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Penser et vivre le numérique autrement à l’école

David Auclair, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 26, automne 2021, L’école publique au temps du néolibéralisme (Docteur en sociologie, Université du Québec à Montréal).
À l’ère du numérique tous azimuts, l’intégration des technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’école, en marche depuis déjà longtemps, passe pour aller de soi. Mais cette intégration se fait de manière anarchique, sans pensée directrice ni réflexion globale. Or, les signaux d’alarme sont nombreux et certaines dérives ont des effets délétères : rien ne devrait « aller de soi » dans ce domaine. Il est nécessaire de bien cerner les problèmes et, dans ce contexte, il apparaît utile de déconstruire le discours dominant en la matière, porté en particulier par le chantre de l’école numérique, Thierry Karsenti. Nous signalerons au passage quelques conséquences sur la vie psychique et sociale de cet impétueux désir de métamorphoses de soi, de l’école et de la société, qui passe désormais par la multiplication des objets connectés.

1.  Une absence de regard critique

On ne s’en cache plus désormais : l’école en 2021 doit répondre aux impératifs économiques d’une société de plus en plus connectée. Déjà en 2000, dans ses principales recommandations, le Conseil supérieur de l’éducation invitait le ministre de l’Éducation et les écoles à suivre le mouvement :
Chaque établissement du système éducatif est également invité à poursuivre un objectif de « classe ou salle de cours branchée » et, sil ne le fait déjà, à se doter dun plan daction concernant lintégration pédagogique des technologies à des fins denseignement et dapprentissage et den faire une composante de son plan de réussite (au primaire et au secondaire) et de son projet d’établissement[1].
L’intégration des appareils numériques à l’école, au Québec, se fait en « mode nord-américain » : elle est perçue, implicitement ou explicitement et dans un sens libéral, comme un progrès. Bien que les industries numériques produisent « sans limites » des images « de conserves » synthétiques, qui anesthésient peu à peu la créativité individuelle de l’imagination infantile, il faut soi-disant aller dans cette direction pour répondre aux besoins de l’avenir.
Découlant de cette frénésie, il y a pourtant une kyrielle de problèmes qui mériteraient d’être examinés de près, au premier chef l’utilité réelle des TIC au regard de l’apprentissage. Plusieurs recherches convergentes[2] montrent que dans le meilleur des cas, cette utilité est marginale ; dans son rapport de 2015, Connectés pour apprendre[3], l’OCDE, qu’on ne pourrait accuser d’être technophobe, montre clairement que lorsque des enfants n’ont pas d’abord appris de manière traditionnelle, l’utilisation des TIC est même nuisible. Pourtant, dans les écoles, des directives comme celles pour le plan d’engagement vers la réussite (PEVR) oblige à une rectitude professionnelle en imposant un pourcentage minimum d’activités scolaires impliquant les TIC.
Santé mentale et physique : les conséquences des TIC
Plusieurs neurologues, dont le docteur Marc Crommelinck, épistémologue des neurosciences, signalent les effets nocifs des TIC pour apprendre, notamment sur la dispersion de l’attention : « Du côté des incidences sur la pensée, on constate sinon une disparition, en tout cas un appauvrissement de la pensée linéaire, comme lire une page au complet, en faire la synthèse, analyser et résumer un texte… Et cela, au profit d’un schéma en réseau, arborescent, qui ne découvre que dans l’après-coup une structure logique[4] ». Des neuroscientifiques comme Michel Desmurget affirment même qu’un enfant de moins de trois ans ne devrait pas être exposé aux écrans. Entre les écrans et le dépistage précoce imposé avant même la maternelle, il faut se demander à quel point la santé mentale et physique des enfants est affectée par la numérisation de l’école et de la vie sociale.
Au Québec, des programmes comme Agir tôt servent à dépister des écarts de maturité (même potentiels) chez les tout-petits âgés de 0 à 5 ans[5]. Chapeauté par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et rattaché au programme de la maternelle 4 ans du ministère de l’Éducation et de l’enseignement supérieur (MEES) ainsi qu’au Ministère de la Famille (MF), ce programme doit permettre de rejoindre les familles moins nanties ainsi que les familles issues de l’immigration. Face à cette volonté politique demeurée indiscutée à ce jour, il convient peut-être de reprendre le sens vieilli du composé verbal dépister, une fois n’est pas coutume, qui « désigne l’action de découvrir le gibier en suivant sa trace[6] ». Rappelons à ce propos « [qu’à] partir de l’âge de 17 mois jusqu’à celui de 10 ans, 56 % des enfants québécois ont été affectés par un problème de santé mentale perçu à un moment ou à un autre de leur parcours, ce qui contraste avec la prévalence des troubles mentaux diagnostiqués, généralement évaluée à 14 % dans les enquêtes populationnelles[7] ». Notons également que pour la majorité des cas dépistés (même perçus), nous utilisons de plus en plus les supports numériques comme palliatifs à la relation humaine dans les écoles et dans les familles, abandonnant ainsi l’enfant à ses angoisses et à ses apprentissages. Il est dit béatement qu’il faut les préparer au monde de demain. Est-ce à dire un vivre ensemble sans autrui ? Privés des outils relationnels, langagiers et des expériences formatrices permettant un développement dit intégral et sain, nous pensons au contraire que ces enfants ne pourront pas affronter la vie sociale de demain. Que les dépistages soient avérés ou non n’y change rien. Ceci devient une réalité programmée et l’école se transforme autour de deux grands déterminismes : l’intervention précoce de nature biomédicale, comportementaliste et pharmacologique, puis l’encadrement scolaire par les outils-TIC (surtout si l’élève est dépisté avec des écarts réels ou potentiels). Nous observons également une préoccupante augmentation de problèmes d’angoisse et d’anxiété chez les élèves du secondaire, mais aussi une hausse significative d’élèves présentant un niveau élevé de détresse psychologique, surtout chez les filles (40 % contre 19 % pour les garçons), avec un sommet en secondaire 4 et 5, de troubles anxieux et de dépression (13 % en secondaire 1, mais 17 à 20 % pour les autres niveaux) et de troubles alimentaires[8]. Voilà un phénomène qui devrait inquiéter, même au-delà du monde scolaire[9]. Les TIC à l’école n’expliquent pas toutes ces dérives du dépistage précoce, mais c’est un facteur d’influence majeur qui conditionne de plus en plus la vie quotidienne, les rapports interindividuels et les conduites.
La programmation de l’école québécoise par les TIC
Bien avant le tournant total opéré en 2020 avec la pandémie de COVID-19 autour du technopédagogisme et de l’école à distance, le programme École 2.0 : la classe branchée[10] a été mis sur pied en 2011 par le gouvernement du Québec. Un budget de 240 millions de dollars est alors libéré pour fournir un tableau blanc interactif (TBI) dans chaque classe et un ordinateur portable par enseignant·e. Au lendemain de cette annonce faite par le gouvernement Charest, plusieurs collèges privés québécois emboîtent le pas et renchérissent en adoptant un nouveau slogan calqué sur le modèle du No child left behind américain, « une tablette numérique par élève », puis, par un effet de dépendance à la marque, « un iPad par enfant ». Ce choix pédagogique a fait couler beaucoup d’encre, notamment dans les journaux québécois, et a conduit à la publication d’un rapport[11], déposé en décembre 2013, par un comité dirigé par Thierry Karsenti, alors titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les TIC en éducation et directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE).
Ce rapport, loin de faire l’unanimité, jette de l’huile sur le feu. Il montre clairement que l’iPad en classe est une source de distraction majeure (99 % des répondants), mais aussi que l’outil n’améliore pas les compétences en lecture et en écriture, deux compétences pourtant essentielles dans la formation obligatoire. Dans la partie suivante, nous nous demanderons à quel point la valorisation inconditionnelle que Karsenti fait de l’iPad ne relèverait pas d’un parti pris plus proche d’une sorte de lobbying que d’une activité scientifique.

2.  Analyse du discours de Thierry Karsenti sur l’école numérique

Le discours de Thierry Karsenti, dominant au Québec, est très proche de celui de l’UNESCO qui a pris un virage technocratique depuis 2015[12]. Ce discours passe pour très libéral, très ouvert et très inclusif, mais il est avant tout économique et s’inscrit toujours dans l’urgence : l’urgence d’agir, l’urgence de faire entrer les écoles québécoises dans le XXIe siècle, etc. Comment ignorer l’aspect commercial et les occasions de profits colossaux qu’offre l’inclusion des TIC à l’école, avec tout le lobbyisme que cela génère ? Comment, dès lors, ne pas se méfier des discours qui, même habilement, font la promotion des TIC à l’école ?
Nous examinons plus spécifiquement quatre stratégies observées dans les articles publiés par Karsenti au cours des dernières années, soit l’euphémisme, la carte de la neutralité, la manipulation des affects et la stratégie de la liste[13].
L’euphémisme
Commençons par examiner le rapport, L’iPad à l’école : usages, avantages et défis. Contrairement à ce que le titre annonce, ce sont bien les avantages et les désavantages de l’utilisation de la tablette tactile en classe qui sont présentés. Or, le choix de la dénomination « défis » plutôt que « désavantages » (ou inconvénients, conséquences négatives, impacts problématiques, etc.) est stratégique dans la mesure où le terme revêt une connotation positive. Accolé ainsi au terme d’« usages » et à celui d’« avantages », le mot « défis » perd toute connotation négative en se plaçant sur le même plan que les deux autres termes, ce qui entraîne une fausse équivalence.
Selon Anna Jaubert[14], l’euphémisme est l’un des « adoucisseurs » (softeners) par excellence et a pour fonction d’atténuer le référent. Dans le cas présent, l’euphémisation des risques encourus par l’utilisation de l’iPad en contexte scolaire tente de contrebalancer les piètres résultats positifs obtenus lors de l’étude. Nous pensons, entre autres, au fait que la lecture vient en dernier dans les activités réalisées avec la tablette, loin derrière les jeux, ou encore, qu’aucun élève ou enseignant ne mentionne qu’elle permet d’apprendre davantage. À ce sujet, les auteurs Karsenti et Fievez ne peuvent s’empêcher d’exprimer leur surprise, ce qui implique qu’ils entretenaient préalablement des idées préconçues, voire des attentes : « Fait surprenant, aucun élève n’a mentionné le fait que l’outil leur permettait d’apprendre plus[15] ».
La carte de la neutralité
À travers ses articles, Karsenti se présente comme un chercheur critique et nuancé, technoréfléchi. Dans un article publié en 2012, en collaboration avec Simon Collin, cette stratégie est particulièrement mise de l’avant. Analysons d’abord le titre : « Les TIC en éducation : ni panacée ni supercherie ». Le sujet est clair et général. Les deux chercheurs semblent proposer une vision globale du sujet, sans atténuer les risques et sans exagérer les bienfaits :
Trop souvent, les discours sur les bienfaits des TIC en éducation ont tout dun argument idéologique plutôt quempirique. Ce faisant, ils ont eu tendance à déformer la fonction première des TIC en éducation, en leur prêtant un mandat disproportionné, voire des attentes démesurées. Par réaction, dautres auteurs sy sont opposés avec un scepticisme excessif, en les dénonçant comme la dernière supercherie de l’éducation, oh combien chronophage de surcroît. Or, sil apparaît simpliste de penser que les TIC forment un vecteur inconditionnel damélioration de lenseignement et de lapprentissage, il est tout aussi réducteur, sinon plus, de supposer quelles nont pas leur place en éducation alors quelles sont si présentes partout ailleurs[16].
Sous des dehors objectifs, ce passage implique une position claire endossée par ces deux chercheurs. « S’il est simpliste de penser que les TIC vont révolutionner l’enseignement, il est encore plus simpliste de penser qu’elles n’y ont pas du tout leur place. Autrement dit, s’ils ridiculisent la position du “technophile” en éducation, l’emploi de la conjonction et de l’adverbe sinon plus amène une surenchère qui ridiculise davantage la position “technophobe” en éducation, ce qui le[s] place automatiquement dans le premier camp[17] ». Bien que les auteurs tentent de montrer une certaine objectivité, leur prise de position transparaît.
En jouant à nouveau la carte de la neutralité, Karsenti esquissera les effets possibles des écrans sur la santé dans un article publié en 2019 sous le titre « Les écrans et les jeunes : 40 recommandations pour aider les parents[18] ». D’abord, il souligne le nombre excessif d’heures passées par les adolescentes et les adolescents devant des écrans, puis il enchaîne avec une étude « majeure » qui montre qu’il n’y a que « peu d’impacts sur la santé des jeunes » : « En effet, les adolescents (13 à 18 ans) y consacreraient près de 9 heures par jour, soit environ 3276 heures par année… Une étude majeure et récente (2019), réalisée auprès de plus de 355 358 adolescents révèle d’ailleurs, malgré la quantité impressionnante d’études qui cherchent à montrer le contraire depuis des années, que le temps d’écran et l’usage des technologies n’ont que très peu d’impact sur la santé des jeunes[19] ». Plus de 3276 heures passées en moyenne, annuellement, devant un écran et aucun impact sur le bien-être ?
Manipulation par les affects
Sur le plan de la manipulation des affects, nous avons relevé que la position de Karsenti était devenue de plus en plus intransigeante au fil des années. En 2012, il affirme que la tablette numérique présente « un grand potentiel, mais pas au point de la rendre obligatoire[20] » dans les écoles et qu’il s’agit seulement, selon lui, « d’un coup de marketing[21] ». Puis, dans un article de la revue Vivre le primaire qu’il signe avec Olivier Bruchési, on y affirme : « NON, les tablettes ne nuisent pas à la lecture, au contraire, et ce, même si plusieurs enseignants le pensent[22] ». À nouveau, il n’évoque pas les études qui disent le contraire.
La manipulation par les affects, dans le sens entendu par Philippe Breton, est de plus en plus perceptible dans leur discours. En tenant de tels propos, ils font appel aux sentiments du lecteur et de la lectrice. La manipulation par la peur « permet de trancher, plutôt que de discuter, en vue de faire accepter coûte que coûte une opinion ou provoquer un comportement[23] ». Dans le cas qui nous occupe, le comportement qui semble attendu est que le lecteur comprenne que si l’on prive un élève de l’iPad, cet élève sera désavantagé par rapport à un autre qui, lui, l’utilise. L’iPad n’est plus un outil parmi tant d’autres, car il fait reculer l’apprentissage de ceux qui n’y ont pas accès.
La stratégie de la liste
Enfin, il reste une dernière stratégie prédominante utilisée par Karsenti, celle de la liste. Dans la majorité de ses articles, il dresse des listes impressionnantes des bienfaits et des avantages des TIC : 25 conseils pour accroître la persévérance scolaire par les technologies (2017), 40 principaux avantages de l’usage pédagogique de l’iPad en adaptation scolaire (2015).
En accumulant les uns à la suite des autres les points positifs et en utilisant les mêmes formulations, Karsenti a recourt à ce que Breton nomme la manipulation par la répétition :
La répétition crée de toutes pièces, artificiellement, du seul fait de ce mécanisme un sentiment d’évidence. Ce qui nous paraît étrange et sans fondement la première fois – parce que non argumenté – finit par paraître acceptable, puis normal au fil des répétitions. Cette technique crée limpression que ce qui est dit et répété [a], très en amont […] été argumenté. La répétition fonctionne sur loubli que lon na jamais expliqué ce quon répète[24].
Philippe Breton est clair à ce sujet, la manipulation par la répétition vient conditionner le sujet qui y est exposé. Ajoutons que les listes séduisent également par l’impression de clarté qu’elles suscitent.
En bref, nous avons pu déterminer, dans cette section, que certaines techniques mobilisées dans le discours pour une école numérique ont davantage pour effet d’orienter le lecteur ou la lectrice que de l’informer.

3.  Dynamismes imaginaires dans le discours technologique : entre progrès et déclin

Dans l’imaginaire technophile, la technologie revêt une valeur de gain. L’être humain voit ses capacités augmenter, il y a une plus-value, une valeur ajoutée. On accepte d’autant plus facilement ces moyens techniques et industriels comme une extension des facultés et des capacités si on les perçoit comme neutres et capacitants, si l’on pense qu’ils ne peuvent qu’améliorer nos aptitudes, scolaires et relationnelles : ils sont perçus comme très positifs. Cette perspective de l’humain augmenté se nourrit des technosciences (computationnelle, pharmacologique, etc.). Nous acceptons de plus en plus l’intervention mécanique ou moléculaire pour transformer la nature humaine et non humaine[25]. Les recours permanents aux signes de la puissance, du dynamisme et de l’action conditionnent le sentiment de pouvoir contrôler l’imprévisible. En outre, cet imaginaire binomial humain/machine est soutenu par un discours économique, libéral et capitaliste appelant à la maîtrise, par la prévision, des effets contingents : agir pour faire réagir, mais aussi pour activer. C’est pourquoi les technophiles s’expriment en termes d’efficacité, d’efficience, de multitâches, d’économie de temps, d’argent et d’énergie.
À l’inverse de cette posture en puissance, dans l’imaginaire technophobe, les capacités humaines sont diminuées par la machine ; l’idée de perte est particulièrement présente. En plus de l’aliéner, les technologies déshumanisent l’humain, elles le pervertissent dans sa nature profonde. En un mot, les technologies déterminent et conditionnent l’humain. C’est le sens véritable de l’aliénation. Dans l’imaginaire technophile, les technologies sont plutôt perçues comme des outils, des moyens pour atteindre quelque chose. Elles existent en dehors de l’Homo consumens qui en fait simplement de bons ou de mauvais usages.
Néanmoins, le sentiment de l’éparpillement est partagé par ces deux imaginaires. Nous assistons à un grand désordre à cause de la nature « néguentropique » de l’information et de la communication qui augmente indéfiniment sans porter le germe de son usure alors que les institutions sont entropiques, c’est-à-dire qu’elles tendent à disparaître, ou du moins à être transformées[26]. Le numérique est un pharmakon, dans le sens où l’entendait Platon dans Le Phèdre : il est à la fois remède et poison.
Pour faire face aux intrusions des industries numériques – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft (GAFAM) –, il faut dynamiser le principe de contradiction « si l’on veut tonifier l’imaginaire selon la conception germanique de la Bildung, qui désigne à la fois la tâche éducative, en tant qu’elle donne une forme à l’être, et le pouvoir de créer des images, de donner figure[27] ». Ou encore, comme l’écrit Jean-Jacques Wunenburger en citant Bachelard dans sa « poétique de la rêverie » : « [R]êver les rêveries et penser les pensées, deux disciplines difficiles à équilibrer[28] ».

Conclusion

La taylorisation programmatique des rapports communicationnels dans les contextes professionnels et scolaires conditionne, sature et colonise les esprits en provoquant un désenchantement du collectif, une perte de l’altérité, mais aussi une dévitalisation de l’esprit : « Dénoncer la tyrannie de l’audiovisuel signifie donc d’abord que l’on cherche à libérer l’image, à la sauver même. Car vivre sans images serait être coupé de toute possibilité de s’arracher au seul réel, de rêver autre chose, de déployer les significations latentes du monde trop souvent réduit à l’utile[29] ». En ce sens, « l’imaginaire permet de mimer, simuler, modéliser la réalité passée, présente ou à venir […] [d’élargir] le contact présent avec le monde en se réappropriant notre passé […] Il nous donne à penser la vie comme destin, mais il exprime aussi notre liberté qui consiste à ne pas nous adapter seulement au réel[30] ». Nous ne sommes pas statiques. Nous ne devons pas réduire les rapports normatifs à une simple adaptation réussie ou manquée.
Le temps passé devant les écrans sature l’esprit, l’empêche d’atteindre le seuil d’une pensée profonde, le désensibilise et l’hypertrophie dans un rapport à l’action qui ne laisse plus d’énergie pour la réflexion. L’esprit est alors détourné, il est empêché par ce corps sclérosé (toujours en flexion, plié, assis, recroquevillé) ; il se disperse parce que trop exposé aux écrans et à trop d’images de synthèse qui tuent l’image véritable, objective, à la fois intérieure et extérieure. On se contente de diffuser et de recevoir des informations décousues : « On blogue, on surfe, on texte, on twitte… le survol ![31] ».
L’inquiétante augmentation de troubles qui relèvent de la santé mentale en est un exemple manifeste : « Nos facultés qui nous rendent humains sont bien plus fragiles qu’il n’y paraît et elles nécessitent un environnement protégé pour se développer qui est aux antipodes de cette vie greffée sur des réseaux d’information[32] ». Réenchanter la vie, c’est aussi exiger le droit de rêver sans être conditionné par une logique concurrentielle, comparative et captative d’une gouvernance par les nombres.

NOTES
[1] Conseil supérieur de l’éducation, Éducation et nouvelles technologies. Pour une intégration réussie dans l’enseignement et l’apprentissage, Rapport annuel 1999-2000 sur l’état et les besoins de l’éducation, Québec, 2000, p. 126.
[2] L’auteur Michel Desmurget, dans La fabrication du crétin digital, Paris, Seuil, 2019, donne sur cette question de multiples références.
[3] OCDE, Connectés pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies, 2015, <http://www.oecd.org/fr/education/scolaire/Connectes-pour-apprendre-les-eleves-et-les-nouvelles-technologies-principaux-resultats.pdf>.
[4] Marc Crommelinck et Jean-Pierre Lebrun, Un cerveau pensant : entre plasticité et stabilité. Psychanalyse et neurosciences, Toulouse, Érès, 2017, p. 227.
[5] Ministère de la Santé et des Services sociaux, Programme Agir tôt, <https://www.msss.gouv.qc.ca/professionnels/jeunesse/programme-agir-tot/>.
[6] Dans le Dictionnaire historique de la langue française,  sous la direction d’Alain Rey, Paris, Le Robert, 2006, p. 2757.
[7] Hugo Couture, La santé mentale des enfants et des adolescents : données statistiques et enquêtes recensées, Études et recherches, Québec, Conseil supérieur de l’éducation, 2019.
[8] Voir Institut de la statistique du Québec, Enquête québécoise sur la santé des jeunes du secondaire 2016-2017, Tome 2, L’adaptation sociale et la santé mentale des jeunes, 2019, p. 139 et suivantes, <https://statistique.quebec.ca/fr/fichier/enquete-quebecoise-sur-la-sante-des-jeunes-du-secondaire-2016-2017-resultats-de-la-deuxieme-edition-tome-2-ladaptation-sociale-et-la-sante-mentale-des-jeunes.pdf>.
[9] Dans le film documentaire, Derrière nos écrans de fumée, de Jeff Orlowski (2020), on rappelle que plusieurs professionnels de la Silicon Valley restreignent sérieusement, voire interdisent les tablettes numériques à leurs enfants !
[10] <http://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/PSG/gouv-gestion_ress_inform_reseaux/Rapport_EvalProcessAcquis_OutilsTechnos.pdf>, p. 20 ;
Avis de la Commission de l’éthique en science et en technologie, L’éthique et les TIC à l’école : Un regard posé par les jeunes, Québec, 2015, p. 8.
[11] Thierry Karsenti et Aurélien Fievez, L’iPad à l’école : usages, avantages et défis. Résultats d’une enquête auprès de 6057 élèves et 302 enseignants du Québec (Canada), Montréal, CRIFPE, décembre 2013, <https://manuscritdepot.com/documentspdf/rapport_iPad_Karsenti-Fievez_FR.pdf>.
[12] Voir UNESCO, Éducation 2030. Déclaration d’Incheon et Cadre d’action pour la mise en œuvre de l’objectif de développement durable 4. Vers une éducation inclusive et équitable de qualité et un apprentissage tout au long de la vie pour tous, mai 2015, <http://www.unesco.org/new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/ED/ED_new/pdf/DRAFT-FFA-FR.pdf>.
[13] Par la suite, l’essentiel des propos est repris de ma thèse de doctorat intitulée Moralité, autorité, normalité : fondements épistémologiques et politiques des transformations éducatives dans les sociétés occidentales depuis le milieu du XIXe siècle, Montréal, UQAM, 2020.
[14] Anna Jaubert, « Dire et plus ou moins dire. Analyse pragmatique de l’euphémisme et de la litote », Langue française, vol. 4, n° 160, 2008, p. 105-116.
[15] Karsenti et Fievez, L’iPad à l’école, op. cit, p. 35.
[16] Simon Collin et Thierry Karsenti, « Les TIC en éducation : ni panacée, ni supercherie », Québec français, n° 166, 2012, p. 70.
[17] Auclair, op. cit., p. 352.
[18] Thierry Karsenti, Les écrans et les jeunes. 40 recommandations pour aider les parents, 2019, <file:///C:/Users/F%C3%A9licit%C3%A9/Downloads/40_Recommandations_pour_aider_les_parent.pdf>.
[19] Ibid.
[20] Pascale Breton, « La tablette numérique entre en classe », La Presse, 30 août 2012.
[21] Ibid.
[22] Thierry Karsenti et Olivier Bruchési, « Non les tablettes ne nuisent pas à la lecture », Vivre le primaire, vol. 28, n1, 2015, p. 22-24.
[23] Philippe Breton, La parole manipulée, Paris, La Découverte, 2000, p. 89.
[24] Ibid., p. 94.
[25] Nous pouvons lire dans un rapport de l’INESSS que « le Québec est la province où l’on observe le total de dépense par personne le plus élevé pour des médicaments d’ordonnance. La différence entre le Québec et le reste du Canada est de 35 %, ce qui équivaut à 1,5 milliard de dollars en dépenses supplémentaires [Smolina et Morgan, 2014] ». Institut national d’excellence en santé et services sociaux, Portrait de l’usage des médicaments spécifiques au trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) chez les Québécois de 25 ans et moins, rapport rédigé par Mélanie Turgeon, Québec, INESSS, 2017, p. 6, <www.inesss.qc.ca/fileadmin/doc/INESSS/Rapports/ServicesSociaux/INESSS-Rapport_TDAH_Qc.pdf>.
[26] Gilbert Durand, L’imaginaire. Essai sur les sciences de la philosophie de l’image, Paris, Hatier, 1994, p. 78.
[27] Jean-Jacques Wunenburger, L’homme à l’âge de la télévision, Paris, PUF, 2000, p. 120-121.
[28] Ibid.
[29] Ibid., p. 159.
[30] Ibid., p. 119.
[31] Crommelinck et Lebrun, op. cit., p. 227.
[32] Wunenburger, op. cit., p. 169.

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