacrée avec la bourgeoisie qui éclatera au grand jour au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Durant les années précédant cette guerre, elle intensifiera sa propagande antimilitariste, ce qui la rapprochera de Karl Liebknecht et des jeunes du parti. Quelques mois après avoir été condamnée par le tribunal de Francfort pour ses propos antimilitaristes et menacée d’un nouveau procès par les autorités militaires, elle riposte en disant qu’elle produira pour sa défense un certain nombre de témoignages pour mauvais traitements à l’encontre des soldats dans l’armée allemande. En quelques semaines, elle reçoit des centaines de témoignages à cet effet.
Si Luxemburg est attentive aux conséquences politiques de l’impérialisme dans les pays européens et singulièrement en Allemagne, elle n’en reste pas moins très sensible également à ses conséquences dans les régions qui font les frais de l’expansion impériale européenne. Si son prisme général reste celui de la nécessité, pour la reproduction élargie du capital, de bénéficier d’un extérieur, c’est-à-dire d’exploiter à ses propres fins des économies précapitalistes, elle s’intéresse également à l’effet destructeur et mortifère de l’expansion coloniale européenne sur les populations. Contrairement à beaucoup de marxistes qui y voient le coût, certes désagréable, mais néanmoins nécessaire du progrès, elle analyse la situation des pays colonisés en matière d’injustice.
Comme le mentionne Arendt, « [s]a minutieuse description des tortures des nègres en Afrique du Sud » était clairement « non marxiste », mais qui pourrait contester aujourd’hui qu’elle n’ait sa place dans un livre sur l’impérialisme ?20 ». Dans ses écrits sur la France, elle prend aussi la peine de mentionner le massacre de grévistes en Martinique.
Prenant pour point de départ, la première expansion coloniale de l’Europe dans les Amériques à partir du XVIe siècle, elle montre comment cette expansion a eu pour envers nécessaire l’extermination et l’exploitation des populations autochtones, puis la traite esclavagiste. En ce qui concerne la seconde vague d’expansion européenne à la fin du XIXe siècle, elle est aussi attentive aux destructions systématiques qui frappent les populations soumises au joug colonial. C’est ainsi qu’elle souligne que l’expansion impérialiste coïncide avec « la paupérisation croissante de couches de plus en plus vastes de l’humanité, et l’insécurité croissante de leur existence21 ». Elle en donne pour exemple l’extermination des populations autochtones dans les Amériques, l’esclavage des populations d’origine africaine transplantées ensuite dans les Amériques, sans compter la dépossession, les famines et les épidémies qui s’abattent sur l’Inde depuis la conquête britannique.
Aujourd’hui, les analyses de l’impérialisme comme étant un processus d’accumulation par dépossession (Harvey, Sassen) reprennent certaines des idées esquissées par Luxemburg. La sous-traitance dans des ateliers de misère dans les pays du Sud fait également partie de nos préoccupations. Dans le sillage des mobilisations altermondialistes, une attention particulière a été accordée aux populations autochtones comme exemple paradigmatique des populations superflues dont on pouvait se débarrasser impunément, d’une part, et comme porteuses d’alternatives à la mondialisation capitaliste, de l’autre.
Faut-il sacrifier la liberté pour construire l’égalité ?
Pour Luxemburg, égalité sociale et liberté politique iront toujours de pair. La révolution russe la renforce dans ses convictions. C’est ainsi qu’elle insiste sur le fait qu’une première conséquence de la révolution de 1905, c’est de créer un espace de liberté qui aurait été impensable quelques mois auparavant. Non seulement cette révolution permet une action ouverte et généralisée de la classe ouvrière, faisant émerger au grand jour un mouvement larvé et une révolte souterraine, mais elle permet la formation de syndicats, elle rend possible la propagande socialiste ouverte, elle donne lieu à des organisations à la fois politiques et économiques de la classe ouvrière, les conseils, elle favorise la diffusion des idées à travers une presse libre qui échappe à toute censure et elle oblige même le pouvoir à organiser l’élection d’une chambre des représentants.
Se référant aux débuts du mouvement, elle remarque que « après des délibérations en commun et des discussions orageuses fut élaborée la charte prolétarienne des libertés civiques22 ». Quelques mois plus tard, elle souligne que le mouvement révolutionnaire exerce les libertés politiques conquises par ses luttes. « Des manifestations, des réunions, une presse toute jeune, des discussions publiques, des massacres sanglants, pour terminer les réjouissances, suivis de nouvelles grèves de masse et de nouvelles manifestations, tel est le tableau mouvementé des journées de novembre et de décembre23 ». Bref, les libertés démocratiques conquises de haute lutte acquièrent leur actualité par leur exercice effectif.
De la même façon, dans ses analyses des révolutions de 1917, elle insiste sur l’importance de développer une vie politique diversifiée. C’est pourquoi elle est très critique vis-à-vis des restrictions imposées par les bolcheviks à la liberté de la presse et au droit d’association et de réunion puisque « sans une presse libre et dégagée de toute entrave, si l’on empêche la vie des réunions et des associations de se dérouler, la domination de vastes couches populaires est alors impossible24 » et rend difficile l’éducation politique intensive du prolétariat et des autres couches populaires. C’est dans ce contexte qu’elle précise que « la liberté pour les seuls partisans du gouvernement, pour les seuls membres d’un parti – aussi nombreux soient-ils – n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement25 », allant jusqu’à prédire que cela finira par se répercuter dans les soviets eux-mêmes qui cesseront d’être des lieux de débats pour devenir des chambres d’enregistrement de la direction bolchévique et que la dictature du prolétariat finira par se transformer en « un gouvernement de coterie » et « en dictature d’une poignée de politiciens26 ».
Luxemburg conçoit certes le socialisme sur le mode de la dictature du prolétariat, mais cette dictature du prolétariat prend pour elle la forme de la démocratie socialiste. Le socialisme ne doit pas se transformer en fabrication de l’« homme nouveau », mais doit permettre de le faire advenir dans le processus révolutionnaire lui-même, en comptant sur le caractère (auto)formateur de la révolution. En supprimant les libertés publiques, les bolcheviks se privent de cette ressource de formation et minent ainsi, pour elle, la transition au socialisme.
Là encore, les mobilisations contemporaines, en mettant en jeu une dialectique complexe du « je » et du « nous » et en faisant intervenir une multiplicité d’acteurs sociaux qui gardent leur personnalité distincte, qui agissent ensemble sans se confondre, soulignent l’importance de la démocratie dans les mouvements sociaux.
Conclusion
Il ne s’agit donc pas de sacraliser la pensée de Rosa Luxemburg et d’en faire une maîtresse à penser en remplacement de tous ces « grands hommes » qui ont conduit la gauche à quelques défaites retentissantes. Il s’agit de nous inspirer librement d’une femme d’envergure qui a ouvert des chemins que nous pouvons parcourir en sa compagnie et dont nous pouvons bifurquer au besoin. Il s’agit également de compenser une injustice historique et d’inscrire clairement Luxemburg au panthéon des penseures de la justice sociale.
1 Il n’existe aucune édition complète des œuvres de Luxemburg en français. La maison d’édition Agone a publié jusqu’à présent quelques tomes, inspirés de l’édition établie par Verso.
2 Je m’inspire essentiellement de Réforme sociale ou révolution ?, des articles parus dans L’État bourgeois et la révolution, de La crise de la social-démocratie et de Le socialisme en France. On les retrouve dans les recueils suivants : Œuvres I, Paris, Maspero, 1971, La crise de la social-démocratie, Bruxelles, La taupe, 1970, Œuvres II, Paris, Maspero, 1971, Œuvres IV, Paris, Maspero, 1972.
3 Rosa Luxemburg, Le socialisme en France. Œuvres complètes, tome III, Marseille et Toulouse, Agone et Smolny, 2009, p. 146.
4 Ibid., p. 121-122.
5 Rosa Luxemburg, Œuvres I, Paris, Maspero, 1969, p. 72.
6 Ibid., p. 79.
7 Ibid.
8 Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme, Paris, La Découverte, 2014, p. 156-157.
9 Rosa Luxemburg, Leninism or Marxism, Leeds, Square One Publications, 1973, p. 4. Traduction libre.
10 Ibid., p. 5.
11 Rosa Luxemburg, Œuvres I, Paris, Maspero, 1969, p. 114 et 119.
12 Rosa Luxemburg, Œuvres II, Paris, Maspero, 1971, p. 118.
13 Le texte est en ligne : <www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/index.htm>.
14 Le cycle A-M-A’ : argent-marchandise-argent augmenté d’une plus-value.
15 Rosa Luxemburg, Œuvres IV, Paris, Maspero, 1972, p. 118.
16 Rosa Luxemburg, Le socialisme en France. Œuvres complètes, tome III, Marseille et Toulouse, Agone et Smolny, 2009, p. 107.
17 Ibid., p. 151.
18 Rosa Luxemburg, Œuvres IV, Paris, Maspero, 1972, p. 129.
19 Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie, Bruxelles, La taupe, 1970, p. 130.
20 Hannah Arendt, Vies politiques, Paris, Gallimard, 1986, p. 50.
21 Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, Paris, UGE 10/18, 1973, p. 295.
22 Rosa Luxemburg, Œuvres I, Paris, Maspero, 1969, p. 111.
23 Ibid., p. 125.
24 Rosa Luxemburg, Œuvres II, Paris, Maspero, 1971, p. 82.
25 Ibid,, p. 82-83.
26 Ibid., p. 85.