AccueilNuméros des NCSNo. 12 - Automne 2014Percée syndicale chez Couche-Tard

Percée syndicale chez Couche-Tard

Sylvie Joly

Le 28 octobre 2013, David faisait plier Goliath. Après une âpre lutte de plus de deux ans et demi, les travailleuses et les travailleurs syndiqués de six succursales arrachaient une convention collective à l’entreprise Alimentation Couche-Tard, une première en Amérique du Nord dans ce type de commerce. Cette convention permet de jeter les bases pour des améliorations, peu fréquentes dans le commerce de détail où, souvent, même le respect des normes minimales du travail relève de l’exploit.

Lors de la conférence de presse de la CSN, Patrick, François, Luis et Kassandra jubilaient. Tous membres des exécutifs des syndicats des Couche-Tard du Cœur-du-Québec, des Laurentides, de Montréal et de la Montérégie, ils savouraient leur victoire. Luis Donis, président du Syndicat des travailleuses et travailleurs des Couche-Tard de Montréal et Laval–CSN raconte : « Je suis super heureux de voir qu’ils ont fini par céder. Il y a d’autres conflits de travail qui durent pendant des années, mais on a enfin réussi à obtenir une première convention pour les Couche-Tard ! »

La plupart des préposéEs étaient payéEs au salaire minimum : les syndiquéEs ont obtenu une échelle salariale avec des hausses progressives selon l’ancienneté. Au plus haut échelon, soit après 9 000 heures de travail, les travailleuses et les travailleurs jouissent d’une augmentation salariale de 2 % par année. Ils ont aussi gagné la mise en place de dispositions pour permettre aux préposéEs de choisir les postes, les horaires et les vacances en respectant l’ancienneté. Aucune journée de maladie n’est payée, mais les travailleuses et les travailleurs ont obtenu deux journées de congé mobile payées par année, peu importe qu’ils soient à temps partiel ou à temps plein.

Les problèmes de santé-sécurité sont omniprésents dans ce genre de commerce. Les incidents dans lesquels des employéEs sont obligéEs de retourner au travail après avoir eu un revolver ou un couteau pointé sur la poitrine, lors de vols, y sont fréquents. Dorénavant, un suivi psychologique sera payé par l’employeur après un événement grave; les heures non travaillées seront payées pour le reste du quart de travail après un vol à main armée ou après toute autre atteinte majeure à la santé-sécurité; un système d’urgence qui permet de verrouiller la porte, peu importe l’heure, sera également à la disposition du préposé et aucune tâche à l’extérieur ne sera effectuée la nuit.

D’autres éléments intéressants ont aussi été acquis comme une prime de nuit de deux dollars l’heure; un rabais pour les employés, que la succursale soit corporative ou franchisée; trois semaines de vacances après quatre ans d’emploi; des congés plus avantageux que la Loi sur les normes du travail dans certains cas; et des échanges de quarts entre les travailleuses et les travailleurs rendus possibles et acceptés par l’employeur.

Carole-Anne Claveau, nouvelle vice-présidente pour la succursale syndiquée d’Henri-Bourassa Est à Montréal, explique fièrement : « C’est la première fois que je suis syndiquée. J’ai 21 ans. Après avoir obtenu la convention collective, on a vu que les abus, ça ne se fait plus. Que l’employeur respecte des limites, ça fait du bien. Avant, on pouvait travailler 30 heures une semaine, l’autre semaine 36, ou encore 15, parfois de nuit, parfois de jour. Maintenant les horaires sont plus stables. Quand tu sais cela, tu peux enfin vivre une vie normale. Avec la convention, ils se sont mis à mieux respecter la gestion des horaires ».

Les débuts difficiles de la syndicalisation

Fin décembre 2010, des travailleurs d’un dépanneur Couche-Tard de Montréal viennent rencontrer le Service de syndicalisation de la Confédération des syndicats nationaux (CSN). Ils veulent se syndiquer alors que toutes les tentatives de ce type en Amérique du Nord, dans le petit commerce de détail et dans la restauration rapide, se sont précédemment soldées par des échecs.

À partir de janvier 2011, après le dépôt d’une requête en accréditation de la succursale Iberville-Jean-Talon à Montréal, la CSN entreprend une vigoureuse campagne de syndicalisation dans l’ensemble de l’entreprise. Des cartes professionnelles incitant les employéEs à appeler la CSN sont distribuées dans tous les Couche-Tard au Québec, par des centaines de militantes et de militants syndicaux. Des conférences de presse sont organisées; une ligne téléphonique, une page Internet et un site Facebook sont mis en place; des tracts réguliers et une vidéo sont produits1.

Immédiatement, c’est la cohue. Des centaines de personnes expriment leur grand intérêt à se syndiquer et contactent la CSN. Au printemps 2011, quatre accréditations seront déposées au rythme d’une nouvelle aux deux semaines, dont celle pour le plus gros dépanneur au Québec, situé à Saint-Liboire.

Dans le passé, la CSN a mené de dures luttes comme celles de la syndicalisation et de la négociation de meilleures conditions de travail dans les garderies (CPE) et dans l’hôtellerie. La Confédération a souvent entrepris des batailles politiques pour faire évoluer le cadre rigide du Code du travail, comme celle permettant la syndicalisation des travailleuses et des travailleurs des ressources intermédiaires et ressources de type familial (qui reçoivent dans leur résidence, entre autres, des jeunes en difficulté et des personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale).

Or, en 2014, les préjugés, accompagnés de sarcasmes, de la droite « rugissante » sont similaires à ce qu’ils étaient dans les années 1970, 1980 et 1990 : à quoi cela sert-il de syndiquer des « gardiennes de bébé », des « immigrées qui vont finir par trouver autre chose que de faire le ménage dans des chambres d’hôtel », des « madames qui restent à la maison », ou des « étudiants dont c’est le tremplin pour pénétrer le marché du travail » ? Ce sont là autant de syndicalisations inutiles, quoi ! Françoise Bertrand, présidente-directrice générale de la Fédération des chambres de commerce du Québec, confiait ainsi à un journaliste de La Presse, en avril 2011, que « le monde du travail a évolué depuis les années 40 et 50 et que la présence d’un syndicat est rendue superflue dans bien des domaines »2. Le renouveau syndical, c’est, entre autres, de prendre toute la mesure des profonds bouleversements du milieu du travail, dont l’accès de plus en plus étroit à la syndicalisation pour un nombre grandissant de travailleuses et de travailleurs, notamment ceux du commerce de détail.

Le commerce de détail : un milieu de précarité

Les milieux de travail se précarisent et le secteur du commerce de détail fait partie du lot. C’est l’un des gros défis du mouvement syndical : augmenter le taux de syndicalisation dans ce domaine générateur d’emplois mal payés où l’arbitraire patronal et les attitudes antisyndicales sont bien connus. Au Québec, selon les chiffres mêmes de l’industrie3, le commerce de détail est l’un des plus importants secteurs de l’économie. Il contribue grandement à la vitalité des régions et de plusieurs quartiers des grands centres urbains. Près du quart de tous les emplois y seraient reliés. Ces emplois sont là pour rester et ils se multiplient de plus en plus même si ce secteur est sensible aux crises économiques.

Historiquement, la syndicalisation a contribué à la création d’une classe moyenne qui pouvait prétendre améliorer son sort et celui de ses enfants. L’effritement du secteur manufacturier, les attaques contre le syndicalisme et les mutations de l’économie ont fait en sorte que les emplois de mauvaise qualité dans les services et le commerce occupent une place grandissante au sein du marché du travail. Le faible taux de syndicalisation dans le commerce de détail, autour de 19 %, contribue à la diminution du niveau général de syndicalisation au Québec (qui est de 39 %). La précarisation et la détérioration des conditions de travail drainent ainsi vers le bas les conditions d’existence de l’ensemble des salariéEs, syndiquéEs ou non.

Une situation généralisée en Amérique du Nord

Aux États-Unis, le marché du travail se scinde progressivement en deux : d’un côté on retrouve les emplois spécialisés avec de bons revenus et, de l’autre, les emplois de « mauvaise qualité » qu’on estime maintenant à près de 45 % de tout le marché du travail. Plusieurs sont liés au commerce (la vente, les McJobs, etc.) et aux services (les résidences privées, les soins privés aux personnes, etc.). Leur nombre croît rapidement et il devrait s’en ajouter de sept à dix millions d’ici dix ans4. Ces emplois ne sont plus « atypiques », au sens de rares ou d’inhabituels, ils se sont généralisés et sont devenus en quelque sorte la norme dans ces secteurs.

Toujours aux États-Unis, plus de la moitié des familles qui travaillent dans les McJobs doivent utiliser l’aide publique comme les coupons alimentaires (food stamps) pour réussir à survivre. Un groupe de chercheurs a estimé que ces travailleuses et ces travailleurs coûtaient sept milliards de dollars américains par année en assistance publique tellement leur revenu ne leur permet pas de vivre décemment5.

Des activistes ont dénoncé la mise sur pied par McDonald’s d’une ligne téléphonique, la McResource Line, où des téléphonistes suggèrent aux employéEs de faire appel à des programmes de soutien du revenu pour réussir à surnager et à arrondir leur budget, par exemple en vendant les cadeaux qu’ils reçoivent sur eBay !6

Des tactiques patronales comme aux États-Unis

La résistance de Couche-Tard à la syndicalisation est féroce. Dès le début du mouvement, l’entreprise conteste systématiquement les requêtes en accréditation. Malgré l’intimidation (menaces de modifications d’horaire et de diminutions d’heures, suspensions, etc.), les nouvelles et nouveaux militants résistent. On obtient ainsi, entre autres, la réembauche d’un militant qui avait été congédié de la succursale de Saint-Hubert. Les cadres inférieurs et le service des ressources humaines du siège social doivent être remis à l’ordre par les conseillers syndicaux quand ils dérogent au Code du travail en organisant des rencontres individuelles et collectives pour essayer d’intimider les travailleuses et les travailleurs.

Au printemps 2011, Couche-Tard diffuse une vidéo interne où, en termes à peine voilés, le président Alain Bouchard évoque la fermeture de succursales s’il y avait syndicalisation. « Tous ceux qui connaissent Couche-Tard vous diront qu’un grand nombre de nos succursales ne pourraient pas soutenir l’augmentation importante des coûts causée par un syndicat. Devant une telle explosion, tous les scénarios devraient alors être envisagés. »7 En réponse, la CSN a déposé une première plainte à la Commission des relations du travail pour entrave à la syndicalisation.

Le 6 avril 2011, coup de théâtre ! Couche-Tard ferme la succursale St-Denis-Beaubien récemment syndiquée. Il récidive avec celle d’Iberville-Jean-Talon en septembre 2011. La CSN entreprend une autre bataille juridique puisque ces fermetures constituent une atteinte directe au droit à la syndicalisation. Le prétexte invoqué : les deux succursales ne seraient pas rentables…

L’effet est immédiat. C’est ce que les Américains appellent le « chilling effect », un effet dissuasif qui consiste à effrayer les employéEs en congédiant les plus militants ou, en l’occurrence, en fermant une succursale. Les préposéEs des dépanneurs non syndiqués prennent peur; les appels et les rencontres se font plus rares.

Le recours tactique à l’arme juridique

Deux avocats de la CSN, Éric Lévesque et Isabelle Lanson, ont déposé des plaintes pour activités antisyndicales lors de la diffusion de la vidéo de Couche-Tard et de la fermeture des deux succursales. Les demandes de réparation et de dommages exemplaires s’établissaient à près de deux millions de dollars. Les procédures ont suivi leur cours pendant deux ans et elles ont été abandonnées lors de la conclusion de la première convention collective pour les 70 syndiquéEs de six établissements et du versement de contreparties très satisfaisantes pour les 24 travailleuses et travailleurs des deux établissements fermés par Couche-Tard.

Depuis longtemps, des mécanismes de pénalités contre les employeurs qui cherchent à saboter la syndicalisation existent. Ce type de recours a été utilisé dans le passé, mais sa mécanique est très lourde et peu appropriée à ce qu’elle vise à corriger. Selon Éric Lévesque, la procédure de requête de dommages exemplaires pour fermeture antisyndicale est une voie récente et plus intéressante qui permet de créer des précédents pour attribuer une valeur à un geste socialement condamnable. Son exemplarité doit cependant être suffisamment sévère pour dissuader les autres employeurs. C’est le chemin qu’a emprunté la CSN dans le cas de Couche-Tard devant la Commission des relations du travail.

Pour Éric Lévesque, il est clair que l’utilisation des tribunaux était une dimension importante de la lutte. « La bataille juridique n’est pas simple. Dans le cas de Couche-Tard, nous n’avions pas le choix d’aller vers la judiciarisation, parce que c’est l’entreprise qui nous y a amenés. On a fait de la judiciarisation quelque chose de positif même si, en principe, cela n’est pas souhaitable puisque cela entraîne le débat vers des éléments techniques, et divertit de l’objectif principal qui, lui, est davantage sur le terrain sociopolitique. J’en ai vu des dossiers dans le passé où on gagne sur le plan juridique, mais il s’est passé tellement de temps durant les procédures que tout s’étiole. Cela ralentit le processus lui-même qui est de bâtir des relations de travail. Le temps perdu a un effet démobilisant. »

Éric Lévesque inscrit l’utilisation des tribunaux dans une stratégie globale. « Si tous les espoirs avaient été mis dans le juridique, nous n’en serions pas là avec ces gains. Il faut que le juridique devienne un facteur de mobilisation. On a travaillé fort, cela prend énormément de travail pour que les aspects juridiques aient une valeur. Peut-être que, dans le cas de Couche-Tard, cela a été un des éléments clés parce qu’on avait de bons atouts, ce qui a permis de mettre de la pression sur l’entreprise et de garder les gens derrière nous. Sur le plan juridique, tu peux obtenir des gains pour la postérité, mais c’est cher payé. Cela fait partie des évaluations à faire à chaque fois. Parce que le premier objectif, c’est de syndiquer, de rendre service au monde et d’améliorer les conditions de travail. »

Un rapport de force à établir

Le rythme de la syndicalisation fut ralenti mais, malgré tout, d’autres succursales se syndiqueront en 2011 et 2012. Lors de la signature de la convention, le 28 octobre 2013, il y avait huit groupes accrédités, dont deux succursales fermées. Les six succursales qui ont obtenu une convention sont à Saint-Hubert, Saint-Liboire, Pierrefonds, Victoriaville, Boisbriand et Montréal (sur la rue Henri-Bourassa Est).

La négociation directe avec la CSN dans laquelle la direction de la centrale s’est engagée est le résultat du développement d’un rapport de force non traditionnel. Les moyens de pression classiques dans un conflit de travail sont ceux qui font le plus mal à l’entreprise : cesser la production, faire grève ou boycotter. En raison de la nature du commerce de détail, du nombre de succursales syndiquées et de la quantité importante de succursales non syndiquées (près de 700), ces effets de levier ne pouvaient pas être utilisés.

Il fallait donc être créatifs. Les moyens employés ont été nombreux : recherche stratégique sur l’entreprise, utilisation de la Loi d’accès à l’information pour débusquer les manquements aux lois de la part de Couche-Tard, mobilisations, poursuites judiciaires, négociation, sensibilisation des clients et des clientes par des fêtes de quartier, distribution d’information au porte-à-porte, etc. Nous avons ainsi pu dénoncer le fait qu’en 2011, la compagnie était encore plus délinquante que Walmart quant au nombre de plaintes à la Commission des normes du travail.

Plusieurs autres actions ont été menées : tournées dans les Couche-Tard non syndiqués pour distribuer des tracts, manifestations devant des succursales partout au Québec et devant le siège social, action directe pendant un diner de gens d’affaires où le PDG, Alain Bouchard, était présent.

Autre exemple, près de 500 militantes et militants de syndicats de la CSN ont adopté des dépanneurs. Comme « parents adoptifs », ils s’engageaient à aller distribuer des tracts, sur une base régulière, qui informaient les préposéEs sur leurs droits, en particulier sur les normes du travail.

Plusieurs tournées ont été organisées dans les cégeps pour inciter les étudiantes et les étudiants qui travaillent chez Couche-Tard à se syndiquer. Des appuis aux luttes du printemps érable et une présence des syndiquéEs de Couche-Tard aux manifestations étudiantes ont été constants.

Par ailleurs, des liens ont été noués avec des communautés religieuses par l’entremise du Regroupement pour la responsabilité sociale des entreprises. Ces dernières ont permis d’utiliser une tactique peu fréquente au Québec : le militantisme actionnarial. Ainsi, des communautés religieuses ont donné des procurations à des travailleuses et à des travailleurs de Couche-Tard, pour qu’ils et elles puissent intervenir en leur nom à l’assemblée. Des propositions d’actionnaires ont été déposées pour soutenir la syndicalisation.

Au niveau international, des contacts ont aussi été établis, entre autres, lors d’une visite du secrétaire général de la CSN en Norvège, avec le syndicat de Statoil Fuel & Retail peu après que Couche-Tard ait complété cette importante acquisition de dépanneurs européens. Aussi, la CSN a fait inscrire la fermeture des deux succursales comme étant une atteinte au droit à la syndicalisation dans le rapport annuel des violations des droits syndicaux de la Confédération syndicale internationale en 2012.

Les employéEs au cœur de la lutte

Les syndiquéEs des dépanneurs ont été au cœur de toute la lutte et leur participation active aux actions et aux décisions a été déterminante. Sauf pour de très rares exceptions, c’était la première fois qu’elles et qu’ils étaient syndiquéEs.

Les travailleuses et les travailleurs de Couche-Tard ne sont pas bien différents des autres employés du secteur. Selon le Comité sectoriel de main-d’œuvre du commerce de l’alimentation, près de la moitié des travailleurs de l’alimentation ont entre 25 et 55 ans. Les hommes et les femmes sont en nombre à peu près égal8. Aux États-Unis, la situation semble similaire : selon la National Retail Federation Foundation, 75 % des travailleurs du commerce de détail ont plus de 25 ans9. Des mères de famille monoparentale, des personnes de première ou de deuxième génération immigrante qui n’arrivent pas à percer le marché du travail ainsi que des jeunes, étudiants ou non, y œuvrent. S’y retrouvent aussi des travailleuses et des travailleurs de tous âges poussés dans ces emplois par les réformes à l’assurance-emploi et les fermetures d’usine. Bref, il s’agit d’une population plus diversifiée que certains ne le croient.

Et on y rencontre, bien sûr, des gens qui aiment, tout simplement, le contact avec le public. Comme dit Anne Cleary, l’énergique quinquagénaire présidente du syndicat de la Montérégie et préposée à Saint-Liboire : « Nous, on est là pour rester, on aime notre travail, on aime nos clients. Ce qu’on n’aime pas, ce sont nos conditions de travail ».

Le taux de roulement : un obstacle à surmonter

En plus de l’antisyndicalisme des employeurs dans le commerce de détail, le taux de roulement est, sans doute, l’une des embûches les plus importantes à la syndicalisation, à la négociation et à la poursuite d’une vie syndicale vigoureuse. Or les emplois dans le commerce de détail et les services sont occupés plus longtemps que ne le veut la croyance populaire. Toutefois, le taux de roulement de la main-d’œuvre est un problème considéré de plus en plus sérieusement par plusieurs employeurs. En 2008, il en coûterait apparemment 1500 dollars en moyenne pour le remplacement d’un employé dans le commerce en alimentation. En 2009, la chercheuse Catherine Bannon, dans un rapport d’analyse sur les jeunes travailleurs des commerces de détail et de la restauration de l’île de Montréal, soulignait que les jeunes étaient souvent confinés dans les services où ils « voguaient » d’emploi en emploi; ils quittent donc ces emplois mal payés pour espérer améliorer leur sort, mais ils se retrouvent souvent dans un autre travail tout aussi précaire10. Ce phénomène de la porte tournante est observé chez nos voisins américains. Par exemple, plus d’un million de personnes travaillent pour Walmart aux États-Unis. En 2011, la compagnie a reçu cinq millions de demandes d’emploi, et 20 % des travailleurs nouvellement embauchés y avaient travaillé précédemment. Le taux de roulement ne devrait cependant jamais être retenu comme « excuse » pour empêcher l’exercice du droit à la syndicalisation. Ce roulement est généré, précisément, par les mauvaises conditions de travail et non par un mystérieux caprice des salariéEs, ce qui milite encore davantage pour un accès facilité à la syndicalisation…

Le franchisage : une arme patronale

Le franchisage est une tactique éprouvée pour nuire à la négociation. Cela consiste à ce qu’un tiers dirige une succursale plutôt que le siège social. Le nouvel acheteur peut toujours prétendre qu’il fait peu d’argent… De plus, le franchisage ralentit le processus de négociation et le temps est le plus grand allié des employeurs antisyndicaux et créateurs d’emplois précaires.

Dans le cas de Couche-Tard, toutes les succursales québécoises étaient corporatives lors du début de la syndicalisation. En 2012, Couche-Tard a commencé à franchiser des succursales qui, oh hasard ! étaient toutes syndiquées. Couche-Tard prétendait que les franchisages n’avaient rien à voir avec la syndicalisation et que c’était une décision d’affaires. À l’heure actuelle, les six dépanneurs syndiqués sont dorénavant franchisés; le dernier l’étant devenu le 30 octobre 2013, soit deux jours après la signature de la convention collective.

Toutefois, lors de la signature de la convention, c’est Couche-Tard qui a négocié directement avec la CSN, imposant, par la suite, le règlement à ses franchisés. De fait, cela confirme les dires de la CSN qui a toujours prétendu que le véritable employeur continuait d’être l’entreprise Couche-Tard.

Les défis à venir

Après la signature de la convention, Couche-Tard a versé les augmentations salariales et les deux journées de congé mobile gagnées par la lutte syndicale, à l’ensemble des employéEs des 700 succursales non syndiquées. Néanmoins, les syndiquéEs des six dépanneurs jouissent de plus d’avantages : de meilleures clauses pour certains congés, d’une convention qui protège les acquis contre l’arbitraire patronal, de l’application du principe d’ancienneté quant au choix des horaires et des vacances, et de services syndicaux. Le paradoxe est flagrant : on ne peut que se réjouir qu’une bataille syndicale d’un si petit groupe permette d’améliorer les conditions de plus de 7000 personnes ; or en même temps, la syndicalisation est considérablement ralentie par cette stratégie patronale qui vise à empêcher que de nouvelles syndicalisations poursuivent cette amélioration qui demeure à compléter.

Les gains ont été appréciables parce que, dans cette bataille, une analyse stratégique serrée a été faite de l’entreprise et que plusieurs moyens ont été mis en place pour développer un rapport de force non traditionnel. Mais les questions demeurent nombreuses. Comment développer un rapport de force et diversifier les tactiques pour améliorer les conditions de travail de milliers de personnes dans des emplois « fragiles » ? Comment bonifier les normes du travail pour toutes et tous ? Comment faire vivre des syndicats forts et démocratiques dans des petits milieux de travail ? Comment soutenir la syndicalisation et la négociation dans un monde qui change ?

Luis Donis, ancien employé de Couche-Tard d’Iberville-Jean-Talon et initiateur de la syndicalisation est optimiste : « Si on veut réussir, il faut rester unis pour que Couche-Tard ne détruise pas notre force. Des jobs au salaire minimum, y en a partout. C’est mieux d’essayer de se syndiquer que de continuer à ne pas se faire respecter dans le commerce de détail. C’est pas parce que t’es au salaire minimum que t’as pas droit au respect comme ceux qui travaillent assis dans des grands bureaux », conclut-il dans un grand éclat de rire.

1 Voir les sites de la campagne : <www.facebook.com/couchetardetlerespect> et <www.csn.qc.ca/web/se-syndiquer/couche-tard>.

2 André Dubuc, « Superflue, la syndicalisation dans le commerce de détail ?», La Presse, 29 avril 2011, <http://affaires.lapresse.ca/economie/commerce-de-detail/201104/29/01-4394472-superflue-la-syndicalisation-dans-le-commerce-de-detail.php>.

3 Martin Vallières, « Couche-Tard a encore faim », La Presse, 20 mars 2013, <http://affaires.lapresse.ca/economie/commerce-de-detail/201303/19/01-4632436-couche-tard-a-encore-faim.php>.

4 Richard Florida, « Building America’s third great job machine », The Atlantic, 5 mai 2011, <www.theatlantic.com/business/archive/2011/05/building-americas-third-great-job-machine/238316/>.

5 Sylvia Allegretto, Marc Doussard, Dave Graham-Squire, Ken Jacobs, Dan Thompson et Jeremy Thompson, Fast Food, Poverty Wages. The Public Cost of Low-Wage Jobs in the Fast-Food Industry, Berkeley (CA), UC Berkeley Center for Labor Research and Education, octobre 2013, <www.irle.berkeley.edu/cwed/allegretto/fast_food_poverty_wages.pdf>.

6 Voir le site Internet de la campagne Low Pay is Not Ok : <www.lowpayisnotok.org>.

7 Voir la vidéo en ligne : Vidéo interne : Couche-Tard évoque la fermeture de dépanneurs syndiqués, Les affaires, 12 mars 2011, <www.lesaffaires.com/videos/entrevues/video-interne–couche-tard-evoque-la-fermeture-de-depanneurs-syndiques/528252>.

8 Comité sectoriel de main-d’œuvre du commerce de l’alimentation, Mise à jour du diagnostic sectoriel de la main-d’œuvre dans le commerce de l’alimentation du Québec, Rapport final, mars 2011, <http://csmoca.org/pdf/Rapport_CSMOCA_MAJ2010.pdf>.

9 NRF Fondation, Demographics of Retail Employees, Retail Insight Center, 2012, <http://research.nrffoundation.com/Default.aspx?pg=42#.UycWjZ21a70>.

10 Catherine Bannon, Rapport d’analyse sur les jeunes travailleurs des commerces de détail et de la restauration de l’île de Montréal en regard de leur travail, de leur santé et sécurité au travail et de leurs conditions de travail, Cahier de transfert C T-2009-001, ARUC-Innovations, travail et emploi, janvier 2009, <http://www.aruc.rlt.ulaval.ca/sites/aruc.rlt.ulaval.ca/files/ct-2009-001_catherine_bannon.pdf>.

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